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m'adressez, chère Madame, est toute dans la solution de cette difficulté. Un article de Revue est comme un mets de restaurat teur, servi un peu à la minute: le fond est le même partout où l'on vit sainement, mais l'assaisonnement varie; il faut ici celui du jour, du matin. Comment le deviner de si loin? Voilà ma seule crainte.

« J'ai eu le plaisir de dîner hier avec Lèbre; le soir, nous sommes allés à une première représentation de Scribe. C'était une de ses plus jolies pièces : j'ai peur seulement qu'elle n'ait paru trop mièvre et plus que badine à qui habite dans le Shah-Nameh et dans les épopées d'Orient. Enfin, c'était une de nos meilleures comédies depuis longtemps.

« Ce qui m'a fait moins plaisir à dîner, c'est qu'il n'avait pas de nouvelles à me donner de vous, ni des chers petits, ni du petit Charles, à qui j'ai pensé le jour baptismal et depuis.

<< Lèbre m'a fait lire l'article de M. Chavannes qui m'a touché beaucoup je tâcherai de remplir son desideratum sur la querelle d'Arnauld avec Jurieu (1). Je lui écris un mot que vous serez bien bonne de lui faire tenir.

<< Embrassez pour moi vos chers enfans, chère Madame. Je serre la main à Olivier et envoie des souvenirs aux amis d'Aigle et d'Eysins, et aussi depuis La Saraz et Bury, jusqu'à Crissier. »

<< Cher Olivier,

1 décembre 1840.

« Je recevais votre aimable lettre en même temps que Mme Olivier en recevait une de moi qui vous portait mes excuses. Ne faites jamais sur mon compte de telles suppositions, je vous en prie, dussé-je être le plus muet des amis. Il s'est opéré et il s'opère encore en moi des révolutions bien tristes: la joie du cœur a sombré, et le cœur aussi, je le crains, au moins pour un moment. Il existe encore, mais au fond de l'abîme, et je n'ai pas toujours le temps et le courage d'y plonger. Ma nouvelle position, au lieu de me procurer plus de loisirs, comme il serait rai

(1) Cette querelle portait sur l'article de la Transsubstantiation. « Arnauld et Nicole s'efforcèrent toujours de faire concorder le dogme de la Présence réelle avec l'explication cartésienne du témoignage des sens, ou du moins de montrer qu'il n'y avait point opposition : les ministres protestans en tiraient parti contre eux pour mettre leur bonnc foi en doute, et Jurieu les accusait d'être en cela tout autant cartésiens que catholiques. (Port-Royal, t. V, p. 352.) On voit par cette note que Sainte-Beuve tint compte de l'observation de M. Chavannes.

»

sonnable d'en prendre, ne fait que m'exciter à des travaux les plus divers, et je m'y livre pour m'étourdir, comme d'autres au jeu ou à la boisson. Je fais des articles, coup sur coup. Je me jette en plein cœur dans le gribouillage. Au moins, pendant ces courtes et fréquentes fièvres, le reste pour moi n'existe plus et je crois qu'on me couperait les pattes alors (comme aux rats en rut), que je ne m'en apercevrais pas.

<< Averti sur le mal, cher ami, vous me serez très indulgent. La politique est déplorable ici : tout le mal vient du Roi, qui croit que la France ne doit avoir aucune politique extérieure. «< La paix à tout prix (1), on m'accuse de vouloir cela, disait-il l'autre jour. Eh bien! qu'ils touchent à Strasbourg, et puis l'on verra! »>

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<< Grande parole, digne de Louis XIV et de Richelieu. O historien, qu'en dites-vous? Et celle-ci encore : « Vous venez d'Alsace, M. M..., on y est dans les meilleures dispositions : à la bonne heure! Allez, croyez-moi, l'Alsace vaut encore mieux que la Syrie.

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<< Thiers, à qui on fait maintenant tant de reproches, a été trop confiant, trop bon enfant, trop peu machiavélique. Les préjugés constitutionnels nous tuent. Guizot accepte tout et s'en vante: «< Personne n'est plus digne que lui à faire une reculade, » disait de lui Cousin. Quand il y aura la République, ce qui pourrait bien nous arriver, je m'en irai aussitôt d'ici, et m'enterrerai dans un clos du canton où pourtant je n'ai pas été et ne serai point, hélas! pasteur.

« Je voudrais avoir une occasion pour vous plus prochaine et plus solide que celle du mois de janvier. Je voudrais saluer mon filleul de quelque joujou. Embrassez-le et les chers aimés. Je baise les mains à Mme Olivier. A tous. Mme Olivier est-elle tout à fait bien? Amitiés particulières à M. Urbain et remerciemens touchés pour ses offres charmantes.

(1) Le 20 octobre de la même année, Antoine de Latour, qui était précepteur du Duc de Montpensier, écrivait à Ulric Guttinguer: «... Pendant que nous nous enfonçons sous ces sombres avenues de l'imagination, le canon semble vouloir recommencer la poésie de l'Empire, non celle de Lormian ou d'Arnault, mais celle de Napoléon, le scul poète de son temps. Aurons-nous la guerre ou la paix? Mon ami, ni l'un ni l'autre, je le crains. L'Europe me rappelle en ce moment la scène des deux Ours dans l'Ours et le Pacha, mais lequel des deux est le véritable ours, et lequel a le plus peur de l'autre? C'est ce que votre fils sait aussi bien que vous et moi. J'ai grand'peur que vous n'ayez trop raison et que nous n'entrions dans l'ère de barbarie. Cela vaudrait mieux que l'âge d'airain de la calomnie écrite. Après l'âge d'or, l'âge d'argent et l'âge de fer.» (Lettre communiquée par M. Gabriel Guttinguer.)

Dimanche, 27 décembre 1840.

« Je vais être pris d'ici au jour de l'an par un article peu amusant, sur P. Lebrun et sa Marie Stuart (1) qu'on vient de reprendre; mais c'est une dette à un souvenir d'autrefois. Je ne veux donc pas différer mon bonjour de l'An, dût-il vous arriver la veille: vous lui pardonnerez d'être si empressé. Je ne crois plus beaucoup, chère Madame, à des coquetteries d'amitiés, mais, de votre part, je crois avoir bien de la certitude à l'amitié et je serais fâché que le découragement atteignît jamais le fond; vous me répondez du contraire et j'y ai confiance. Nous sommes tristes ici; notre politique est bien humiliée; ç'a été une douleur pour ceux qui s'étaient laissé reprendre à un moment d'espoir et de sentiment national. En particulier je suis triste pour la Revue; Guizot menace Buloz de destitution, s'il ne se soumet; c'est d'un cynisme qui me révolte. Il me tarde d'être désintéressé dans tout cela et d'avoir mis mon bonnet de nuit final sur ces choses du moment. Cela viendra! Port-Royal achevé et l'Académie me mettront hors de tout. Alors seulement je serai vraiment sage, immobile et dans la suprême apathie. C'est le 7 janvier que se décide l'élection de Hugo et par suite les nôtres. On se remue fort pour et contre. A propos, nous ne sommes plus ennemis à mort: un cadeau de jour de l'an offert par moi et accepté par lui pour ma filleule (car j'ai là une filleule), nous a permis de nous donner la main, mais c'est tout (2).

« Il y a des siècles, c'est-à-dire des semaines, que je n'ai vu Lèbre, mais il est venu visiter ma mère très gentiment. Mickiewicz, que je n'ai pas vu encore, a commencé son cours, avec grande affluence, et un succès de fond qui s'accroîtra dans la forme : il y a eu pourtant, à ce qu'il paraît, à travers l'émotion du début et la gêne du langage, des momens d'éloquence. Le voilà bien posé et salué de tous illustre.

« J'ai revu George Sand qui m'a fort parlé de lui et un peu de vous. Avez-vous lu, chère Madame, son dernier roman ? Ditesm'en votre avis: on est assez partagé ici et la plupart sont très défavorables. Je sais pourtant un ou deux suffrages qui me font douter. Je n'ai rien lu et attends des autres le vent. Lamennais et Leroux ont fait aussi de gros livres de philosophie, qui ont eu

(1) Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1841.

(2) Sainte-Beuve était le parrain d'Adèle Hugo.

ici dans les salons une manière de succès de circonstance (1). Mais je vous ennuie de nos sornettes. Vous êtes plus sensés et plus heureux là-bas dans votre vie saine au coin de votre feu et sous l'arbre de Noël tout illuminé! Quelques vraiment beaux livres ! et les cimes immortelles en face, cela dispense et console de beaucoup. J'y reviens souvent en idée, en regret plus qu'en désir. Je ne désire plus. Être aussi pourtant avec vous quelque soir comme ceux que vous me peignez et que je sais, ce serait bien doux.

<«< Amitiés à tous, baisers aussi, oui, même à vous, mademoiselle Sylvie, qui ne pouvez plus fuir sur vos montagnes : il est vrai que je suis bien loin.

<< Adieu, chers amis.

<< Voici, chère Madame et amie, quelques petites commissions

encore.

<< D'abord remerciemens à l'excellent M. Monnard pour la note du Ronsard. J'ai oublié de lui donner l'adresse du libraire, M. Toulouse, que voici: rue du Foin-Saint-Jacques, no 8. Veuillez la lui transmettre bien copiée sans pattes de mouche. Et puis remerciemens à vous, cher Olivier, pour la note d'armoiries.

«< On va faire ici une petite édition des nouvelles de M. Töpffer de Genève : j'y mettrai une petite notice. J'ai besoin d'y citer deux strophes sur le Léman, ce lac sans mémoire... où ne fleurit pas le laurier. Mais mes Deux voix sont perdues, elles sont restées (hélas !) chez de jeunes personnes, chez qui j'ai laissé bien des choses tendres et des parties de moi-même. Il faut donc que de votre écriture, chère Madame, à pattes de mouche ou non, vous me rendiez copiées ces deux strophes.

« A vous.

« SAINTE-BEUVE. >>

(1) Lamennais venait de publier son Esquisse d'une philosophie, et Pierre Leroux son livre De l'humanité.

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LA

PHYSIOLOGIE DE LA TERRE

I

L'une des tendances les plus caractéristiques de la science moderne est de substituer partout les idées de filiation, de transformation progressive des choses, à l'ancienne doctrine de l'indépendance mutuelle et de la fixité des formes. C'est l'évolution opposée à l'incohérence, et dans nulle direction sans doute, les bienfaits de la nouvelle méthode n'ont été plus immédiatement tangibles, et plus évidens qu'en géologie; nulle part le renouvellement de la science n'a été plus radical et plus complet.

Tout le monde sait le magistral tableau tracé par Cuvier des vicissitudes antéhistoriques traversées, selon lui, par notre planète, et, même encore aujourd'hui, après la preuve si complètement faite que les événemens ne se sont point accomplis comme le supposait l'auteur du Discours sur les révolutions du globe, il est impossible d'échapper à la séduction de cette grande conception si magnifiquement exprimée.

Mais, si chacun de nous a pris plaisir à la lecture des pages de Cuvier et même si personne n'ignore les protestations qu'elles ont soulevées sitôt parues, il n'est pas inutile de faire remarquer que l'abandon de la doctrine cataclysmienne au profit d'une opinion toute différente a été surtout le résultat de son prodigieux

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