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REVUE MUSICALE

THEATRE DE L'OPÉRA: Le Fils de l'Étoile, drame lyrique en six tableaux; poème de M. Catulle Mendès, musique de M. Camille Erlanger. THEATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE: Le Jongleur de Notre-Dame, miracle en trois tableaux; poème de M. Émile Léna, musique de M. Massenet. Reprise de l'Alceste de Gluck.

L'opéra de MM. Catulle Mendès et Camille Erlanger a pour sujet la dernière et courte révolte du peuple juif contre la domination romaine, au temps de l'empereur Adrien; pour héros, Bar-Kokeba, chef politique et religieux de l'insurrection; pour héroïnes (elles sont deux, et le cœur du Fils de l'Étoile se partage entre elles), Séphora, qui représente l'amour pur, et Lilith, qui figure l'autre amour; enfin, pour dénouement, la défaite de Bar-Kokeba par les légions de Julius Severus et l'écrasement complet d'Israël.

Cela n'est que le fait et la pièce de théâtre; au dire du poète, la pensée ou le symbole est celui-ci : « Il y a, au commencement des peuples l'Amour et la Foi. Barbarement: le rut et le fanatisme. Capables encore de sursauts héroïques, les nations finissantes ne connaissent plus la foi ni l'amour. Est-ce donc que l'instinct d'aimer et l'instinct de croire sont tout à fait abolis en elles? Non; mais, rompues par les fatigues de l'effort et des chutes, elles se résignent à des accomplissemens plus voisins, plus faciles. Lâchement, mélancoliquement, splendidement aussi, à cause des phosphorescences de la décomposition au crépuscule (considérez Rome, Byzance, avant le plein jour de la rénovation chrétienne), il y a, à la fin des peuples, la Volupté et l'Illusion. Bassement la débauche et la sorcellerie. »

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« Mais le public, ajoute M. Catulle Mendès avec indulgence, le pu

blic n'est pas tenu de chercher ici l'« esprit » sous la « lettre ; » il lui est bien loisible de prendre garde seulement à l'affabulation plus ou moins intéressante de mon drame. » Nous ne vous cacherons pas que le public a paru profiter de cette permission.

Sur l'un des premiers exemplaires du Fils de l'Étoile, au début de chaque acte, on lit, en grosses lettres : « Épreuve. » Et ce terme n'est pas seulement d'imprimerie: il prend aussi le sens et la valeur d'un symbole. Il dit avec exactitude ce qu'est aujourd'hui la lecture d'abord, puis l'audition des opéras en général et en particulier de cet opéra, l'un des plus « éprouvans» que depuis longtemps il nous ait fallu subir.

La plupart des ouvrages représentés à l'Académie nationale de musique pourraient se partager en deux classes. Les uns, faibles, pauvres et vides, pèchent par défaut; les autres, au contraire, par excès: par la surabondance et la surcharge, par la prétention, la complication et le tapage. Le Fils de l'Étoile appartient à la seconde catégorie.

Que pourrions-nous dire d'une telle œuvre, que nous n'ayons déjà dit de bien d'autres, et, par exemple, d'Astarté, pour n'en citer qu'une, au hasard? Sans doute, entre les deux opéras, il siérait de faire quelques distinctions; mais elles disparaissent et se fondent dans la ressemblance générale, dans un commun parti pris de longueur, de lourdeur, de pathos et de frénésie : « L'éloquence continue ennuie; » mais la violence ininterrompue assomme, et quatre heures de paroxysme sonore sont difficiles à passer.

Le dernier moment est le meilleur, et, si vous avez la patience de l'attendre, il vous apportera quelque réconfort. La mort du héros et de la pure héroïne, la déploration que chante sur leurs cadavres unis, parmi les décombres du temple, le dernier des pontifes hébreux, tout cela ne manque ni de grandeur ni, - par exception, - de simplicité. La musique donne ici l'impression tragique, ou plutôt épique, de l'anéantissement d'un peuple et d'un pays. Mais il est trop tard, et l'extrême fin d'un pareil opéra n'en saurait faire oublier le reste, qui véritablement est affreux.

La carrière glorieuse et déjà longue de M. Massenet abonde en surprises. Il n'est rien qu'on ne puisse attendre du plus ondoyant de nos compositeurs. On croit parfois qu'il s'échappe, ou se dérobe, ou s'oublie. Il a des écarts et comme des fuites soudaines. Mais soudain aussi il se reprend, il se retrouve, il revient. Et le Jongleur de NotreDame est un de ces retours délicieux.

Légende, mystère, ou « miracle, » on peut nommer de ces trois noms l'histoire populaire et pieuse, à demi foraine et monastique à demi, du bateleur et musicien errant que la dévotion et la famine conduisirent ensemble au couvent. L'originalité et l'agrément du livret, pour une fois nous dirons volontiers du poème, tient à cette double vocation, à ce mélange de nature et de surnaturel, au partage du sujet et du héros, ou mieux du pauvre hère, entre la chair et l'esprit, entre la faim et la foi, entre le mysticisme le plus fervent et la plus humble humanité.

Voilà l'aimable et fine antithèse que la musique a su rendre avec mesure, avec goût. Elle en a fondu l'un et l'autre élémens dans une harmonie presque tout à fait exquise. On n'y trouverait guère à reprendre qu'une seule note: la dernière, un peu trop appuyée et qui se prolonge un peu trop. Mais cette erreur unique et finale est du poète, on le verra tout à l'heure, avant d'être du musicien.

Devant le monastère de Cluny, un beau matin de mai, Jean, le jovial et pieux jongleur, essaie d'attirer la foule par des tours innocens et d'honnêtes chansons. Il y réussit d'abord assez mal. On le berne, on le siffle, et le peuple, en veine de raillerie plus que de dévotion, réclame, pour être mis en joie, l' « Alleluia du vin. » A regret, et la faim, la faim seule et non le diable le poussant, le pauvret obéit; après avoir fait des excuses à Notre-Dame, qu'il vénère et chérit en son cœur, il entonne le bachique refrain.

A peine l'a-t-il terminé, que voici paraître, indigné, l'anathème à la bouche, le prieur du couvent. A Jean confus et contrit, il ne laisse qu'un espoir, il n'offre ou plutôt il n'impose qu'un refuge, le cloitre. La pénitence, au surplus, y sera douce on y mange, on y boit aussi bien qu'on y prie et les jours de jeûne y ont de savoureux lendemains. Voyez le frère cuisinier, Boniface, revient justement du marché, trônant sur son âne, parmi les victuailles et les flacons. Jean se décide à cette vue, et, l'appétit ayant achevé en lui l'œuvre du repentir, il pénètre en la retraite deux fois réparatrice, où le salut de son âme et celui de son corps lui sont également promis.

Le voilà donc novice, et fervent, et dévot à Marie autant que pas un de ses frères. Une seule chose l'inquiète et le chagrine. Peintres, sculpteurs, musiciens, tous ses compagnons servent par leurs talens et leurs travaux cette Vierge, que l'un d'eux a peinte, radieuse et comme vivante, pour la chapelle du couvent. Mais lui, le pauvre Jean, qui ne sait même pas sa prière en latin, lui seul ne peut présenter à Notre-Dame que l'offrande, à son gré trop modeste, de son âme recon

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naissante et de son visage refleuri. C'est peu, quoique le frère cuisinier, que son humble besogne rend indulgent et bon, assure que c'est assez. Mais Jean a résolu d'essayer davantage et d'honorer la Vierge à sa manière, à sa leste manière d'autrefois, que sa piété fera pieuse et qui peut-être ne sera pas méprisée.

Un soir donc, il se glisse dans le sanctuaire, où, devant la Madone, et pour elle, il reprend, avec son costume, ses jeux, ses tours et ses refrains de jongleur. Les moines, accourus au bruit, s'exclament et s'indignent; frère Boniface, lui seul, s'émerveille et s'attendrit. Jean ne les a pas entendus. Emporté, ravi par le vertige de sa mélodieuse et bondissante oraison, il ne voit même pas d'abord le miracle qui la consacre et la récompense. L'image de la Vierge s'anime et s'éclaire; du front sacré l'auréole descend et se pose sur le front ruisselant, pour le rafraîchir et pour le couronner. Épuisé de fatigue, mais enivré d'amour et de joie, le jeune homme s'arrête; il s'affaisse doucement et, voyant enfin le ciel s'ouvrir, il sourit et meurt.

Il meurt longuement, bercé par le cantique, un peu facile, d'anges trop attendus, et ce moment de faiblesse ou de fadeur gâte la conclusion d'une œuvre à cela près exquise. La mort même du héros, eûtelle été plus brève, était de trop. Elle n'est pas à la mesure, pas dans le ton du sujet, qu'elle dépasse et dépare. Les deux conteurs qui nous avaient déjà, l'un en prose et l'autre en vers, conté la naïve légende, MM. Anatole France et le vicomte de Borrelli, s'étaient gardés de cette exagération. Ils avaient dénoué le nœud léger d'une main plus légère. Le poète avait dit :

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Tous la virent, quittant le haut du tabernacle,
Descendre jusqu'au sol en un glissement doux;
Puis, le parvis atteint, y marcher comme nous.
Et lui, l'humble, pour qui se faisait un miracle,
La regardait venir, en ployant les genoux.

Et, comme il restait là, secoué jusqu'aux moelles,
Blanche, dans le reflet des vitraux de couleur, —

La belle dame au front auréolé d'étoiles

Essuya, de l'ourlet auguste de ses voiles,

La sueur qui perlait aux tempes du jongleur (1).

Au théâtre même, en dépit de prétendues convenances dramatiques, qui ne sont ici que des conventions, il ne fallait pas d'autre

(1) Rimes d'argent, par M. le vicomte de Borrelli; Paris, A. Lemerre.

conclusion. C'est par ce geste seul, délicieux de grâce et de sobriété, qu'il était nécessaire et suffisant de finir.

Mais, la fin exceptée, l'œuvre de M. Massenet est une chose charmante. Dans une forme, ou sous des espèces légères, elle contient à la fois la poetical et la practical basis, comme disent nos confrères anglais ce que nous appelons, nous, le sentiment et le style d'un grand artiste qui ne fut jamais lui-même (je songe à ce qu'il y a de meilleur en lui) avec plus d'abandon et de naturel, plus d'aisance et de sincérité.

Le sujet du Jongleur ne comportant pas de figure féminine, le mu sicien de Manon, d'Esclarmonde, de Thais, de Sapho, de Grisélidis, a dû pour une fois renoncer à l'amour. Il a bien supporté cette abstinence. Mais, à défaut d'amour, sa musique a su trouver encore le moyen de s'envelopper, de s'imprégner de tendresse. Tendresse religieuse d'abord, et religieuse avec simplicité, avec pureté, c'est-à-dire avec des mérites ou des vertus peu communes. On ne relèverait dans le présent ouvrage ni une exagération, ni une équivoque. Le rôle entier de Jean ne contient pas la moindre faute de goût, pas la plus légère erreur de sentiment ou de langage. Alors même que la dévotion, comme il arrive une ou deux fois, s'y élève, s'y échauffe jusqu'à la passion véritable, celle-ci demeure sacrée, et, par exemple, à la fin de la chaleureuse invocation : Vierge, ô mère d'amour! il suffit de la franchise d'une modulation et d'une cadence, non pas certes pour en éteindre ou seulement pour en refroidir, mais pour en sanctifier la ferveur.

Au-dessous de cette page qui forme en quelque façon le sommet lyrique du rôle, il y aurait à noter mille traits, mille nuances, qui dessinent le caractère et le colorent, qui lui donnent, jusque dans le détail et par le détail même, la vérité et la vie. Au premier acte, ce sont les excuses du jongleur à la Vierge, débitées ou balbutiées timidement sur un contre-chant d'orchestre gros de soupirs et de regrets; c'est, au second acte, un épisode analogue et plus développé : c'est Jean se déclarant le dernier et le plus indigne, au moins le plus inutile de ses frères. Ceux-ci lui répondent en se moquant et la scène, traitée en dialogue, sur des modes et des rythmes changeans, forme un petit chef-d'œuvre tantôt d'ironie indulgente et tantôt de naïve contrition. Il arrive même que de moindres choses n'aient pas moins de signification. Louons, ce sera justice, l'aimable et pittoresque légende de la sauge, de la fleur plus modeste et plus secourable que la rose, qui ne refusa pas, comme sa sœur orgueilleuse, d'ouvrir sa corolle pour y recevoir l'enfant divin et fugitif. Mais signalons surtout, au

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