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il a affirmé en avoir la preuve, et il ne l'a pas fournie : l'opinion est fixée sur son compte. Le cas des Chartreux est tout différent. Ils n'ont pas cherché le scandale, ils ne l'ont pas provoqué, ils n'ont accusé personne. L'un d'eux a dit au juge d'instruction tout ce qu'il savait, à savoir qu'un « homme obscur » était venu leur demander de l'argent et qu'ils l'avaient refusé. Cet « homme obscur » leur en a nommé quatre plus connus. Ils n'ont voulu désigner ni les uns ni les autres, soit parce qu'ils n'avaient pas une certitude suffisante du caractère sérieux de la tentative, soit pour ne pas jeter le soupçon sur des hommes qui sont peut-être innocens, et qui ont été compromis à leur insu. Les Chartreux n'ont jamais dit que telle personne fût coupable et qu'ils pouvaient le prouver. Dès lors, que leur reprochet-on? Toute la meute ministérielle se déchaîne contre eux. Il est trop évident que c'est une diversion qu'elle cherche, en vue de détourner l'attention des points que l'enquête a tirés de l'ombre et qui sont définitivement acquis. On comprend que les amis du ministère aiment mieux parler des Chartreux. Ceux-ci, de l'autre côté de la frontière où ils ont cherché un refuge, suivent avec une tristesse mêlée de dédain le développement de cette affaire, qui s'est passée à propos d'eux, à côté d'eux, mais en dehors d'eux, et dont ils ne savent peut-être pas beaucoup plus que nous. Sans doute ils auraient mieux fait de ne rien dire du tout; ou bien, après avoir commencé de parler, ils auraient mieux fait de tout dire, s'ils n'avaient consulté que leur intérêt. Mais comparer leur cas à celui de M. Besson est une calomnie à laquelle ne croient même pas ceux qui l'ont inventée.

Si nous savons peu de chose sur la tentative de corruption, nous en savons trop sur beaucoup d'autres faits que l'enquête a mis au jour. Il arrive parfois qu'un médecin appelé en consultation ne trouve pas chez le malade les symptômes de la maladie qu'il craint d'avoir, mais en trouve de différens et de plus graves. N'est-ce pas ce qui arrive ici? Tant mieux s'il n'y a pas eu de tentative de corruption, et tant pis s'il y en a eu une: mais c'est un de ces malheurs dont on peut se consoler. Qu'elle ait eu ou non son effet, la corruption n'atteint jamais qu'un petit nombre de personnes, au milieu d'un corps politique ou social, qui peut rester sain. On extirpe l'abcès, et c'est fini. Le mal est plus redoutable quand il est répandu dans l'organisme tout entier. Que faut-il penser de ces hauts fonctionnaires et de ces ministres qui se disent mutuellement: Vous mentez! qui présentent effectivement et soutiennent sur les mêmes faits les versions les plus différentes, et qui, derrière les faits que nous apercevons, font croire

qu'il y en a de pires encore, par la passion qu'ils mettent à se déchirer plutôt que de les avouer? Ils s'embarrassent dans leurs affirmations et leurs dénégations, s'embrouillent, se coupent, se contredisent eux-mêmes! Que dire d'une magistrature qui reconnaît elle-même n'être pas indépendante, et qui le prouve d'une manière si évidente? Que penser d'un juge d'instruction dans le cabinet duquel on entre sans frapper, pourvu qu'on s'appelle Edgar Combes? Que croire d'un «< intérêt supérieur » qui exige, au risque d'interrompre par là le cours naturel de la justice, le silence sur le nom d'un M. Chabert, parce qu'il a versé 100 000 francs au comité Mascuraud? Quelles sont donc les relations de ce comité avec le ministère, et du ministère avec ce comité? Toutes ces questions, et vingt autres encore, se pressent dans l'esprit, où ils ne laissent que confusion et que malaise. Certes, il vaudrait mieux qu'il y eût quelques coupables dont on ferait justice, que tant d'hommes inconsciens, inconsistans, défaillans et menteurs, une magistrature sans liberté, un gouvernement en rapports équivoques avec un comité en rapports lui-même avec des gens d'affaires, qui ne font pas de politique, mais qui font des versemens. Que de points obscurs! que de choses suspectes et louches! Nous comprenons que les ministériels s'efforcent de détourner nos regards de tant d'objets inquiétans et douloureux pour les fixer sur les Chartreux. Mais que nous importent les Chartreux, et n'ont-ils pas d'ailleurs quitté la France? C'est de la France elle-même et de ceux qui y sont restés que nous nous occupons. Que la commission poursuive sa tâche. La corruption, quand elle prend la forme d'une tentative directe, ne laisse généralement pas de traces derrière elle, et il a toujours été à craindre que la commission ne la cherchât en vain. Mais elle a trouvé autre chose, et qui sait si elle ne contribuera pas à un assainissement du corps politique? En tout cas, son devoir est de ne rien négliger pour cela.

FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIÈRE.

RÉFLEXIONS HISTORIQUES

SUR

MARIE-ANTOINETTE"

(1)

Au Comte ***.

Je prie mon ami de lire ce petit ouvrage avec attention, mais sans indulgence et même avec sévérité. Il y a trop longtemps que je souffre d'entendre toujours joindre aux sentimens de pitié qu'on ne peut refuser à la malheureuse Reine ce terrible mais qui détruit tout intérêt ; c'est ce mais que j'attaque, parce que je le trouve injuste. Mon ami le croira sans peine, parce qu'il me connaît les calomnies qu'on répand contre moi ont été ce qui

(1) En poursuivant les recherches relatives à mes travaux sur les émigrés, j'ai trouvé, parmi les nombreux documens mis à ma disposition avec une bienveil lance et une libéralité dont je ne saurais être trop reconnaissant, divers écrits inédits du roi Louis XVIII. C'est l'un d'eux, composé en novembre 1798, que je présente aux lecteurs de la Revue, et non certes le moins curieux, historiquement parlant.

La lettre à un ami, qui précède cet opuscule, est surtout intéressante parce qu'elle en attesterait l'authenticité, si la preuve à cet égard ne résultait formellement de ce fait qu'il est entièrement écrit, comme la lettre elle-même, de la main du Roi. On y voit, d'autre part, que, tout en souhaitant garder l'anonyme, Louis XVIII tenait extrêmement à ce que son ouvrage fût publié. Nous n'avons pu découvrir les motifs qui entravèrent l'exécution de sa volonté. Mais le fait est que le manuscrit est demeuré intact sous l'enveloppe qui le recouvre encore aujourd'hui et sur laquelle un des secrétaires de la Cour de Mitau a tracé cette ligne : « Manuscrit du Roi pour justifier la mémoire de la Reine. »

TOME XXII.

1904.

ERNEST DAUDET.

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m'a déterminé à mettre enfin sur le papier un ouvrage dont tous les matériaux étaient depuis longtemps dans ma tête. Je me suis dit : «< Vengeons la mémoire de celle qui fut mon amie; peutêtre mériterons-nous qu'une meilleure plume venge un jour la mienne. » D'ailleurs, je me fais peut-être illusion, mais je crois avoir été dans la position qui met le plus en état de remplir ce pieux office.

Longtemps assez mal avec elle, son ami dans les derniers temps, mais jamais dans la classe de ceux qui possédaient sa faveur, elle me disait beaucoup de choses, presque tout, et ne me consultait jamais. De cette manière, j'ai pu l'examiner avec soin, mais avec impartialité, parce que je n'ai eu ni à rougir, ni à me glorifier d'aucune des choses qu'elle a faites, et je puis en parler sans prévention. Aussi je me suis attaché à dire toujours la simple vérité. J'ai remarqué que le défaut ordinaire de ceux qui entreprennent la défense de quelqu'un est de toujours tout louer en lui, ou de taire ce qu'ils ne peuvent pas louer. Cette manière prévient le lecteur contre l'ouvrage et fait souvent plus de mal que de bien au client. J'ai suivi une route différente; j'ai franchement avoué les torts de mon amie, parce que je crois que sa mémoire peut les supporter; mais je me suis cru permis d'excuser ce qui est excusable et de jeter au moins des doutes sur ce qui ne le serait pas, si les faits étaient prouvés. J'espère obtenir par là que le lecteur se dira: J'ai jugé un peu trop vite, et s'il le dit, j'ai gain de cause. Quant aux calomnies, je les ai attaquées de front et avec d'autant plus de force que l'impartialité dont j'ai fait profession m'en donne le droit.

Le titre que j'ai choisi me donnait celui de ne raconter que les choses nécessaires et ôte à mon ouvrage la sécheresse d'un mémoire apologétique. Si j'avais, comme j'y pensais d'abord, intitulé l'ouvrage : Vie ou bien Essai sur la vie de Marie-Antoinette, il aurait été étranglé si je n'avais uniquement parlé que d'elle, et, si j'avais aussi parlé des événemens, il aurait fallu ou l'écarter souvent de la scène et diminuer par conséquent l'intérêt que je veux au contraire concentrer sur elle, ou la présenter comme mobile de beaucoup de choses, ce qui n'aurait rien valu, on ne le lui a que trop reproché.

Le voile de l'anonyme m'était bien nécessaire. Outre que mon nom à la tête de l'ouvrage suffirait pour lui faire perdre son crédit, j'y parle trop librement pour me faire connaître.

J'avais envie de prendre pour épigraphe ces charmans vers de Pétrarque qui vont si bien à la Reine et à moi :

Non la conobbe'l mondo, mentre l'ebbe,

Conobbi l'io, ch'a pianger qui rimasi

Mais j'ai craint qu'elle ne m'ôtât le vernis d'impartialité et jai préféré un passage fort connu de Tacite qui doit, à mon sens, produire l'effet contraire.

Enfin, je livre mon ouvrage, fait de mon mieux, à mon ami, avec plein pouvoir de tailler, de rogner, même de brûler; mais, dans ce dernier cas, comme ce serait la faute de l'auteur, je demande que l'ouvrage soit refait, car je tiens à ce que mon but soit rempli et que ma malheureuse amie soit défendue autrement que par l'emphatique chevalier de Mayer, ou par un autre dont j'ai oublié le nom et qui ne nous a donné qu'un recueil d'anecdotes d'antichambre. Lorsque celui-ci aura passé au creuset, il pourrait être copié et envoyé à Thauvenay (1), qui n'en connar trait pas l'auteur, mais qui saurait que j'en désire l'impression Il pourrait le faire imprimer chez Fauche, comme un ouvrage qui lui aurait été envoyé de France, ou du moins de partout ailleurs que de Mitau; il se chargerait des frais d'impression, nous réserverait un certain nombre d'exemplaires et abandonnerait le reste à l'imprimeur; ensuite, il s'entendrait avec M. Baudus (2) pour faire connaître l'ouvrage, lorsqu'il serait imprimé, par la voie du Spectateur du Nord.

(1) M. de Thauvenay, agent du Roi à Hambourg. - E. D.

(2) Amable de Baudus, qui fut longtemps attaché, et jusque sous la Restauration, au ministère des Affaires étrangères. Ayant émigré en 1791, il avait fondé à Hambourg le Spectateur du Nord, revue périodique trimestrielle.-E. D.

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