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AU-DESSUS DE L'ABÎME

PREMIÈRE PARTIE

I

La journée de leçons, d'étude, de surveillance, de promenade à pas comptés avec les élèves, de rapports minutieux à la directrice, la longue journée d'esclavage avait pris fin. Tout le pensionnat dormait. Seule, dans sa chambre, Françoise Desprez passa la main sur son front d'un geste de lassitude et se laissa tomber, plutôt qu'elle ne s'assit, devant la table en bois blanc où brûlait une petite lampe. L'existence de cette lampe représentait une infraction au règlement sévère de la maison. Les maîtresses étaient tenues de coucher au dortoir, chacune d'elles ayant la charge matérielle d'un petit nombre d'enfans. Par privilège spécial, Françoise occupait cette cellule qu'un lit de fer, si étroit qu'il fût, remplissait à moitié. Elle n'avait accepté, que sous condition de garder la liberté des nuits, le maigre salaire moyennant lequel toutes les minutes de son temps, de sept heures du matin à neuf heures du soir, devaient appartenir à Mile Delapalme. C'était le nom du chef d'institution, un chef autoritaire et intransigeant, encore qu'il portât des jupes et eût figure de vieille fille. Françoise ouvrit un pupitre dont elle examina le contenu avec la peur que des fouilles indiscrètes y eussent été pratiquées en son absence; puis après quelques minutes d'hésitation pendant lesquelles la plume resta suspendue

entre ses doigts,

d'écrire.

timidement, comme à regret, elle cominença

« Il y a longtemps, madame, que je veux vous envoyer toutes les excuses que je vous dois, mais la honte de mon apparente ingratitude m'a toujours retenue... Ne croyez pas que j'aie oublié aucune de vos bontés. Vous avez voulu me faire beaucoup de bien. M'en avez-vous fait réellement? Cette question va encore vous offenser et cependant je vous jure qu'elle n'implique rien qu'un grand mépris de moi-même. J'étais munie de toutes les armes nécessaires à la lutte, et, au dernier moment, j'ai craint de m'en servir. Pourquoi? Si vous le permettez, nous chercherons ensemble... Mais ne parlez plus comme vous l'avez fait une fois, dans la discussion qui nous a séparées, de caprice, de lâche défaillance. Le fait est que j'ai dépassé vingt-cinq ans, et que le sentiment de n'avoir pas encore commencé à vivre m'accable au point de me donner parfois l'envie de mourir tout de bon...

«Oh! je vous entends... un peu de prostration nerveuse qu'il fallait vaincre par des toniques au lieu de m'y abandonner.. C'est ma faute, si, munie de brevets, je n'ai pas su, en sortant du lycée, me créer une carrière... les concours, l'agrégation s'imposaient. Soit! Mais je ne puis que vous le répéter: sur le point de me transformer à tout jamais en rouage de l'enseignement universitaire, la grande route qui s'ouvrait devant moi m'est apparue tout à coup si aride, si monotone et en même temps si cruellement hérissée d'obstacles que j'ai pris de préférence le plus incertain des chemins de traverse, justement parce qu'il était incertain, parce qu'on avait chance d y rencontrer un peu d'imprévu. Que ce fût déraisonnable, ridiculement féminin, je vous l'accorde... J'ai peur d'être très femme dans le sens le plus humiliant du mot. Et je suis en outre, songez-y, une campagnarde, avec la haine instinctive des grands murs et du pavé des villes.

<< Mes plus chers souvenirs, malgré tout ce qu'on a fait pour m'élever, sont encore ceux de la ferme de mes grands parens, où j'ai passé les premières années de ma vie dans la liberté inconsciente d'un brin d'herbe, et ensuite toutes mes vacances. Ah! s'ils existaient encore, les chers vieux!... Il me semble, riez pas, je sais bien que là comme ailleurs je serais dépaysée... c'est une chimère, mais si douce! il me semble que j'irais

ne

leur demander de me reprendre, de me laisser partager leurs travaux, pour lesquels j'étais faite, n'en déplaise aux illusions dont s'est bercé mon pauvre père, illusions que vous avez, madame, généreusement encouragées.

<< Parce qu'une petite fille réussissait à l'école de son village, ɔn l'a enrégimentée dans un lycée où elle ne s'est pas sentie heureuse. La réprobation de beaucoup de gens de chez nous a pesé sur moi, je les ai vus se détourner de la lycéenne, de même que je les avais entendus auparavant reprocher à mon pauvre père ce qu'ils appelaient son indigne soumission à une autorité sans Dieu.

<< Vous avez connu mon père au temps de ces injustices, vous l'avez plaint, vous avez excusé en lui l'aigreur, les rancunes contre lesquelles à la fin il ne put se défendre, vous vous êtes intéressée à nous. Votre estime a consolé mon père. Aussi combien, pour cela, je vous aime! Cependant je vous ai désappointée. Vous ne trouvez en moi rien de commun avec les étudiantes de votre pays dont l'exemple, quand vous me parliez d'elles, excitait autrefois ma vive émulation. C'est qu'alors, moi aussi, je me croyais plus forte que je ne le suis réellement. Pardonnez-moi. Mon pauvre père m'a manqué trop tôt. Il m'aurait fallu le devoir et la douceur de travailler pour quelqu'un; la crainte que j'aurais eue de lui infliger un crève-cœur m'eût soutenue coûte que coûte; j'aurais fait tout au monde pour qu'il fût heureux. Maintenant, à quoi bon les sacrifices?...

<< Non que je veuille trop me défendre. En ces dernières années, depuis que votre protection s'est retirée de moi, j'ai passé d'une misérable place à une autre, sans aucun profit, bien au contraire. Tout le monde me juge inconstante et maladroite. Une de mes anciennes compagnes, qui, elle, a poussé jusqu'à l'école de Sèvres, m'a rendu visite l'autre jour; elle est toute ardeur, toute vaillance et m'a reproché assez durement d'avoir dérogé. Jamais fourmi ne railla la pauvre cigale avec plus de logique. Je ne sais pourtant si je l'envie, sachant par d'autres exemples ce que c'est que l'existence du fonctionnaire femme dans une ville inconnue, loin des siens, en butte à des jalousies, à des passe-droits de toute sorte, sans compter les calomnies. N'importe, j'étais bien petite auprès de cette victorieuse!

<< Maîtresse d'histoire et de littérature dans un pensionnat dont la règle étroite ressemble fort à celle d'un couvent, peuh!...

Car c'est là en effet que j'ai échoué. L'Institut Delapalme n'a de laïque que le nom. Aussi m'y regarde-t-on d'un mauvais œil tout en m'utilisant. Ancienne lycéenne, libre penseuse,... personne n'en doute! Comme la Sévrienne rirait de ces préventions à rebours!

«<- Nos lycées dédaignés, m'a-t-elle dit, forment des intelligences et des caractères; on le sait dans l'autre camp et on leur emprunte des engins de guerre pour les combattre.

« Il est de fait qu'ici le personnel enseignant, sauf quelques professeurs qui viennent du dehors, se recrute à grand'peine, d'autant que notre directrice exige que les maîtresses soient en même temps pour les enfans de véritables « mères, » c'est-àdire des bonnes, leur rendant tous les services matériels imaginables. Moi-même, dans ma classe de grandes filles, je suis l'équivalent du pion de collège. Le dédommagement c'est de me sentir libre malgré tout... Je puis rompre ma chaîne du jour au lendemain, je puis croire encore que quelque chose arrivera, que je m'échapperai d'une manière ou d'une autre, tandis qu'à la porte de l'Université, j'aurais laissé l'espérance, un devoir accepté m'eût définitivement retenue. Je n'ai pas accepté mon devoir présent, bien que je le remplisse de mon mieux jusqu'à nouvel ordre, mais c'est en attendant... Quoi ?... Je ne sais, hélas! J'ai déjà essayé de beaucoup de choses: en cinq ans, j'ai traversé tous les cercles de l'enfer pédagogique; j'ai aidé à attiser ces abominables fours où l'on chauffe les examens à grand renfort de manuels, sans développer chez les élèves l'initiative ni la réflexion; j'ai habité des homes intellectuels où de jeunes étrangères sont étrillées à grands frais; j'ai subi beaucoup de déboires. Eh bien ! si pénibles qu'ils aient été, je ne regrette pas le professorat dans un lycée de province, et encore moins le métier de répétitrice dans un lycée de Paris. Vraiment, à en croire mes fantaisies d'oiseau sur la branche, on dirait que la lignée de maîtres d'école dont je sors du côté paternel m'a légué la satiété, le dégoût de l'enseignement. Cependant, que faire si je n'enseigne?

« L'insatiable curiosité que m'inspirent la nouveauté des rencontres et la diversité des caractères m'a laissé quelquefois supposer que je pourrais écrire. Mais rien de ce que je jette sur le papier à mes rares momens perdus ne me satisfait. Quand j'ai fini de noter mes ennuis mesquins, mes aspirations absurdes qui ne peuvent intéresser personne, je n'ai plus rien à dire.

Mes lectures me reviennent alors en réminiscences, que j'aurais tort de prendre pour de l'inspiration, et il me semble que mon style a aussi peu de relief que ma vie. Avant de poursuivre une forme d'art quelconque, il faut avoir au moins regardé autour de soi. Et ce que j'ai vu en allant chaque matin de la maison de famille où vous vouliez bien payer ma pension, au lycée où j'étais boursière, n'était pas bien heureusement suggestif. Depuis lors, le spectacle même du Quartier Latin m'a manqué. Il ne me reste plus que celui de la misère, que je recherche volontiers avec le désir, trop peu efficace, d'aider plus malheureux que moi. Si je fais un peu de bien aux misérables, ils m'en font davantage: ils m'ont souvent appris la résignation. Mes bons momens sont encore ceux que je passe les jours de sortie à la « Maison maternelle » où une autre de mes camarades, Marthe Granger, donne gratuitement ses soins à de petits enfans...

« Ce besoin inassouvi de voir, de sentir, de me développer de la vraie manière, en vivant, me ramène à la prière que je voulais vous adresser. Les vacances sont proches. Tandis que d'autres rejoindront leur famille, je me sentirai une fois de plus seule, si seule, réduite à m'occuper des rares élèves étrangères qui ne sortent pas. Si, dans votre entourage, il se trouvait une famille qui voulût recevoir pour ces deux mois d'été une gouvernante, une dame de compagnie, que sais-je ? et l'emmener hors de Paris en échange de ses loyaux services, parlez de moi. Vous me connaissez aussi bien, peut-être mieux que je ne me connais moi-même. Vous savez, j'espère, que je ne suis pas incapable de dévouement. Mon ambition serait d'assister, fût-ce de la coulisse, au spectacle du monde. La routine, le règlement, la monotonie des jours, je voudrais secouer tout cela. Par exemple, une dame agréable et bienveillante qui me prendrait pour lectrice, pour secrétaire... Oh! entendre quelques conversations entre gens qui pensent, voir autre chose que l'alignement des bancs dans la classe, le réfectoire où l'on fait silence pour écouter une lecture inepte, la cour plantée où j'ai à surveiller le croquet, le jardin aux allées droites où je sais que mes promenades solitaires sont épiées d'un œil attentif par la patronne, si recommandable d'ailleurs, qui me soupçonne d'avoir un mauvais esprit! Pensez-y, chère dame, ajoutez cette faveur à beaucoup d'autres, n'abandonnez pas celle que vous appeliez si affeetueusement votre petite France. »

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