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n'y a pas de code humain qui puisse prévaloir contre l'ordre divin. On ne divorce pas des sacremens. Devant Dieu, j'étais toujours l'épouse de cet homme dont mon fils porte le deuil. Nous avons passé outre, et je n'ai plus de fils! Maintenant, cet homme est mort. Je suis libre. Dieu, qui nous a tant punis, nous donne une occasion de réparer notre faute. Nous pouvons revenir à lui, nous marier religieusement... Dis-moi que tu y consens, mon Albert, que tu feras de moi ta femme devant l'Église... Dis-le-moi!... Sinon, je ne vivrai plus. J'aurai trop peur de perdre Jeanne aussi, je ne sais pas comment. Mais j'aurai peur... C'est en son nom, au nom de notre fille, que je te supplie...

Je m'attendais à cette demande, répliqua Darras. Une extrême tristesse s'était répandue sur ses traits, cette mélancolie vaincue que l'on éprouve au chevet d'un être chéri, soudain terrassé en pleine convalescence par une rechute aiguë du mal qui a failli l'emporter et dont on l'a cru guéri. Je m'y attendais, répéta-t-il, et je ne t'en veux pas. Tu viens de tant souffrir. Tu es trop excusable de ne pas apercevoir notre vie sous un angle exact. Je n'essaierai plus de te rien démontrer. Tu me prêtes des partis pris, là où j'applique simplement le plus vulgaire sens commun. Tu réfléchirais froidement cinq minutes, tu reconnaîtrais la première que notre histoire avec Lucien n'est qu'une suite d'événemens très ordinaires, comme il en surgit tous les jours, entre un fils de vingt-trois ans et ses parens, dans les ménages les plus catholiques... En revanche, je ne m'attendais pas que tu me fisses cette demande, au nom de notre fille ! Tu n'as donc pas compris quelle signification emporterait à l'égard de cette enfant un mariage religieux, entre nous, ses parens, aujourd'hui? Quand tu m'as dit, l'autre semaine, dans une crise d'exaltation, que nous n'étions pas mariés, tu as pu constater ma révolte Ce n'était pas à moi seul que je pensais en protestant contre ce blasphème, c'était à Jeanne. C'est elle encore à qui je pense en ce moment. Nous marier à l'église, maintenant, après que nous avons vécu ensemble tant d'années, mariés civilement, ce serait déclarer qu'à nos yeux le mariage civil, en effet, n'est pas un mariage, et que, par conséquent, notre enfant n'est pas légitime. Et cela, avoue que tu ne le penses pas...

Je ne le pense que trop, dit la mère, et j'en tremble de terreur pour elle.

Et tu ne sens pas ce qu'il y a d'insensé, pour ne pas dire plus, dans une idée qui te fait considérer comme coupable la naissance de cette enfant sur le berceau de laquelle nous n'avons échangé que des mots de dévouement, de fidélité, de tendresse? -Ce que je sens, parce que je le sais, parce que je le crois, c'est que nous n'avions pas le droit de l'avoir!

Je ne te permettrai pas de parler ainsi, s'écria Darras, même dans l'égarement du chagrin... Gabrielle, - continua-t-il avec une irritation grandissante et qu'il n'arrivait plus à maitriser, - souviens-toi de ton émotion quand tu m'as dit que tu espérais être mère et de l'émotion sacrée que nous en avons ressentie! Rappelle-toi les rêves que nous avons caressés à deux, ici même, pour cette enfant! Ce devait être une fille. Nous devions en faire notre joie et notre fierté... Rappelle-toi encore comme nous avons été tristes, quand, après sa venue, nous avons espéré celle d'un fils et notre regret que notre famille se fût arrêtée là! Et maintenant...

Maintenant, interrompit-elle, je n'ai plus cette joie et cette fierté, c'est vrai... Je ne les aurai plus jamais. Je me suis humiliée sous l'épreuve... Je suis brisée pour ce qui me reste de vie. Il dépend de toi, Albert, que j'aie dans cette misère un peu de consolation. Je l'aurai, si j'ai la paix de la conscience par les sacremens, si je me confesse et si je communie, et surtout si je puis vous embrasser, ma fille et toi, sans remords. Il me faut de la force, vois-tu, pour supporter l'idée de la déchéance de mon fils et de l'existence qu'il va mener avec cette créature. Je n'en trouverai que là. Si tu m'aimes, ne refuse pas, ne discute pas. Tu avais rêvé de m'épouser quand j'étais une jeune fille. Alors, ce mariage eût été certainement religieux, et tu y aurais consenti. Tout ce que je te demande, c'est de faire aujourd'hui ce que tu aurais fait alors. Tu ne m'auras jamais donné une plus grande preuve d'amour, et j'en ai tant, tant besoin !...

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N'insiste pas davantage, répondit-il, d'une voix plus impatiente encore, c'est inutile. Si je t'avais épousée jeune fille, j'aurais accepté cette condition du mariage à l'église que tes parens auraient exigée. Je ne l'aurais pas fait sans une grande lutte intérieure. A cette époque, je ne croyais pas plus que je ne crois à présent, et ces concessions de conscience sont toujours funestes. C'est d'elles que sont faites ces hypocrisies de

mœurs qui prolongent indéfiniment les pires mensonges sociaux... Mais, à ce moment-là, ce mariage n'eût signifié qu'un préjugé de ta famille et que ma complaisance. Il n'aurait pas constitué un outrage à tout un passé d'honneur et de loyauté. Voilà ce qu'il serait aujourd'hui, la condamnation publique et solennelle de notre vie commune, le désaveu de notre ménage actuel. Je ne me ferai pas, même pour te plaire, le renégat de cette vie dont, moi, jegarde la fierté, si tu m'empêches d'en garder la joie... Es-tu ma maîtresse? suis-je ton amant, pour que nous ayons à nous marier, après avoir vécu ensemble? Non, tu n'es pas ma maîtresse. Tu es ma femme. Non, je ne suis pas ton amant. Je suis ton mari. Jamais, jamais je ne nous infligerai, à toi et à moi, cette flétrissure. Jamais je n'insulterai ainsi notre foyer.

- Tu préfères le détruire! dit-elle, presque sauvagement. Oui, si tu me refuses ce mariage religieux, tu l'auras détruit. Je n'y resterai pas. Je le sens. Je ne le pourrai pas. Vivre avec toi, porter ton nom, t'appartenir, et n'être pas ta femme devant Dieu quand rien ne s'y oppose que ton orgueil, je ne le supporterai pas. Je l'ai supporté....... · - avec quelle douleur, depuis tant de jours!... - parce qu'il y avait l'obstacle invincible. Je me disais je fais ce que je peux de mon devoir de chrétienne dans des conditions plus fortes que ma volonté. A présent, si tu continues à me dire non, il faudra que je parte, que je m'en aille. Réponds, me laisseras-tu m'en aller?... Pourquoi? Tu parles d'outrage, de flétrissure? Quel outrage y a-t-il dans la célébration d'une cérémonie qui nous était interdite, qui nous devient permise? Quelle flétrissure dans un mariage qui, pour toi, puisque tu ne crois pas, ne signifie rien? Je te le répète, si tu me refuses, c'est que l'orgueil chez toi l'emportera sur l'amour. Rien que l'orgueil! Tu ne veux pas que ton incroyance ait cédé devant ma foi.

Et quand ce serait?..... répliqua-t-il. Quand, en effet, je considérerais comme une lâcheté de feindre des idées que je n'ai pas ? Les convictions qui sont les miennes, je ne me les suis pas faites par caprice. Je ne les ai pas adoptées par intérêt. Elles expriment le plus profond de ma pensée, le plus intime de ma conscience. Je n'ai pas seulement le droit, j'ai le devoir absolu d'agir d'après elles, puisque, pour moi, elles sont la vérité. Me marier à l'église, alors que je suis marié, et par la loi, depuis douze ans, et que j'ai considéré ce mariage comme suffisant, comme complet, c'est déclarer que je reconnais au catholicisme une valeur que je ne

lui reconnais pas. Quand je donne la main à un homme, ce n'est qu'un geste, mais que je ne ferais pas si je méprisais cet homme. Ce n'est qu'un geste aussi, me diras-tu, que de paraître devant un prêtre, avec toi. Mais ce geste implique une adhésion à un dogme que je sais faux, à une hiérarchie que je sais mensongère, à des pratiques que je sais funestes. C'est déjà trop qu'une promesse, arrachée par toi à mon amour, m'oblige à voir ma fille grandir parmi ces erreurs... N'essaie pas d'abuser de ma loyauté sur ce point, car ce n'est que de la loyauté! Ne me tente pas d'y manquer!... Finissons donc une conversation qui n'a pas de sens. Nous avons déjà d'assez réels motifs de chagrin, sans nous en créer d'imaginaires.

Ce n'est pas ton dernier mot, Albert? implora-t-elle. Si tu ne crois pas, avec tes idées de justice et de tolérance, tu ne peux pas vouloir m'empêcher de croire.

Quand t'en ai-je empêchée? répondit-il durement.

- Mais tu m'en empêches, gémit-elle, en me contraignant de vivre avec toi dans des rapports que la religion me défend. Moi, s'écria-t-il, moi, je te contrains?... Et toi, que fais-tu donc en prétendant m'imposer une démarche que mes principes me défendent?

Ah! protesta Gabrielle, comment peux-tu comparer? C'est toi-même qui les as choisis, tes principes, toi-même qui les interprètes. Que tu me sacrifies ce que tu avoues toi-même n'être pour toi qu'une question de forme, en continueras-tu moins ta vie? Au lieu que moi, si je. continue à demeurer avec toi comme ta femme, ne l'étant pas, car je ne la suis pas, je ne la suis pas, entends-tu, je suis hors de l'Église! Les sacremens me sont interdits! Je ne peux pas avoir de vie religieuse!... Je te le répète, continua-t-elle avec un sombre désespoir, je ne le supporterai pas, je m'en irai.

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Eh bien répondit Darras hors de lui, tu t'en iras!... Mais, et la féroce tyrannie de l'homme exaspéré passa dans son accent, si tu t'en vas, sache bien les conséquences de ta révolte. Je te laisserai aller. Je ne t'enverrai pas le commissaire pour te faire rentrer. Mais je garderai ma fille... Quand nous nous sommes mariés, nous avons conclu un pacte. Tu t'es engagée à être ma femme, et moi, je me suis engagé, si nous avions un enfant, à consentir qu'il fût baptisé et élevé catholiquement. Il te plaît aujourd'hui de dénoncer ce pacte. Soit!

Tu dis que tu n'es pas ma femme. Tu parles de partir? Soit encore! Mais je redeviens libre de mon engagement. Je reprends Jeanne. Elle est à moi. Le Code me la donne. Le pacte est dénoncé, donc je l'élève d'après mes idées.

Tu ne ferais pas cela, s'écria la mère. Tu n'en as pas le droit. Tu m'as tant dit que le premier des devoirs était le respect de la conscience! Tu ne toucheras pas à celle de ta fille.

Je lui en donnerai une autre, répondit le père. Je la ferai grandir dans la vérité, au lieu que, toi, tu la nourris de chimères, et moi, par scrupule, je ne m'y suis pas opposé! Je vois aujour d'hui combien j'ai déjà été coupable envers celui qui l'épousera plus tard, si les impressions de son enfance doivent jamais reparaître et la séparer de son mari!...

Tu lui enlèverais sa foi?... dit Gabrielle. Mais enlever sa foi à un être sans défense, c'est un crime, Albert; un crime abominable.

Es-tu bien sûre que ce n'en soit pas un de la lui avoir donnée ?... répliqua-t-il. Ah! prends garde. Ne réveille pas en moi cette pensée, qui m'a hanté si souvent, qu'il n'y a pas de promesse contre la vérité et que, par suite, je n'aurais jamais dû promettre ce que j'ai promis... Mais non!... J'ai promis: je tiendrai. Seulement à la condition qu'ayant promis, toi aussi, tu tiennes. Je ne veux plus jamais entendre parler de mariage religieux, tu m'as bien compris, jamais. Tel tu m'as épousé, tel je reste; si tu observes ton engagement, j'observerai le mien; si tu y manquais ja mais, si tu réalisais ce projet de départ, j'agirais comme je t'ai dit. - Même à la veille de sa première communion?

- Elle ne la ferait pas, voilà tout, répondit-il plus durement, et ce serait tant mieux!... Mais, encore un coup, finissons-en. - Il regarda sa montre et dit: - Deux heures et quart, je suis attendu à mon bureau. Quand je rentrerai, j'espère te trouver plus sage. Adieu...

Pour la première fois peut-être depuis qu'ils habitaient cette maison, il sortit sans avoir mis un baiser sur le front de sa femme, sans l'avoir même regardée. Il venait, dans l'emportement d'une colère où ses peines de ces derniers jours s'étaient comme déchargées, de prononcer des mots trop violens pour qu'il n'en éprouvât pas un regret. Il avait passé du petit salon dans sa chambre afin d'y prendre son pardessus et son chapeau.

TOME XXII. 1904.

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