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mais, ajoutait-il, il faudrait que la Prusse fût agrandie en proportion (1). » Un royaume guelfe, qui rendrait l'Angleterre maîtresse de l'Allemagne orientale, de l'Allemagne maritime, de la Hollande et des Pays-Bas, lui donnerait les bouches des fleuves du Weser à l'Escaut, n'était point pour déplaire à Londres; mais on n'y voyait pas d'un œil aussi favorable l'agrandissement de la Prusse.

Cependant les Prussiens déclaraient leur besoin pressant d'argent et d'armes. « La crainte d'une paix séparée entre la Russie et la France hante comme un spectre le gouvernement anglais, » écrit l'envoyé russe, Lieven. Les Anglais se décidèrent à fournir des armes à la Prusse, persuadés que, sans la Prusse, la Russie ne s'engagerait pas à fond. Castlereagh relut-il alors les anciennes notes de Pitt? Quelque chose de l'âme de cet implacable ennemi de la grandeur française s'infiltra dans l'âme de ses successeurs. La seule espérance de hâter la chute du colosse, la crainte de manquer l'occasion, de décourager l'Europe en retardant la vengeance et la curée, triomphèrent de leur mauvaise humeur contre l'Autriche et de leur peu de confiance dans la Prusse. Lord Cathcart suivait le quartier général d'Alexandre. Le lieutenant général Charles Stewart, frère de Castlereagh, fut accrédité près du gouvernement prussien. Le dessein général qui les guida ne fut pas autre chose que le plan de Pitt en 1805, le fond des articles secrets du traité du 11 avril : ils allaient remonter aux conditions de la veille d'Austerlitz, c'est-à-dire au refoulement de la France dans ses anciennes limites et, par voie de conséquence, au renversement de Napoléon. Or, à cette même époque, en avril 1813, au moment où l'Angleterre se dispose à traiter avec la Prusse, l'idée de réduire la France à la limite de l'Escaut avait été exprimée par les Russes et par les Prussiens, et c'est dans ce sens qu'il faut entendre les alliés, quand ils parlent de limites naturelles, ou de limites légitimes de la France.

ALBERT SOREL.

(1) Instructions pour le baron de Jacobi, Breslau, 26 mars 1813.

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LE DRAME

DANS

L'ÉPOPÉE

CELTIQUE

Dans sa magistrale étude sur la Poésie des races celtiques, - la seule esquisse d'ensemble qui ait encore été tentée jusqu'à présent de la littérature de ces peuples, Renan, après avoir passé en revue les divers genres où les Celtes se sont exercés, conclut en ces termes : « Peu de races ont eu une enfance poétique aussi complète que les races celtiques : mythologie, lyrisme, épopée, imagination romanesque, enthousiasme religieux, rien ne leur a manqué. »

Rien ne leur a manqué? Mais ne semble-t-il pas, et sur la foi de cette énumération même, qu'il leur a manqué une chose capitale, une chose essentielle, le théâtre? C'est aussi bien ce qui ressort de tout l'article. Ou plutôt, ce qui paraît établi jusqu'à l'évidence par cet article, ce n'est pas seulement que le théâtre a manqué aux Celtes, c'est encore, c'est surtout qu'il ne pouvait pas ne pas leur manquer. Quel est, en effet, le portrait que Renan nous trace de l'âme celtique? C'est une âme solitaire, retranchée du monde, sans besoin ni désir de communication avec le dehors, condamnée dès lors à s'alimenter de sa seule substance: « Elle a tout tiré d'elle-même et n'a vécu que de son propre fonds. » De là son originalité, sans doute, mais aussi sa faiblesse un individualisme ardent, fermé, sinon hostile, à tout ce qui dépasse le cercle de la famille, du clan, de la tribu; l'incapacité de sortir de soi, de se mêler à la vie sociale, de s'accommoder au temps, de se plier aux évolutions nécessaires,

conditions de toute existence et de tout progrès. Pour maintenir une intégrité illusoire, elle s'est usée à lutter contre l'inéluctable, dans une opposition stérile, sans espoir et sans issue. Ainsi s'explique la tristesse dont ses chants sont empreints, tristesse, non point révoltée ni farouche, mais plaintive et résignée, comme il convient à des natures douces, passives, « essentiellement féminines. » Une sensibilité toute en profondeur, une imagination exaltée jusqu'au vertige, voilà ses dons. Ce sont les dons d'une race élégiaque, d'une race lyrique. << Dans le grand concert de l'espèce humaine, dit Renau, aucune famille n'égala celle-ci pour les sons pénétrans qui vont au cœur. »

Mais n'est-ce pas nous avertir par là même que le génie dramatique lui est totalement étranger? Et, si l'art du théâtre est, de tous les arts littéraires, le plus objectif, le plus impersonnel, si la première vertu qu'il exige du poète, c'est la faculté de réaliser en soi, puis de projeter au dehors, en autant de créations distinctes, les « dix mille âmes » dont parle Coleridge à propos de Shakspeare, n'est-il pas évident a priori qu'un tel art n'a pu qu'être ignoré d'une race toute subjective, d'une race qui n'a jamais su, de l'univers, que sa propre âme et qui s'est enivrée de ses songes au point de les tenir pour la suprême, pour l'unique réalité? La conclusion, en effet, s'impose. Mais il reste à vérifier dans quelle mesure cette race est bien telle qu'on nous la dépeint.

Non pas, certes, que l'admirable étude de Renan ne soit vraie, d'une vérité générale. Nul n'était mieux qualifié que lui pour saisir et fixer jusqu'en leurs plus délicates nuances les caractères d'un groupe ethnique dont il demeurera probablement le type le plus achevé et, comme on dit, le plus représentatif. Mais, précisément parce qu'il fut une expression si complète de sa race, — c'est-à-dire de la plus individualiste des races, il n'a pas été sans pécher plus d'une fois par excès d'individualisme. Volontiers il se mire lui-même dans l'histoire; volontiers il prête aux figures qu'il anime les traits de sa riche personnalité. Ou je me trompe fort, ou il a pareillement défini l'âme celtique d'après un modèle tout intérieur et tout personnel. Voyez les mots qui reviennent sans cesse sous sa plume: voluptés solitaires de la conscience, charmante pudeur, grâce de l'imagination, délicatesse de sentiment, idéal de douceur et de beauté posé comme but suprême de la vie, tout, jusqu'à cette féminité qui lui

paraît «< essentielle » (1) à la race, tout, dis-je, contribue à nous donner des Celtes une peinture renanisée.

Joignez que l'article sur la Poésie des races celtiques porte nécessairement sa date. A l'époque où Renan le composa (2), les monumens de cette poésie étaient encore mal connus. Ceux mêmes que l'on connaissait n'en présentaient qu'une image souvent mensongère, presque toujours inexacte. Des deux principaux recueils de textes dont Renan put consulter la traduction, l'un, celui des Mabinogion, avait dépouillé, en passant par l'anglais de lady Guest, la saveur robuste et parfois un peu violente de son bouquet original. Quant à l'autre, le Barzas-Breiz (3), bien que son authenticité n'eût pas encore été sérieusement contestée, sa valeur documentaire n'avait pas laissé d'inspirer des doutes à Renan lui-même, comme en témoigne certaine note où l'on voit qu'il flaira la supercherie longtemps avant que Luzel ne l'eût ouvertement dénoncée.

Si l'article sur la Poésie des races celtiques avait été rédigé quelque quarante ans plus tard, il est à croire qu'il nous eût donné de l'« enfance » des Celtes un tableau tout différent. En l'espace de ces quarante années, l'étude des littératures celtiques s'est, on peut le dire, renouvelée de fond en comble. Les travaux des Gaidoz, des d'Arbois de Jubainville, des Loth, des Ernault, des Dottin, pour ne parler que de la France, ont jeté sur la physionomie de ces peuples une lumière qui en accuse singulièrement le relief. Au lieu d'une race douce, timide, isolée dans son rêve et dédaigneuse de l'effort, voici surgir, au contraire, des natures véhémentes, passionnées, presque brutales, avides d'action, ivres de mouvement et de bruit.

Parcourons les longues listes d'épopées que nous ont conservées les manuscrits irlandais du XIe siècle. La seule inspection des titres a déjà son éloquence. Ce ne sont que Feis, « fêtes, » Longes, « navigations, » Cath, « combats, » Orgain, «< massacres, » Togail, « prises de forteresses, » Tain, razzias de << bestiaux, » Aithed, Aithed, « << enlèvemens de femmes. » Que si l'on pénètre dans les récits, on est transporté dès l'abord en pleine

(1) Essais de morale et de critique, p. 385.

(2) L'article sur la Poésie des races celtiques parut dans la Revue des Deux Mondes du 1 janvier 1854.

(3) Barzas-Breiz. Chants populaires de la Bretagne recueillis et, publiés par Th. de la Villemarqué, 2 vol. in-8°; Charpentier.

barbarie, une barbarie fastueuse et superbe. La société apparaît uniquement fondée sur la guerre. On se bat à tout propos et hors de propos; on se bat entre chefs de peuples, on se bat entre particuliers; et, lorsque l'on a fini de se battre, en ce monde-ci, c'est pour recommencer dans l'autre. Un hymne irlandais célèbre en ces termes Labraid, roi des Morts:

Salut, Labraid, rapide manieur d'épée!

Le plus brave des guerriers, plus fier que les mers!...
... Il recherche les carnages, il y est très beau!...

O toi qui attaques les guerriers, salut, Labraid (1)!

Les honneurs se mesurent à la bravoure le guerrier le plus vaillant est roi, et, parmi les artisans, l'artisan suprême est l'ouvrier du fer, le forgeur d'armes. Sur le même rang que les héros figurent les druides et les filé; les premiers, parce que leuis incantations magiques sont toutes-puissantes contre l'ennemi; les seconds, parce que leurs chants exaltent les courages et confèrent l'immortalité. La fonction du poète même est une fonction belliqueuse.

D'autre part, la guerre faisant une large consommation d'hommes, le souci de chaque famille est d'engendrer le plus possible d'enfans mâles. Toute la législation irlandaise du mariage est dominée par cette préoccupation. Et c'est ainsi qu'à côté de l'union durable, il y a l'union temporaire, l'union annuelle. On prend une compagne pour un an, puis on la cède à qui la veut acheter. Car la femme s'achète : son tarif, fixé par les lois, équivaut en moyenne au prix de trois bêtes à cornes (2). Vainement chercherait-on dans ces rudes épopées ce culte idéal de la femme, si prôné par Renan, encore moins cette délicatesse et ce mystère que les Celtes ont, à l'entendre, portés dans les choses de l'amour. C'est en regardant de sa fenêtre, un jour d'hiver, écorcher dans la neige un veau dont un corbeau vient boire le sang, que tressaille et s'émeut pour la première fois le cœur de la belle Derdriu: « Le seul homme que j'aimerai, s'écrie-t-elle, aura ces trois couleurs les cheveux noirs comme le corbeau, les joues rouges comme le sang, le corps blanc comme la neige (3). » Survient juste à point un des fils d'Usnech,

(1) H. d'Arbois de Jubainville, l'Épopée celtique en Irlande. (2) Ibid.

(3) Id., ibid,, p. 225.

Cf. J. Loth, les Mabinogion, t. II, p. 70-71.

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