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— Il suffit qu'il puisse se repentir, répondit Gabrielle, et s'unir pour son sacrifice aux mérites du Sauveur... C'est toute la foi chrétienne que ce rachat des pauvres pécheurs que nous sommes, par les douleurs qu'a subies pour nous l'homme-Dieu. Les gestes et les paroles du prêtre ne sont que le moyen du sacrement. Oh! continua-t-elle d'un ton exalté, toi qui aimes tant les idées élevées, comment n'admires-tu pas du moins celle-là, même sans y croire? Cette bonté d'en haut toujours prête à nous pardonner, quoi que nous ayons fait, pourvu que nous l'implorions au nom de ce Juste qui a voulu mourir, afin que nous vivions, et nous ne vivons que par lui!....

Nous ne vivons que par notre conscience, interrompit Darras. Tu me demandes pourquoi je n'admire pas cette conception, même sans y croire? Parce qu'elle est la négation de la conscience, précisément. Ce Sauveur, comme tu dis, c'est la victime substituée, c'est-à-dire le dogme d'injustice, s'il en fut jamais.

Non, interrompit Gabrielle avec plus de passion encore, mais le dogme d'amour, de l'amour infini.

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Ne discutons pas, mon amie!... dit Albert, puis, après un silence, lui prenant les mains et du ton d'un reproche si tendre, si indulgent — Que nous étions heureux quand nous pensions de même!... Tu les regrettes pourtant, ces longues soirées où chacun de nous ne prononçait pas un mot qui n'eût son écho dans l'esprit et le cœur de l'autre, où nous nous aimions tant!...

- Nous penserons de nouveau de même sur tous les points, répondit-elle avec exaltation, j'en suis sûre, bien sûre... Cette fois nous serons dans la vérité. Quant à t'aimer, je t'ai trop prouvé à quel point je t'aimais, et pourtant je t'aimerai plus encore, bientôt, comme je ne t'ai jamais aimé, parce qu'alors j'en aurai le droit...

Que signifiaient exactement ces obscures paroles? Darras cut trop peur de le comprendre. Il ne provoqua pas un commentaire que Gabrielle ne lui donna point. L'élan qui l'avait ramené vers sa femme s'était brisé du coup. Il laissa retomber ces petites mains fiévreuses qui venaient de serrer les siennes d'une étreinte où il avait moins senti l'étreinte de l'amour, que celle d'une volonté résolue à en conquérir une autre. L'implacable aversion qu'il professait pour le système de croyances représentées par l'Église avait soudain remué dans son cœur. Il

venait d'avoir l'évidence qu'il s'était mépris sur la gravité de la crise religieuse subie par sa femme. Il ne s'agissait pas seulement d'un effroi superstitieux produit par les événemens de ces derniers jours: la querelle du beau-père et du beau-fils, et l'égarement obstiné de celui-ci. C'était vraiment la Foi qu'il avait devant lui, le phénomène moral le plus déconcertant, le plus irritant pour des esprits de la structure du sien. La lutte entre les espèces, cette inflexible loi de l'univers animal, a sa correspondance exacte dans le monde des idées. Certaines mentalités constituent de véritables espèces intellectuelles qui ne peuvent pas durer à côté les unes des autres. Se rencontrer, pour elles, c'est s'affronter, c'est se déchirer. Les convictions qui semblent les plus abstraites sont des principes vivans tout prêts à déployer contre des principes adverses une énergie destructive. Cet appétit de combat arrive bien vite à mettre en jeu toute la personne. En fait, penser d'une manière trop opposée sur quelques points essentiels, c'est toujours se haïr, s'aimât-on d'autre part aussi tendrement que Gabrielle et Albert. Celui-ci sentit se réveiller en lui cette hostilité, bien voisine d'être cruelle, qu'il avait éprouvée la semaine précédente à la première confidence de sa femme. Il eut, cette fois encore, la force de se dompter. L'aurait-il au prochain conflit, et quand elle formulerait en termes positifs l'exigence qu'elle avait dissimulée sous ces termes encore vagues: «< parce qu'alors j'en aurai le droit? » Il eut peur qu'elle ne se laissât entraîner jusque-là dès aujourd'hui. Brusquement, pour éviter un pareil entretien en ce moment où il se possédait à peine, il prétexta la nécessité, absolument invraisemblable à cette heure, d'une course oubliée, et il sortit de la chambre, puis, quelques minutes plus tard, de la maison, sans qu'elle eût essayé de le retenir. Tandis qu'il s'en allait, droit devant lui, à travers les rues, dans l'ombre, trompant, par une marche forcée, l'agitation violente où l'avait jeté ce bref entretien, elle, immobile sous la lampe, les mains croisées devant son métier qu'elle ne touchait pas, se demandait quand elle aurait le courage de prononcer une certaine phrase. Elle l'avait eue sur les lèvres et le libre penseur l'y avait lue assez distinctement pour en appréhender avec terreur la menace informulée. La mort l'avait affranchie de l'ancien lien. Elle pouvait devenir la femme d'Albert devant Dieu, l'épouser religieusement. L'insurmontable obstacle avait disparu. Était-il possible que le père de

Jeanne, et qui permettait cependant que leur fille fût élevée catholiquement, refusât à la mère ce mariage à l'église, consécration suprême.de leur foyer? Elle se répondait que non, et cependant la crainte lui serrait le cœur... S'il refusait pourtant, que devenir?...

Cette sensation, commune à tous les deux, qu'une des données essentielles de leur vie venait d'être modifiée par cette mort inattendue du premier mari, eut pour effet de suspendre, durant quelques jours, la discussion, qu'ils savaient l'un et l'autre inévitable, sur ce mariage religieux. Ce recul devant cet entretien, d'une suprême importance pour l'avenir de leur ménage, ne procédait pas chez elle et chez lui de la même cause. Comment Albert eût-il provoqué une conversation qui supposait que cet événement avait modifié ses rapports avec sa femme, alors que son orgueil s'efforçait de ne pas l'admettre? Pour lui, Gabrielle avait été sa femme du vivant de Chambault. Chambault mort, elle l'était toujours, dans des conditions qu'il voulait considérer comme identiques. Ce n'était pas le veuvage qui l'avait affranchie, c'était le divorce. Gabrielle, au contraire, venait, à ses propres yeux, de devenir libre par le veuvage. Elle était sortie de cette équivoque du divorce dont elle avait tant souffert ces derniers mois. Sortie?... Pas entièrement, puisque le lien qui l'attachait à Albert n'était encore que cette union civile qui, pour sa conscience actuelle, ne comptait plus. L'idée d'être mariée enfin, à cet homme qu'elle aimait tant, du seul mariage auquel elle crût maintenant, la soulevait d'une espérance si douce qu'elle en avait peur. Elle désirait si vivement obtenir de lui ce consentement qu'elle hésitait à le lui demander. Elle ne se le dissimulait pas l'état actuel ne pouvait durer. Il fallait qu'ils s'expliquassent. Elle ne voulait pas douter du succès de sa démarche, et cependant elle la remettait... A quel moment?... Pourquoi?... Tous les jours, des hommes qui ne croient pas, acceptent d'épouser chrétiennement une jeune fille qu'ils aiment et qui ne consentirait pas à être leur femme en dehors du sacrement. Ils ne se regardent pas comme déshonorés. Elle se tenait ce raisonnement, se démontrait qu'il en serait de même pour Darras. Puis, la connaissance qu'elle avait de ce caractère de Darras la contraignait de sentir l'incertitude de cette analogie, quand il s'agissait de lui. La perspective de la résolution à prendre

છે.

s'il n'acceptait pas de régulariser leur ménage l'accablait à l'avance. Elle s'efforçait de ne pas y penser. Pendant toute cette semaine qui s'écoula, entre le départ de son fils et son retour, elle remit chaque matin au soir et chaque soir au lendemain cette bataille décisive. Elle trouvait une excuse à sa faiblesse dans les préoccupations qu'elle gardait, à travers ses propres troubles, sur l'issue des difficultés avec ce fils, suspendues seulement par son funèbre voyage à Villefranche. Il lui avait annoncé sa visite dès son retour. Elle s'attendait qu'à ce moment-là, il renouvelât sa demande d'une autorisation qui maintenant dépendait d'elle seule. Elle avait une telle habitude, et depuis tant d'années, de toujours s'appuyer sur Albert dans les circonstances importantes, que la perspective d'aborder cette lutte sans être en plein accord avec lui, la déconcertait par avance. Il était préférable que cette affaire de son opposition légale à ce mariage de Lucien eût été réglée d'abord. La mère était d'ailleurs bien inquiète du changement de plus en plus accentué de Darras à ce sujet sur lequel elle l'avait vu si net, si passionné, avant la visite place François-Ier et la rencontre avec Mile Planat. Un travail s'accomplissait en lui. Dès le lendemain de ce soir où la lettre de faire-part avait provoqué cette conversation, prologue assuré d'une autre plus grave, elle avait eu une seconde preuve du travail en train. Elle lui avait demandé s'il ne convenait pas de faire venir leur notaire pour bien arrêter les mesures à prendre, la mort du père ayant annulé l'autorisation donnée par lui.

- A quoi bon froisser Lucien?... avait répondu Darras. Mais oui. Attends sa visite. Tu agiras en conséquence. Il ne peut rien faire sans toi... Vois-le venir... Pour toi-même, il vaut mieux n'avoir pas créé de nouvel incident. Nous avons aujourd'hui deux années pleines devant nous, jusqu'à ce qu'il puisse te faire des sommations.

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Deux années? avait répété la mère. Mais comment vontelles se passer, ces deux années? Il a une fortune maintenant. Cette fille ne lâchera pas sa dupe.

- J'aurais pensé comme toi avant d'avoir vu Mile Planat. Mon sentiment de la justice m'empêche de croire, sans des preuves plus indiscutables, qu'elle soit fausse et intéressée. Je te l'ai dit tout de suite. Son regard, sa voix, son attitude, ses paroles, tout chez elle m'a étonné. C'est un grand principe, vois-tu, qu'il faut avoir le courage de réformer ses jugemens quand on s'est

trompé, dût-on s'humilier soi-même... Nous aurons bientôt une occasion de savoir très exactement à quoi nous en tenir. Elle a de l'influence sur Lucien, c'est certain, une immense influence... Nous verrons comme elle l'emploiera... J'ai causé avec elle. Au cas où Lucien lui aurait menti sur nos intentions, elle est renseignée maintenant. Je lui ai dit ce que tu pensais et ce que je pensais. Si elle a un peu de noblesse dans sa façon de sentir, elle tiendra à honneur de ne pas laisser durer le malentendu qui a fait partir Lucien... Cette fortune dont tu parles a du moins un avantage : c'est un prétexte tout trouvé pour qu'il s'établisse chez lui, sans que cette vie à part constitue une rupture avec nous.

Tu n'espères donc plus qu'il rentrera ? avait-elle demandé. Tu en paraissais si convaincu? Tu me l'avais tant promis?... J'en étais sûr alors... Je le suis moins, pour une raison qui doit plutôt calmer tes inquiétudes. J'ai cru qu'il reviendrait tant que j'ai été persuadé de l'indignité de cette femme... Mais si l'enquête entreprise sur elle ne produit rien? S'il n'y a rien en effet dans son passé ? Je t'assure que je commence à croire qu'il n'y a rien.

Et quelques jours plus tard:

- J'ai eu des nouvelles de la place Beauvau. La réponse est arrivée de Clermont. Les témoignages recueillis là-bas sont una'nimes. M11 Planat n'y a donné durant ses études que des exemples de travail et de bonne tenue. Son histoire à Paris a été colportée avec rage par les quelques professeurs et les étudians cléricaux de l'Université, précisément parce qu'elle avait été irréprochable durant sa préparation à ses examens, qu'elle les avait passés très brillamment... et l'on connaissait ses idées et celles d'un oncle qui l'a élevée, un des chefs des socialistes de la ville. Il reste à recueillir les renseignemens sur sa vie au Quartier Latin. Ce sera plus long... Si l'on ne trouve rien non plus de ce côté-là. en dehors de cette liaison qu'elle avoue, ma conscience m'obligera de me donner tort vis-à-vis de Lucien.

Tu ne me conseilleras pas de consentir à son mariage?... dit la mère.

Je te conseillerai de parler à ton fils en toute franchise, comme nous avons fait la première fois. Moi-même je lui dirai mes doutes actuels, comment ils me sont venus, pour quels motifs j'ai pensé d'abord d'une manière, puis d'une autre. Nous serons en droit alors de lui demander qu'il patiente ces deux années, et

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