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étudié; c'est l'âge de fer du genre humain, c'est l'âge d'or des oppresseurs. Il n'a manqué aux tyrannies de ce temps-là que l'art de s'accorder entre elles, et de ne point affaiblir, par leurs dissensions, la ligue toute-puissante qu'elles avaient formée contre les peuples. L'antiquité, quoi qu'on en dise, n'offre point l'exemple d'un joug aussi accablant que celui qu'imposaient à nos misérables aïeux tant d'institutions despotiques et féodales, militaires et sacerdotales, monastiques et scholastiques, imaginées et perfectionnées depuis le vi°. siè→ cle de l'ère vulgaire jusqu'au xiv. On dirait que l'esprit humain, renonçant à toute autre habileté, avait exclusivement consacré ses facultés, employé ses forces à forger ses propres chaines. Aussi voyons-nous les regards des oppresseurs se reporter sans cesse vers une époque si regrettable. Qu'un aventurier vienne usurper la puissance suprême, il s'empressera de recueillir les noms, les images, tous les débris des ces institutions ferrugineuses, et s'efforcera d'en recomposer, pièce à pièce, l'édifice ef froyable. Il replongera les arts eux-mêmes dans cette barbarie; vous reverrez des usages, des costumes, et jusqu'à des meubles gothiques; vous n'entendrez parler que de Charlemagne,

de paladins, de seigneurs châtelains, de chevaliers et de troubadours. On vous vantera la naïveté des productions les plus insipides; et des mœurs qui furent en effet aussi licencieuses que serviles vous seront données pour emblèmes de la courtoisie et de l'honneur.

Nous l'avons déjà dit, le retour à cet admirable régime du moyen âge est généralement regardé comme fort difficile, et bien des gens désespèrent du succès d'une telle entreprise. N'est-ce pas trop de défiance? Une fois décidée, la rétrogradation devient rapide, et l'expérience a prouvé peut-être qu'on peut reculer, en douze ans, d'un immense espace. Qui sait si, avec plus d'art encore, à l'aide de l'inquisition qui renaîtrait plus active et plus dévorante, à force de cours prévôtales et de tribunaux spéciaux, à force de supplices, de bannissemens et d'expropriations; en régénérant la féodalité; en dotant avec profusion un clergé innombrable, et des légions monacales anciennes ou nouvelles; en brûlant tous les exemplaires de la plupart des livres, et un nombre suffisant des hommes qui les ont lus; en fermant ou en corrompant les sources de l'instruction; en altérant l'histoire; en fabriquant des titres; en abolissant l'imprimerie, ou en

réservant exclusivement l'usage de cet art aux autorités suprêmes; en éteignant peu à peu toutes les connaissances acquises; en resserrant le commerce dans les plus étroites limites, et en comprimant l'essor de toute industrie : qui sait si, par un habile et vigoureux emploi de tous ces moyens, on ne réussirait point à rouvrir, pour les restes des générations actuelles et pour les générations futures, ces profonds abîmes où jadis les peuples perdirent si longtemps tout souvenir de leur dignité, tout sentiment de leur force et toute notion des garanties sociales?

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On a d'ailleurs bien assez de traditions sur ce régime on connaît parfaitement les règles à suivre pour le maintenir.

La première est que la populace languisse dans une misère extrême; qu'il ne s'accumule point de produits dans ses mains ; qu'elle demeure privée des jouissances qui rendraient de l'activité à ses facultés, du mouvement à ses idées, quelque énergie à ses affections. Il suffit d'obtenir d'elle les travaux dont ses maîtres ont besoin; ses consommations doivent être restreintes à ce qu'il faut tout juste pour qu'elle ne soit pas hors d'état de pourvoir aux leurs.

La seconde règle est de repousser successive

ment, dans cette populace, le plus grand nombre possible d'habitans, de telle sorte qu'il n'y ait hors d'elle que ses oppresseurs, réduits au nombre précis où ils ont besoin d'être pour l'assujettir toute entière, les uns par la force et les autres par l'imposture. Tout est à craindre d'une classe intermédiaire qui se formerait entre les hommes puissans et les misérables.

La troisième règle est d'interdire à tout le monde, et s'il se peut même aux personnages les plus éminens, toute étude un peu sérieuse de la nature et de la société ; d'étendre l'empire des superstitions et des préjugés sur ceux mêmes qui les exploitent à leur profit; d'effacer les sciences morales et politiques du tableau des connaissances humaines; d'imposer silence à toutes les voix qui ne seraient pas les organes du pouvoir, les fidèles interprètes de ses oracles et des saines doctrines qu'il a consacrées.

I importe de veiller particulièrement sur les études historiques, et d'en prévenir la dangereuse influence en les dirigeant vers les recherches les plus oiseuses que faire se pourra. Si l'on juge à propos qu'il y ait des savans, on décernera ce titre à ceux qui sauront vérifier des particularités indifférentes, découvrir ou expliquer à l'aventure des monumens inutiles, dis

serter sans fin sur toute minutie surannée qui ne touchera par aucun point aux destinées et aux intérêts des peuples.

Le despotisme se plaît quelquefois à favoriser les belles-lettres, parce qu'en effet elles commencent d'ordinaire par lui rendre des hommages qui semblent le fortifier; mais ce sont là des séductions qu'il doit craindre. Ces talens dont les flatteries l'enivrent finiront par répandre autour de lui trop de lumières; il ferait mieux de briser ce vase dont les bords sont emmiellés, mais au fond duquel la vérité fermente.

Il serait plus imprudent encore, s'il ne ramenait pas à l'innocence de l'enfance les sciences. mathématiques et physiques, dont les progrès ont une influence qui, pour être moins immédiate et moins sensible, n'en devient que plus périlleuse. Ces sciences troublent de trois manières le sommeil des peuples esclaves et le repos des oppresseurs. D'abord, elles dissipent trop de prestiges par l'observation des phénomènes, par l'examen des lois de la nature, par l'exposition du système entier du monde. Ensuite, elles accoutument l'esprit humain à des recherches profondes, et à des méthodes rigoureuses dont il ne manque pas de faire à d'autres objets une application téméraire. En

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