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habitants » et les autres « contraventions aux lois militaires.» Elle attribuait la connaissance des délits communs aux tribunaux civils, et donnait exclusivement aux cours martiales la connaissance des délits qualifiés militaires. C'était établir en principe, que la condition des militaires est double; qu'elle n'est exceptionnelle que pour ce qui concerne le service, et que, hors de là, ils ne peuvent être tenus par d'autres obligations, ni soumis à une autre juridiction que la généralité des citoyens.

Considéré isolément et théoriquement, ce principe semble frappant de vérité et de raison. Aussi l'Assemblée constituante n'hésita-t-elle point à l'adopter avec toutes ses conséquences. Elle proclama que c'est la nature du délit, et non la qualité de la personne, qui détermine la compétence des tribunaux, soit civils, soit militaires; et, par suite, elle reconnut aux cours martiales le droit exclusif de juger les personnes, même non militaires, du chef de délits qualifiés militaires par la loi.

Cette conséquence rigoureuse du principe posé fit cependant entrevoir le danger de son application; et déjà, dans cette même loi du 29 octobre 1790, on vit se glisser une restriction en faveur des individus non militaires, accusés comme auteurs principaux. Chose bizarre, les accusés de complicité restèrent seuls sous l'empire du principe qui les soumettait à la juridiction des cours martiales. Bientôt après vint la loi du 19 octobre 1791, qui fit disparaitre cette anomalie, en défendant de traduire jamais devant les juges délégués par les lois militaires, une personne étrangère à l'armée.

Ainsi, à peine une année s'était écoulée, que le principe qui avait servi de base à la réforme de la juridiction militaire était ébranlé. En soustrayant à la juridiction des cours

martiales, les citoyens étrangers à l'armée, lors même qu'ils seraient prévenus d'un délit qualifié militaire par la loi, on venait de reconnaître qu'il y a, entre l'état militaire et l'état civil, une distance infranchissable. Il est vrai que cette reconnaissance était encore incomplète : on ne s'était relaché de la rigueur du principe qu'en vue des personnes étrangères à l'armée; mais, avant l'expiration de l'année suivante, on l'abandonnera complétement en vue de l'armée elle-même.

La loi du 16 mai 1792 attribua aux cours martiales la connaissance de tous les délits commis par des militaires, soit que ces délits fussent prévus par les lois générales du pays, soit qu'ils tombassent sous l'application des lois militaires. Que s'était-il donc passé dans l'armée française, pour qu'en moins de deux années, l'expérience eût fait rejeter un principe qui, d'abord, avait été adopté comme fondamental? L'histoire nous l'apprend : elle nous dit de combien d'insurrections, de désordres, de pillages fut signalé le commencement de la campagne de 1792. Le mal avait rapidement acquis un tel degré d'intensité, que le remède même fut jugé trop lent à opérer. La Convention nationale, convaincue de son urgence, chercha à en accélérer l'effet. Deux décrets furent rendus sous la date du 12 mai 1793. L'un et l'autre avaient pour but de rendre la répression plus prompte et plus sûre. Ils attribuaient, comme la loi précédente, aux tribunaux militaires, la connaissance de toute espèce de délits, et donnaient à ces tribunaux une organisation plus forte et plas simple en même temps.

Enfin, d'autres lois encore suivirent de près celles que nous venons de citer; mais aucune ne tendit à revenir vers le sys tème essayé en 1790. Nous ne voulons point parler ici des décrets de l'Empire; un gouvernement essentiellement mili

taire pouvait considérer la juridiction des tribunaux militaires comme une prérogative de l'armée. Mais, sous le Directoire, mais sous la Convention surtout, le législateur était incontestablement guidé par des vues différentes; et, certes, l'assemblée qui vota la deuxième déclaration des droits de l'homme, dut avoir des motifs bien puissants pour ne pas étendre à l'armée l'application de ses principes généraux.

Les motifs qui, au temps de la république française, empêchèrent le législateur de confondre tous les citoyens, militaires et autres, dans une seule et même juridiction, et de convier l'armée au banquet de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, furent évidemment puisés dans la nécessité d'une répression plus prompte et plus sévère que la répression commune. Il est peu probable que l'on ait alors considéré la juridiction des cours martiales comme un moyen de resserrer les liens qui doivent unir les militaires entre eux. Ce fut le résultat seul qui révéla ce moyen et qui en démontra l'efficacité : car l'esprit de corps, qui n'est qu'un effet de tout ce que l'état militaire a d'exceptionnel, et qui ne tarda point à se développer à raison des exceptions qui distinguèrent l'armée du reste du peuple, l'esprit de corps fut la véritable puissance à qui l'on dut le rétablissement de l'ordre et de la discipline. Sans lui, la répression prompte, que l'on désirait tant, eût été impossible. Les insurrections, si fréquentes déjà, n'auraient fait que se multiplier. On se serait insurgé contre la justice elle-mème, si les juges eussent été pris ailleurs que dans le sein de l'armée : car cette juridiction exceptionnelle, créée dans un but de ré pression, fut bientôt considérée comme un privilége. Jusqu'à nos jours, elle a conservé ce caractère, et c'est une raison de plus, nous semble-t-il, pour la maintenir. Qu'im

porte, après tout, que le soldat se croie privilégié, lorsqu'il est excepté? La chose essentielle, pour la société politique, c'est qu'elle soit garantie de tout acte qui trouble son économie. Or, l'expérience démontre assez que les tribunaux militaires sont les seuls susceptibles de lui assurer cette garantie.

Les tribunaux civils seraient impuissants pour atteindre les coupables dans l'armée, tandis que l'esprit de corps les fait livrer à l'envi aux tribunaux militaires.

Voici ce que disait, à ce sujet, M. de Broglie, à la chambre des pairs, le 4 mai 1829:

Il est des temps et des lieux où l'intervention de la justice ordinaire ne serait pas même convenable. On ne saurait se la figurer dans le tumulte d'une armée, siégeant sur un champ de bataille, voyageant à travers les pays en nemis. Même au sein de la paix, même sur le sol de la patrie, il faut convenir que l'intervention fréquente des magistrats de l'ordre civil dans l'intérieur des casernes, dans l'intérieur des établissements militaires, introduisant une autorité indépendante de celle des chefs, courrait risque de provoquer plus de désordres que leur vigilance et leurs soins n'en pourraient réprimer. »

Comment se fait-il donc qu'en France, la chambre des pairs soit revenue, en 1829, à un principe que l'expérience de tous les temps avait fait abandonner? C'est qu'il parait ètre, en tant que principe, conforme aux notions de droit les plus saines et les plus logiques; et c'est que quinze années de paix avaient fait oublier à la noble chambre que le sacrifice en avait été fait à des nécessités rendues évidentes par l'état de guerre. Aussi le gouvernement de juillet se gardat-il bien de donner suite au projet de code amendé par la chambre des pairs. Les plus faibles prévisions de guerre le

firent reculer devant les conséquences d'une loi, dont la proposition ne pouvait être attribuée qu'à une extrême imprévoyance.

Toutefois la chambre des pairs de 1829 ne s'était point piquée d'être aussi conséquente que l'avait été la célèbre assemblée de 1790. En adoptant, comme principe, que c'est la nature des délits qui détermine la compétence des tribunaux civils et militaires, elle avait refusé à ces derniers le droit de juger les personnes étrangères à l'armée, lors même que ces personnes seraient prévenues d'un délit purement militaire. C'était une inconséquence grave, et qui ne pourrait s'expliquer que par des raisons prises en dehors du droit et de la logique : car si l'on admet que les tribunaux militaires, qui sont des tribunaux exceptionnels, n'aient été institués que pour les militaires, qui sont eux-mêmes personnes exceptionnelles, dès lors c'est la qualité de la personne qui doit déterminer la compétence de ces tribunaux, et nous entrons dans le système des législations qui régissent actuellement la France et la Belgique. Mais ce n'est pas ce qu'avait voulu la chambre des pairs : elle avait bien considéré les militaires comme personnes exceptionnelles, et elle les avait soumis à une juridiction exceptionnelle, mais à raison seulement de certains actes déterminés. Quant aux faits prévus par les lois communes, elle avait voulu que les militaires jouissent du bénéfice de la loi commune.

Cette distinction se justifierait cependant par la nature des délits, s'il était impossible que les actes spéciaux à raison desquels les militaires sont soumis à une juridiction exceptionnelle, fussent jamais commis par d'autres que par des militaires. Mais il n'en est pas ainsi : des personnes étrangères à l'armée peuvent se rendre coupables de faits atten tatoires à la sûreté de l'armée. Pourquoi donc ces personnes

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