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monsieur Gérard, vous avez tout simplement désigné pour un autre la récompense que Sa Majesté avait choisie pour vous. Est-il possible? s'écria M. Gérard, dont le visage s'injecta de sang comme s'il eût été sur le point d'être frappé d'une apoplexie foudroyante.

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Oui, monsieur, continua le commandeur, Sa Majesté vous offre la croix de la Légion d'honneur, et elle m'a chargé, non-seulement de vous l'apporter, mais encore de l'attacher moi-même à votre boutonnière, et jamais décoration, le roi en est certain, n'aura brillé sur le cœur d'un plus honnête homme.

J'en mourrai de joie, monsieur le commandeur! s'écria M. Gérard.

M. Triptolème de Melun fit le geste d'un homme qui fouille dans la poche de côté de son habit, tandis que M. Gérard, tout haletant de joie, d'orgueil et de bonheur, s'apprêtait à s'agenouiller pour recevoir l'accolade.

Mais, au lieu de tirer de sa poche la croix tant annoncée et tant attendue, le commandeur croisa les bras, et, regardant M. Gérard du haut de sa grande taille :

Pardieu! monsieur l'honnête homme, dit-il, il faut que vous soyez un fameux gredin!

M. Gérard, on le comprend facilement, se redressa comme si une vipère l'eût mordu au talon.

Mais, sans se préoccuper de son air effaré :

Voyons, monsieur Gérard, continua son étrange interlocuteur, regardez-moi en face.

M. Gérard, pâlissant d'une façon aussi extrême qu'il avait rougi, essaya d'exécuter le commandement du gentilhomme de la chambre; mais ses yeux se baissèrent malgré lui.

Que voulez-vous dire, monsieur ? balbutia-t-il.

Je veux dire que M. Sarranti est innocent; que c'est vous qui êtes coupable du crime pour lequel on l'a condamné à mort; que le roi n'a jamais eu l'idée de vous offrir la croix ; que je suis, non pas le commandeur Triptclème de Melun, gentilhomme de la chambre, mais M. Jackal, chef de la police secrète! Et maintenant, cher monsieur Gérard, causons comme deux bons amis, et écoutez-moi avec la plus grande attention, car j'ai à vous dire une multitude de chos, et des plus importantes!

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LII

Où M. Gérard se rassure.

M. Gérard poussa un cri de terreur. De jaunes et flasques qu'elles étaient, ses joues devinrent vertes et pendantes. Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et fit tout bas le vœu d'être à cent pieds sous terre.

Nous disons donc, continua M. Jackal, que M. Sarranti est innocent et que vous êtes le seul et unique coupable.

- Grâce, monsieur Jackal! s'écria M. Gérard en tremblant de tous ses membres et en tombant aux pieds de l'homme de police.

M. Jackal le regarda un instant avec ce suprême dégoût que les hommes de police, les gendarmes et les exécuteurs, ont, en général, pour les lâches.

Puis, sans lui tendre la main,

car on eût dit qu'en touchant cet homme M. Jackal craignait de se souiller : Allons, dit-il, relevez-vous et ne craignez rien. Je ne viens ici que pour vous sauver.

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M. Gérard releva la tête d'un air effaré. Sa physionomie offrait un singulier mélange d'espérance et de terreur.

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Me sauver ? s'écria-t-il.

Vous sauver... Cela vous étonne, n'est-ce pas ? dit M. Jackal en haussant les épaules, que l'on s'occupe de sauver un homme aussi misérable que vous? Je vais vous rassurer, monsieur Gérard. On ne vous sauve que pour perdre un honnête homme; on n'a pas besoin de votre vie, à vous, mais on a besoin de sa mort, et l'on ne peut le tuer qu'en vous laissant vivre.

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Ah! dit M. Gérard ; oui, oui, je crois vous comprendre.

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et contez

En ce cas, dit M. Jackal, tâchez que vos dents ne clace qui vous empêche de parler, moi l'affaire dans ses détails les plus minutieux.

quent plus,

Pourquoi cela? demanda M. Gérard.

Je pourrais ne pas vous dire pourquoi, mais vous essayeriez de mentir. Eh bien, c'est pour en faire disparaître les traces.

Les traces!... il y a donc des traces? demanda M. Gérard en ouvrant démesurément ses petits yeux.

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Bon! lesquelles !... Il y a d'abord votre nièce...
Ma nièce elle n'est donc pas morte?

Non; madame Gérard l'a mal tuée, à ce qu'il paraît.
Ma nièce ! vous êtes sûr qu'elle vit?

Je la quitte, et je dois vous avouer que votre nom, mon cher monsieur Gérard, et surtout celui de votre femme, a produit sur elle un assez pitoyable effet.

Elle sait donc tout, alors?

- C'est probable, car elle pousse des cris de désespoir au seul nom de sa bonne tante Orsola.

- Orsola?... répéta M. Gérard, frissonnant comme sous le coup d'une décharge électrique.

Voyez, reprit M. Jackal, ce nom vous fait un certain effet à vous-même. Jugez de celui qu'il doit faire à la pauvre enfant! Eh bien, de même qu'il faut à tout prix que cette enfant, qui peut parler à chaque instant, se taise, de même il faut éteindre tous les indices compromettants pour vous. Voyons, monsieur Gérard, je suis médecin, et assez bon médecin; j'ai l'habitude de trouver les remèdes quand je connais les tempéraments des gens auxquels j'ai affaire. Contez-moi donc cette triste histoire dans ses détails les plus minutieux : le plus petit fait, indifférent en apparence, oublié par vous, peut démolir tout notre plan. Parlez donc comme si vous aviez devant vous un médecin ou un prêtre.

M. Gérard, comme tous les animaux de ruse, avait, au plus haut degré l'instinct de sa conservation. Lecteur assidu de toutes les feuilles politiques, il avait dévoré dans les journaux royalistes les plus fulminants articles insérés par ordre contre M. Sarranti. Dès lors, il s'était senti protégé par une main invisible; il avait, comme ces chefs protégés par Minerve,

combattu sous l'égide. M. Jackal venait de le confirmer dans cette croyance.

Il comprit donc qu'il n'avait, vis-à-vis de l'homme de potice qui venait à lui en allié, nul intérêt à se taire et tout intérêt, au contraire, à avouer. En conséquence, il se mit, comme il avait fait pour l'abbé Dominique, à tout raconter, depuis la mort de son frère jusqu'au moment où, apprenant l'arrestation de M. Sarranti, il avait été réclamer sa confession à son confesseur.

- Ah! j'y suis maintenant! s'écria M. Jackal; je comprends tout.

· Comment! dit M. Gérard terrifié, vous comprenez tout? Mais, en venant ici, vous ne saviez donc rien?

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Pas grand'chose, je l'avoue; mais cela va tout droit. Puis, s'accoudant sur le bras de son fauteuil, et laissant tomber son menton sur sa main, il réfléchit un moment, et son visage prit une certaine expression de mélancolie à laquelle ce visage était loin d'être accoutumé.

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Pauvre diable d'abbé! murmura-t-il, je m'explique pourquoi il jurait ses grands dieux que son père était innocent; je comprends ce qu'il voulait dire en parlant d'une preuve qu'il ne pouvait pas montrer, et je comprends, enfin, pourquoi il est parti pour Rome.

Comment! il est parti pour Rome? s'écria M. Gérard; l'abbé Dominique est parti pour Rome?

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Eh! mon Dieu, oui !

Et qu'est-il allé faire à Rome?

Mon cher monsieur Gérard, il n'y a qu'un homme qui puisse relever l'abbé Dominique du secret de la confession. - Oui, le pape.

Eh bien, il est allé demander au pape de le relever de ce secret.

Oh! mon Dieu !

C'est pour avoir le temps de faire le voyage qu'il a Eollicité et obtenu du roi un sursis.

-Mais je suis perdu, alors ! s'écria M. Gérard.
Pourquoi cela?

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Le pape lui accordera sa demande.

M. Jackal secoua la tête.

Non, vous croyez que non?

J'en suis sûr, monsieur Gérard.

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Comment en êtes-vous sûr ?

Je connais Sa Sainteté.

Vous avez l'honneur de connaître le pape?

Comme la police a l'honneur de tout connaître, mon. sieur Gérard; comme elle a l'honneur de savoir que M. Sarranti est innocent et que vous êtes coupable.

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Oui, c'est un moine jovial et entêté, qui tient à léguer son pouvoir temporel et spirituel à son successeur, tel qu'il l'a reçu de son prédécesseur. Il trouvera quelque texte sur lequel appuyer son refus, mais il refusera.

Ah! monsieur Jackal, s'écria M. Gérard retombant dans son premier tremblement, si vous alliez vous tromper... Je vous répète, mon cher monsieur Gérard, que votre salut m'est nécessaire. N'ayez donc aucune crainte, et continuez vos œuvres philanthropiques comme à l'ordinaire; seulement, rappelez-vous ce que je vais vous dire : il peut venir demain, après-demain, aujourd'hui, dans une heure, telle ou telle personne qui voudra vous faire parler, qui se prétendra autorisée à le faire, qui vous dira, comme je vous l'ai dit: Je sais tout ! » ne lui répondez rien, monsieur Gérard; ne lui avouez pas même un de vos péchés de jeunesse : riezlui au nez; il ne saura rien. Nous sommes quatre en tout qui connaissons le crime: vous, moi, votre nièce et l'abbé Dominique...

M. Gérard fit un mouvement, l'homme de police l'arrêta.

Personne que nous ne doit le connaître, ajouta celui-ci; tenez-vous donc sur vos gardes, et ne vous laissez pas surprendre. Niez, niez effrontément; niez à mort, fût-ce au procureur du roi; niez quand même, je vous soutiendrai au besoin; c'est mon état!

Il est impossible de rendre l'accent avec lequel M. Jackal prononça ces trois derniers mots.

On eût dit qu'il se méprisait autant qu'il méprisait M. Gérard.

- Mais, s'empressa de dire M. Gérard, si je m'éloignais, monsieur, qu'en pensez-vous?

C'est pour cela que vous vouliez m'interrompre tout à l'heure? Je l'avais deviné.

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