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Je reviens, je trouve la cour transformée en jardin; au milieu du jardin, un parterre de plantes rares... oh! une volière avec des oiseaux de l'Inde, de la Chine, de la Californie... on oh! des écuries avec des chevaux de six mille francs et des harnais aux armes de Courtenay... oh! oh! oh! et je monte tout joyeux en me disant : « Eh bien, mon neveu est un homme d'esprit, ce qui vaut mieux quelquefois que d'être un homme de talent. » Je vois des tapis au dernier étage, un atelier comme celui de Gros ou d'Horace Vernet, et je me dis : « Allons, allons, tout va bien. ›

Je suis désespéré de vous dire, mon oncle, que vous vous trompez complétement.

Alors, tout va mal?

Mais non, mon oncle; seulement, je vous prie de croire que je suis trop fier pour devoir ce luxe, dont vous avez la bonté de me féliciter, à autre chose que mes propres res

sources.

- Ah! diable! je comprends; on t'a commandé un tableau que l'on t'a payé d'avance?

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Non, mon oncle.

On t'a chargé de décorer la rotonde de la Madeleine?

- Non, mon oncle.

Tu es nommé peintre ordinaire de Sa Majesté l'empcreur de Russie avec dix mille roubles d'appointements? Non, mon oncle.

Alors, tu as des dettes?

Pétrus rougit.

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Tu as donné des à-compte au sellier, au carrossier, au tapissier; et, comme tu leur as donné ces à-compte sous le nom du baron Herbel de Courtenay, qu'on te connaît pour mon neveu, on t'a fait crédit.

Pétrus baissa la tête.

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Seulement, continua le comte, tu comprends ceci : c'est que, quand tous ces gens-là se présenteront chez moi avec leurs billets, je dirai: Le baron Herbel? Je ne le connais pas!

- Mon oncle, soyez tranquille, dit Pétrus, on ne se présentera jamais chez vous.

- Et chez qui se présentera-t-on ?

Chez moi.

Oui, et, à présentation, tu seras en mesure?
Je m'y mettrai.

- Tu t'y mettras, en passant la moitié de la journée au bois pour rencontrer madame la comtesse Rappt, en passant tous les soirs à l'Opéra et aux Bouffes pour saluer de loin madame la comtesse Rappt, en passant toutes les nuits au bal pour serrer la main de madame la comtesse Rappi? Mon oncle !

- Ah! oui, c'est difficile à écouter, la vérité, n'est-ce pas? Tu l'entendras, cependant.

Mon oncle, dit fièrement Pétrus, du moment où je ne vous demande rien...

Pardieu! c'est bien ce qui m'inquiète que tu ne me demandes rien. Du moment où tu ne demandes rien ni à ta maîtresse ni à moi, et que tu dépenses trente ou quarante mille francs par an, c'est que tu demandes à ton pirate de père.

Oui, et je dois même dire, mon cher oncle, que mon pirate de père, non-seulement ne me refuse rien de ce que je lui demande, mais encore me fait grâce de ses moralités.

Ce qui veut dire que tu me l'offres en exemple? Soit, je tâcherai de ne pas être plus chatouilleux que lui; seulement, il faut que je te dise maintenant pourquoi j'étais de mauvaise humeur en entrant, et pourquoi je t'ai parlé un peu durement d'abord.

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Vous ne me devez pas d'explication.

Si fait; car, tu as raison, du moment où tu ne me demandes rien...

- Votre amitié toujours, mon oncle.

- Eh bien, pour que tu me continues la tienne, il faut donc que je te dise la cause de ma mauvaise humeur. - J'écoute, mon oncle.

Connais-tu?... Au fait, il est inutile que tu le connaisses... Je vais te raconter l'histoire; nous appellerons le héros *** Écoute, et comprends la cause de ma mauvaise huUn brave ouvrier de Lyon est venu à Paris il y a trente ans à peu près, à pied, sans le sou dans sa poche, sans bas à ses pieds, sans chemise sur le dos. A force de misère et de patience, au bout de cinq ans, il est arrivé à la

meur.

place de chef d'une filature avec trois mille francs d'appoin tements. Il est riche, n'est-ce pas ? Un homme qui est arrivé à Paris sans souliers et qui a trois mille livres de rente est un homme riche; car celui-là est riche que le travail a soustrait aux passions, aux besoins, aux caprices de son tempérament ou de son imagination. Seulement, au bout de deux ans de séjour à Paris, sa femme lui a donné un fils; puis elle est morte.

Que ferai-je de ce fils ? se demanda le père, quand le fils eut quinze ans.

» Il va sans dire qu'un seul instant l'idée ne lui vint pas de faire de son fils ce qu'il avait été lui-même, un ouvrier. Au reste, vous savez qu'on m'accuse en haut lieu d'être jacobin, et je dois dire que cet orgueil bien situé, cet orgueil paternel, qui consiste à élever toujours son fils audessus de soi, c'est une idée de la révolution de 1789, et, si elle n'en avait eu que de pareilles à celle-là, je ne lui en voudrais pas trop... Or, ce père se dit donc :

)- J'ai sué sang et eau pendant toute ma vie; j'ai souffert comme un misérable; il ne faut pas que mon fils souffre comme moi. Sur trois mille francs d'appointements ou de rente que j'ai, j'en vais consacrer quinze cents à l'éducation de mon fils; puis, son éducation achevée, il sera ce qu'il voudra, avocat, médecin, artiste; peu m'importe ce qu'il sera, pourvu qu'il soit quelque chose.

> En conséquence, on mit le jeune homme dans une des premières pensions de Paris. Le père vécut avec les quinze cents francs qui lui restaient... non pas avec les quinze cents francs! avec les mille; car tu admets bien que l'entretien et l'argent de poche coûtaient au moins cinq cents francs... M'écoutes-tu, Pétrus?

-Avec la plus grande attention, mon cher oncle, quoique je ne sache pas où vous voulez en venir.

Tu vas le savoir tout à l'heure; suis seulement mon récit avec attention.

Le comte tira sa tabatière de sa poche, et Pétrus s'apprêta à ne pas perdre un mot de ce que son oncle allait dire. comme il n'avait point perdu un mot de ce qu'il avait dit.

LVI

Ou ir est prouvé qu'il y a plus de ressemblance qu'on ne croit entre les marchands de musique et les marchands de tableaux.

Le comte Herbel aspira voluptueusement sa prise, fit disparaître de son jabot la dernière trace de la poudre sternutatoire, et continua :

- On mit donc l'enfant dans un des premiers colléges de Paris, et, outre l'éducation collégiale, on lui donna maître d'allemand, maître d'anglais, maître de musique; si bien que la dépense annuelle, au lieu de monter à deux mille francs, monta à deux mille cinq cents. Le père vécut avec cinq cents francs; que lui importait la nourriture physique, pourvu que son fils reçût abondamment la nourriture morale ?

› Le jeune homme, tant bien que mal, fit ses classes ; c'était même un assez bon écolier, et le père aspirait, comme un dédommagement de tous ses sacrifices, les louanges qui lui arrivaient sur le travail assidu, la bonne conduite et les progrès de son fils.

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› A dix-huit ans, il sortit du collége, sachant un peu de grec, un peu de latin, un peu d'allemand et un peu d'anglais. Remarque bien qu'il n'en savait qu'un peu, pour les quinze mille francs que son éducation coûtait à son père, et qu'un peu, ce n'est point assez. — En échange, il faut le dire, il avait fait de grands progrès sur le piano; de sorte que, quand son père lui demanda ce qu'il voulait être, il répondit hardiment et sans hésitation : « Musicien ! »

» Le père ne savait pas trop ce qu'était un musicien ; l'artiste représenté par ces mots lui apparaisssait toujours don

nant des concerts en plein vent sur une vielle, sur une harpe ou sur un violon. Mais peu lui importait: son fils voulait être musicien; il avait bien le droit de choisir son état. > On demanda au jeune homme chez qui il désirait continuer ses études musicales; il désigna le premier pianiste de l'époque.

A grand'peine, le maestro consentit à donner trois leçons par semaine à dix francs; c'était douze leçons, c'est-à-dire cent vingt francs par mois.

De quatorze cent quarante francs par an à deux mille cinq cents, la différence n'était point si grande que l'on pût diminuer quelque chose sur la pension du malheureux enfant; et même, que pouvait-il faire avec onze cent soixante francs

» Par bonheur, vers la même époque, le père obtint une augmentation de six cents francs. Il s'en réjouit fort; cela faisait dix-sept cent cinquante francs de pension à son fils. Lui, puisqu'il avait vécu jusque-là avec cinq cents francs, pardieu! il y vivrait bien encore.

Seulement, il fallait un piano.-On ne pouvait apprendre que sur un piano d'Erard. Le maître de piano dit deux mots au célèbre fabricant; un piano de quatre mille francs fut réduit à deux mille six cents, et deux ans furent donnés à l'élève pour payer le piano. Il était convenu que l'élève prélèverait cent francs par mois sur les dix-sept cent soixante francs.

› Au bout de deux ans, l'élève était d'une certaine force, excepté pour les voisins, qui, injustes comme on l'est en général pour les progrès que l'on voit ou que l'on entend se développer, trouvaient qu'il fallait que le jeune exécutant fût bien faible pour ne pas surmonter plus vite les difficultés dont il les régalait depuis le matin jusqu'au soir. - Les voisins d'un pianiste sont toujours injustes; mais le jeune homme ne s'inquiétait aucunement de cette injustice. Il ouait avec acharnement les études de Bellini et les variations de Robin des Bois de Mozart, le Freischütz de Weber, la Semiramide de Rossini.

» Ily cut plus : à force d'en jouer, il eut l'idée qu'il pourrait en faire. De là à l'exécution il n'y eut qu'un pas; ce pas, il le franchit avec assez de bonheur.

› Mais, on le sait, les marchands de musique, comme les

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