Page images
PDF
EPUB

Ordre du ministre de la guerre au général Becker.

Monsieur le général,

Paris, 28 juin 1815.

Vous prendrez une partie de la garde qui se trouve à Rueil sous vos ordres, et vous irez brûler et détruire complétement le pont de Chatou.

Je fais détruire également par les troupes qui sont à Courbevoie le pont de Bezons.

J'y envoie un de mes aides de camp pour cette opération.

> J'enverrai demain des troupes à Saint-Germain; mais, en attendant, gardez-vous sur cette route.

L'officier qui vous porte cette lettre est chargé de m'apporter lui-même le rapport de l'exécution de cet ordre. »

Le général Becker attendait la décision de l'empereur. L'empereur, avec le plus grand calme, lui rendit la lettre. - Qu'ordonne Sa Majesté ? demanda le comte Becker. Faites exécuter l'ordre qui vous est donné, répondit l'empereur.

[ocr errors]

Le général Becker fit exécuter l'ordre à l'instant même. Le soir, on appela le général à Paris: il partit à huit ⚫heures.

Napoléon ne voulut point se coucher avant le retour du général. Il désirait savoir ce qui se serait passé entre celuici et le ministre de la guerre.

A onze heures, le général rentra.

L'empereur le fit aussitôt appeler.

[ocr errors]

Eh bien, lui demanda-t-il dès qu'il l'aperçut, que se passe-t-il à Paris?

--

Des choses étranges, sire, et que Votre Majesté aura peine à croire.

[ocr errors]

Vous vous trompez, général : depuis 1814, je suis guéri de l'incrédulité. Dites donc ce que vous avez vu. Vu! oui, sire, on dirait que Votre Majesté a le don de deviner. En arrivant à l'hôtel du ministre, je me suis croisé avec une personne qui sortait de chez le prince, et à laquelle je ne fis point d'abord une grande attention.

- Et qu'elle était cette personne? dit Napoléon impatient.

Le prince prit le soin de me l'apprendre lui-même, continua le général. « Avez-vous reconnu l'homme qui me quitte ? demanda-t-il. Je n'ai point fait attention à lui, répondis-je. Eh bien, c'est M. de Vitrolles, agent de Louis XVIII. >

Napoléon ne put réprimer un léger tressaillement.

Le général Becker continua ou plutôt reprit :

- Eh bien, mon cher général, me dit le ministre de la guerre, c'est M. de Vitrolles, agent de Louis XVIII, qui vient, de la part de Sa Majesté (Louis XVIII était redevenu majesté), me soumettre des propositions que j'ai trouvées tout à fait acceptables pour le pays; de sorte que, si les miennes sont agréées, je monterai demain à la tribune pour exposer le tableau de notre situation et pour faire sentir la nécessité d'adopter des projets que je crois utiles à la cause nationale. »

Ainsi murmura Napoléon, la cause nationale, maintenant, c'est le retour des Bourbons... Et vous n'avez rien répondu à cela, général ?

[ocr errors]

Si fait, sire. Monsieur le maréchal, ai-je répondu, je ne puis vous dissimuler mon étonnement de vous voir prendre une détermination qui doit décider du sort de l'empire en faveur d'une seconde restauration : prenez garde de vous charger d'une pareille responsabilité. Il y a peut-être encore des ressources pour repousser l'ennemi, et l'opinion de la Chambre ne me paraît point, après son vote pour Napoléon II, favorable au retour des Bourbons. »

Eh bien, demanda vivement l'empereur, qu'a-t-il répondu, lui?

Rien, sire; il est rentré dans son cabinet, et m'a fait passer un nouvel ordre de départ.

En effet, le général rapportait un ordre où il était dit que, si Napoléon tardait de vingt-quatre heures à partir, on ne répondait plus de sa personne.

Mais l'empereur restait comme insensible à cet ordre.

Lui, qui ne devait plus s'étonner de rien, s'étonnait cependant d'une chose : c'était que le retour des Bourbons fût négocié avec M. de Vitrolles par le prince d'Eckmühl, qui avait négocié son retour, à lui, Napoléon; par ce même

homme qui lui avait envoyé à l'île d'Elbe M. Fleury de Chaboulon pour appeler son attention sur l'état des choses et lui dire que la France lui était ouverte et l'attendait!

Et, en effet, lorsqu'arriva la nouvelle du débarquement, 'ancien chef d'état-major de Napoléon était tellement compromis, qu'il alla demander un refuge à M. Pasquier, chirurgien en chef des Invalides, qu'il avait connu à l'armée et sur le dévouement duquel il savait pouvoir compter.

Napoléon se trompait: il y avait donc encore des choses qui pouvaient l'étonner.

Il donna l'ordre de son départ pour le lendemain.

Mais, tandis que se faisaient les préparatifs du départ de l'empereur, une scène s'accomplissait dont les suites pouvaient devenir plus graves.

Un de ceux qui avaient vu avec le plus de douleur Napoléon se débattre, irrésolu, sous la main de Dieu, à l'Élysée d'abord, à la Malmaison ensuite, était notre ancienne connaissance, M. Sarranti, qui, en ce moment, expie sous les verrous et bientôt peut-être va payer de sa vie son dévouement obstiné à l'empereur.

Depuis le retour de Napoléon, il n'avait cessé de faire res-pectueusement observer à son ancien général qu'avec un pays comme la France, rien n'était jamais perdu : les maréchaux étaient oublieux, les ministres étaient ingrats, le sénat était infâme; mais le peuple, mais l'armée restaient fidèles.

Il fallait tout rejeter loin de soi, répétait M. Sarranti, et en appeler, dans ce grand duel, au peuple et à l'armée.

Or, le 29 juin au matin, arriva un événement qui parut donner pleinement raison au rude et inflexible conseiller. Vers six heures du matin, tous les proscrits de la Malmaison, ceux qui habitaient ce château étaient déjà des pros. crits! - tous les proscrits de la Malmaison furent réveillés par les cris furieux de « Vive l'empereur ! A bas les Bourbons! A bas les traîtres!»

Chacun se demandait ce que voulaient dire ces cris, qu'on n'avait point entendus depuis le jour où, sous les fenêtres de l'Élysée, deux régiments de tirailleurs de la garde, enrôlés volontaires pris parmi les ouvriers du faubourg SaintAntoine, étaient venus défiler dans le jardin en demandant

à grands cris que l'empereur se mît à leur tête et les conduisit à l'ennemi.

M. Sarranti, seul, semblait être au courant de ce qui se passait. Il était debout, tout habillé, et dans la chambre qui précédait celle de l'empereur.

Avant même que celui-ci eût appelé pour savoir quel était ce bruit, il entra.

Ses premiers regards se portèrent sur le lit: le lit était vide. L'empereur était dans la bibliothèque attenante à la chambre; assis devant la fenêtre, les pieds sur l'appui de la croisée, il lisait Montaigne.

En entendant des pas:

Qu'est-ce? demanda-t-il sans se détourner.

Sire, lui dit une voix connue, entendez-vous?
Quoi ?

[ocr errors]

Les cris de Vive l'empereur! A bas les Bourbons! A bas les traîtres! »

L'empereur sourit tristement.

Eh bien, après, mon cher Sarranti? dit-il.

Eh bien, sire, c'est la division Brayer qui revient de la Vendée, et qui est arrètée devant la grille du château.

Après ? continua l'empereur du même ton, avec le même calme ou plutôt avec la même indifférence.

[ocr errors]

Après, sire?... Ces braves ne veulent pas aller plus loin; ils ont déclaré qu'il fallait qu'on leur rendit leur empereur, ou que, si leurs chefs ne consentaient pas à être leurs interprètes auprès de vous, ils allaient eux-mêmes venir prendre Votre Majesté et la mettre à leur tête.

Après ? reprit encore Napoléon.

Sarranti étouffa un soupir; il connaissait l'empereur: ce n'était plus de l'indifférence, c'était du découragement.

Eh bien, sire, dit M. Sarranti, le général Brayer est là, et demande à entrer pour mettre aux pieds de Votre Majesté le vœu de ses soldats.

- Qu'il entre! dit l'empereur en se levant et en posant son livre tout ouvert sur la fenêtre, comme un homme qui ne fait qu'interrompre une lecture qui l'intéresse.

Le général Brayer entra.

[ocr errors]

Sire, dit-il en s'inclinant respectueusement devant Napoléon, nous venons, ma division et moi, nous mettre aux ordres de Votre Majesté

Vous venez trop tard, général.

Ce n'est point notre faute, sire; dans l'espérance d'arriver à temps pour défendre Paris, nous avons fait dix, douze, et jusqu'à quinze lieues par jour.

Général, dit Napoléon, j'ai abdiqué.

Comme empereur, sire: pas comme général. Un éclair passa dans les yeux de Napoléon.

Je leur ai offert mon épée, et ils l'ont refusée, dit-il. Ils l'ont refusée!... Qui cela, sire?... Excusez-moi st j'interroge Votre Majesté.

Lucien, mon frère.

-Sire, le prince Lucien, votre frère, n'a pas oublié qu'il était, le 1er brumaire, président du conseil des Cinq-Cents.

-Sire, insista M. Sarranti, faites-y bien attention, la voix de ces dix mille hommes qui sont sous vos fenêtres et qui crient: Vive l'empereur! c'est le cri du peuple, c'est le dernier effort de la France; c'est plus, c'est la dernière faveur de la fortune... Sire, au nom de la France, au nom de votre gloire...

grate.

La France est ingrate, murmura Napoléon.

Pas de blasphème, sire! une mère n'est jamais in

Mon fils est à Vienne.

Votre Majesté en sait le chemin.

Ma gloire est morte dans les plaines de Waterloo.

Sire, rappelez-vous ce que vous disiez à l'Italic en 1796: La République est comme le soleil; aveugle ou fou qui nierait sa clarté ! »

Sire, songez que j'ai là dix mille hommes de troupes raîches, enthousiastes, et qui n'ont point encorc combattu, ajouta le général Brayer.

L'empereur resta un instant pensif.

Faites appeler mon frère Jérôme, dit-il.

Un instant après, le plus jeune des frères de l'empereur, celui-là seul qui lui était resté fidèle, celui qui, rayé de la liste des souverains, avait combattu comme soldat, entra, pâle encore des deux blessures qu'il avait reçues, l'une aux QuatreBras, l'autre à la ferme du Goumont, et des fatigues qu'il avait prises à soutenir la retraite de l'armée.

L'empereur lui tendit la main; puis, brusquement et sans préambule :

« PreviousContinue »