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XXXV

La nuit d'un commissionnaire.

Où étaient Justin et Mina? Là était la question.

Les jours où Mina attendait Justin, elle se tenait près du banc où, pour la première fois, Salvator avait vu la jeune fille; mais il ne s'était pas encore présenté de circonstance où Justin vînt un jour qu'il n'était pas attendu : en se quittant, les deux jeunes gens convenaient de leur prochain rendez-vous.

Salvator courut du côté du château. Le général, descendu avec Justin, avait suivi ce dernier.

Quand nous disons que Salvator courut, nous nous trompons; il était impossible de courir dans ce parc où tout était broussailles, épines, orties, hautes herbes; où la main de l'homme semblait n'avoir point passé depuis des années, et qui rappelait, à s'y méprendre, la forêt vierge de la rue d'Enfer.

Roland inclinait, avec de sourds gémissemts, du côté du massif où était la fosse de l'enfant; mais Salvator, tout en se frayant un chemin à travers le fourré, retenait le chien près de lui.

On arriva sur le bord de l'étang.

Là, un instant, Jean Taureau et Toussaint-Louverture 3'arrêtèrent.

Salvator chercha des yeux la cause de leur hésitation.

Bon! dit Toussaint-Louverture, ce sont des statues! Et, en effet, ce qui avait arrêté court les deux hommes, c'étaient les images mythologiques, mises en mouvement par les allées et venues de la lune, et qui semblaient se dé

tacher de leur base et s'apprêter à courir sus à ces violateurs de leur domaine.

Quant à Roland, il reconnut parfaitement l'étang et voulut y plonger de nouveau; mais Salvator l'arrêta.

Plus tard plus tard, Roland! murmura-t-il à demivoix; aujourd'hui, nous avons autre chose à faire.

De là, on pouvait voir toutes les fenêtres de la vieille façade. Pas une de ces fenêtres n'était éclairée.

Salvator prêta l'oreille; il lui sembla dans une direction tout opposée à celle qu'il avait suivie — entendre la voix de Justin qui appelait Mina.

-

L'imprudent! dit-il. Il est vrai qu'il ne sait pas...

Et il se mit à courir dans la direction de la voix, en disant à ses deux hommes:

Retournez d'où nous venons, et, quelque chose qui arrive, comme c'est convenu, ne bougez pas que je ne vous appelle.

Les deux hommes s'étaient orientés; ils reprirent le chemin qu'ils avaient suivi.

Salvator et Roland contournèrent l'étang, choisissant, pour décrire cette courbe, le cercle le plus sombre, c'est-àdire la rive la plus rapprochée du bois.

Roland courait devant : on eût dit qu'il devinait ce que cherchait son maître.

Le chien et l'homme arrivèrent dans une des allées transversales du parc, au moment où Justin et Mina se jetaient dans les bras l'un de l'autre.

La première personne qu'aperçut Mina en reportant les yeux autour d'elle, fut le général de Prémont. Elle poussa un petit cri de terreur.

Ne crains rien, chère enfant, dit Justin; c'est un ami! En même temps apparaissaient de l'autre côté Salvator et Roland.

Alerte! alerte! dit Salvator; il n'y a pas une minute à perdre.

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Qu'arrive-t-il donc ? demanda Mina un peu effrayée.
Il arrive, ma chère Mina, que nous vous enlevons.
Mina?... murmura le général. C'est le nom de ma

Et il s'approcha, les bras tendus, vers Mina.

Mais Salvator ne lui laissa pas le temps d'échanger une seule parole avec l'enfant.

Du silence et de la promptitude! dit-il. Vous vous raconterez dans la voiture tout ce que vous avez à vous raconter. Pendant deux jours et deux nuits, vous aurez le temps! Et, aidé de Justin, il entraîna la jeune fille vers l'endroi du mur qu'il s'agissait de lui faire franchir.

Montez, Justin! dit Salvator.

Mais ma pauvre Mina... ? demanda celui-ci.

Montez! répéta Salvator; je vous dis qu'il n'y a pas une minute à perdre.

Justin obéit.

Adieu, monsieur Salvator! adieu, mon bien bon ami! murmura la jeune fille en tendant son front blanc au jeune homme.

Adieu, ma sœur! adieu! dit Salvator.

Et il appuya les lèvres sur son front.

Oh! moi aussi, dit le général. Un baiser, mon enfant ! Les lèvres du général prirent la place des lèvres de Salvator; puis, étendant la main sur la tête de Mina :

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Sois heureuse, enfant! dit-il avec une voix pleine de larmes; c'est un père qui n'a pas vu sa fille depuis quinze ans qui te bénit... A... dieu!

Et il sépara ces deux dernières syllabes, qui, prononcées ainsi, étaient toute une prière, et qui voulaient dire : « Je te recommande à Dieu comme je lui recommanderais ma fille. »

Allons, allons, dit Salvator, chaque minute a la valeur d'une heure, chaque heure le prix d'un jour!

J'attends, dit Justin, déjà placé à califourchon sur la crête de la muraille.

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Et, d'un élan, il se plaça en face de lui.

Maintenant, dit-il au général, prenez l'enfant entre vos bras, et élevez-la jusqu'à nous.

Le général enleva Mina comme Milon de Crotone eût enlevé un agneau; puis, la soutenant sur la paume de ses mains étendues, il l'approcha du mur. Une fois Mira à la portée des deux jeunes gens, chacun d'eux enlaça sa taille d'un bras, tandis que le général, passant la main sous ses deux pieds réunis, aidait à l'ascension.

Quand Mina fut assise sur le chaperon du mur :

Et, maintenant, descendez, Justin! dit Salvator. Justin sauta dans le chemin.

Approchez-vous du mur, reprit Salvator; appuyezvous- y en arc-boutant la tête et les deux mains... Bon! vous êtes bien ainsi.

Puis, à Mina:

Mon enfant, ajouta-t-il en l'enlevant et en lui faisant faire volte-face, posez chacun de vos pieds sur chacune des épaules de Justin.

La jeune fille exécuta le mouvement commandé.

Pliez sur vos jarrets, Justin.

Justin plia sur les jarrets.

- Un peu plus que cela. Justin plia encore. Agenouillez-vous.

Justin s'agenouilla.

A présent, dit Salvator en lâchant les deux mains de Mina, vous êtes sauvée !

Pas encore! dit une voix.

Et la détonation d'une arme à feu se fit entendre.

En même temps que la voix disait : « Pas encore! » et que le coup de feu retentissait, Mina, qui n'était plus qu'à deux pieds du sol, sautait légèrement sur le gazon qui bordait la muraille.

En entendant le coup de pistolet, et en reconnaissant la voix de M. de Valgeneuse, la jeune fille poussa un cri.

Sauvez-vous! et bon voyage! dit Salvator en sautant du mur dans le parc.

Le général s'était déjà élancé du côté où il avait vu la flamme.

Arrière, général! dit Salvator écartant violemment M. Lebastard de Prémont pour passer lui-même; cela me regarde.

Le général lui fit place.

Salvator se précipita vers l'endroit d'où le coup était parti, et se trouva face à face avec M. de Valgeneuse.

-Ah! je t'ai manqué une première fois, s'écria celui-ci ; mais, de ce coup, je ne te manquerai pas!

Et il abaissa le canon de son pistolet, qui se trouva presque toucher la poitrine de Salvator.

Une seconde de plus, la détente s'abattait, et le jeune homme était mort; mais, en ce moment, un animal, bondissant comme un tigre, s'élança et saisit le comte à la gorge c'était Roland, qui venait au secours de son maître. En passant, il releva la main qui tenait le pistolet, et le coup partit en l'air.

Ah! par ma foi, mon cher monsieur Lorédan, dit Salvator, savez-vous qu'il s'en est fallu de bien peu que vous n'ayez tué votre cousin?...

Sous la secousse imprimée par Roland, le comte de Valgeneuse était tombé à la renverse, et, en tombant, avait âché le pistolet.

Roland, lui, ne lâchait pas la gorge.

Eh! monsieur, dit le comte en se débattant, allez-vous me laisser étrangler par ce chien ?

Roland, cria Salvator, ici!... à moi!

Le chien, à son grand regret, lâcha le comte, et, tout grondant, revint s'asseoir près de son maître.

Lorédan se redressa sur un genou, et, en se redressant, tira un stylet de sa poche; mais, grâce à un nouvel incident, le comte n'eut pas le temps de se servir de l'arme qu'il venait d'appeler à son secours : à sa droite était Jean Taureau, à sa gauche Toussaint-Louverture.

Quand Salvator, parlant à Roland, avait crié : « Ici! à moi!» les deux hommes, croyant entendre le signal arrêté, étaient accourus. On se rappelle que Salvator leur avait recommandé de ne venir que lorsqu'il crierait : A moi!

Jean Taureau, voyant, à la clarté de la lune, briller l'arme dans la main de Loredan, saisit cette main &-dessus du poignet, et serra le bras du comte de telle façon, que l'on entendit craquer l'articulation.

- Allons, dit Jean Taureau, lâchez ce bijou, qui ne peut vous servir à rien, mon bon jeune homme.

Et il redoubla la pression.

Sous les muscles de fer du charpentier, qui lui broyait le poignet, M. de Valgeneuse poussa un cri à peu près pareil à celui que doit pousser un patient que l'on met à la question extraordinaire; ses doigts furent forcés de s'ouvrir et laissèrent échapper le stylet, qui tomba à ses pieds.

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