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› Mais, si le besoin que vous avez de ces vingt-cinq mille francs n'était qu'un de ces besoins que l'on peut ajourner ou même écarter tout à fait, et que, par un moyen ou par un autre, vous puissiez, d'ici à huit jours, faire rentrer ces vingt-cinq mille francs entre mes mains, monsieur votre père resterait propriétaire de la ferme, et vous lui épargneriez, je crois, un immense chagrin.

> Je ne sais comment vous qualifierez ma demande auprès de vous, mais je crois que c'est celle d'un honnête homme et d'un ami.

>> Recevez, etc.

› PEYRAT,

» Notaire à Saint-Malo.

Le tout était accompagné d'un de ces parafes compliqués comme en faisaient, il y a vingt-cinq ans, les notaires de province.

Pétrus respira et porta à ses lèvres la lettre du digne notaire, qui ne la croyait certes pas destinée à cet honneur. Puis, se retournant vers le capitaine :

Mon père, dit-il, je pars avec vous ce soir pour SaintMalo.

Le capitaine jeta un cri de joie; mais aussitôt, en réfléchissant et avec une certaine inquiétude :

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- Que viens-tu faire à Saint-Malo ? demanda-t-il.

- Rien... Vous reconduire, mon père... J'avais cru, en Vous voyant, que vous veniez passer quelques jours avec moi. Cela vous est impossible: c'est moi qui vais passer quelques jours avec vous.

-

Et, en effet, le soir même, après avoir écrit deux lettres, l'une à Régina, l'autre à Salvator, après avoir emmené diner son père, - non point chez le général, dont les reproches ou les sarcasmes eussent blessé son cœur endolori, mais dans un restaurant où tous deux, à une petite table, ils firent un diner plein d'intimité et de tendresse, - Pétrus monta avec son père dans la voiture de Saint-Malo, et quitta Paris, bien affermi dans la résolution qu'il venait de prendre..

LXVII

Chagrins de cœur mês d'argent.

Quelle était cette résolution que Pétrus venait de prendre? Peut-être allons-nous la trouver dans l'une des deux lettres qu'il avait écrites.

Commençons par celle qui était adressée au boulevard des Invalides.

«Ma bien-aimée Régina,

› Excusez-moi si je quitte Paris pour quelques jours sans vous avoir vue, sans vous avoir rien dit, ni par lettre, ni de vive voix, de ce départ; un événement inattendu, mais qui n'a rien d'inquiétant, je vous l'affirme, me force à accompagner mon père à Saint-Malo.

› Laissez-moi vous dire, pour vous rassurer complétement, que ce que j'ai orgueilleusement qualifié d'événement est tout simplement une affaire d'intérêt.

Seulement, cette affaire d'intérêt concerne,- permettezmoi ce blasphème et pardonnez-moi de l'avoir dit! - cette affaire d'intérêt concerne la personne que j'aime le plus après vous: mon père.

» Je dis cela bien bas, Régina, de peur que Dieu ne m'entende et ne me punisse de vous aimer plus que celui qui devrait avoir mon premier amour.

» Si vous avez autant besoin de me dire que vous m'aimez que j'ai besoin de me l'entendre dire, et si vous voulez, non pas me faire oublier, mais me faire supporter votre absence par une de ces lettres dans lesquelles vous savez si bien

m'emvoyer une portion de votre âme, écrivez-moi, poste restante, à Saint-Malo, mais pas plus tard qu'aujourd'hui ou demain. Je ne compte rester absent que le temps absolu- ' ment nécessaire au voyage et à l'affaire qui m'appelle là-bas, c'est-à-dire six jours en tout.

» Faites qu'à mon retour je trouve une lettre de vous qui m'attende. Oh! j'en aurai bien besoin, je vous le jure!

Au revoir, ma bien-aimée Régina ! mon corps seul vous quitte; mais mon cœur, mon âme, ma pensée, tout ce qui aime en moi enfin reste auprès de vous.

> PÉTRUS. > Maintenant, voici ce qu'il disait à Salvator:

« Mon ami,

› Avec le même aveuglement et la même obéissance que vous auriez pour une dernière recommandation de votre père mourant, faites, je vous prie, ce que je vais vous dire.

» Au reçu de ma lettre, prenez un commissaire-priseur et venez chez moi. Faites faire l'inventaire de mes chevaux, de mes armes, de ma voiture, de mes tableaux, de mes meubles, de mes tapis, de tout ce que je possède enfin; gardez-moi seulement ce qui est nécessaire au strict besoin de la vie.

» L'inventaire dressé, faites estimer chaque chose.

» Puis faites faire des affiches, et annoncez dans les journaux, ceci est, je crois, de la compétence de Jean Robert, annoncez la vente d'un mobilier d'artiste.

» Fixez-en le jour au dimanche 16 courant, afin que les amateurs aient le temps de visiter les objets sur place.

» Tâchez que le commissaire-priseur auquel vous vous adresserez ait l'habitude d'estimer et de vendre des objets d'art.

Il me faut de mon mobilier trente-cinq ou quarante mille francs.

A vous, mon cher Salvator.

• Ex imo corde.

» PÉTRUS.

> P.-S. - Payez mon domestique et congédiez-le. »

Pétrus connaissait Salvator: il savait qu'à son retour toute chose serait faite comme il le désirait.

En effet, lorsqu'il revint, le sixième jour après son départ, il trouva l'affiche sur la porte et une procession de curieux montant et descendant son escalier.

Sette vue lui serra le cœur.

Il n'eut pas le courage de rentrer dans son atelier. Un petit corridor conduisait directement du palier à sa chambre; il entra dans sa chambre, s'y enferma, s'assit avec un profond soupir, et laissa tomber sa tête dans ses mains.

Pétrus était satisfait de lui-même et fier de la résolution qu'il avait prise; mais cette résolution, il ne l'avait pas prise sans lutte et sans brisement.

On devine ce qu'il était allé faire là-bas, et quelles étaient les intentions de son retour.

Là-bas, il était allé pour empêcher que la ferme de ce bon et excellent père, ce dernier débris qui restait de la fortune du capitaine, ne sortît de ses mains ; il était allé assurer un abri aux derniers jours de celui à qui il devait le jour. C'était là chose facile à faire, et elle s'était faite sans même que le vieillard s'en doutât: le notaire avait déchiré l'acte factice, et Pétrus avait dit adieu à son père, appelé près du lit de son ami mourant.

Puis il était arrivé à Paris pour accomplir la seconde partie et, disons-le, la partie la plus difficile, et surtout la plus douloureuse de sa résolution: Pétrus s'était décidé à vendre, comme nous l'avons vu, chevaux, voiture, meubles, tableaux, potiches du Japon, bahuts de Flandre, armes et tapis, pour payer ses dettes; puis, ses dettes payées, à se remettre au travail comme un écolier en loge pour le grand prix de Rome.

Certes, en renonçant à ses folles dépenses, et surtout en employant à ce travail le temps qu'il perdait, non pas même à voir, mais à essayer de voir Régina, Pétrus était bien sûr de ramener sa vie à une meilleure situation comme art et comme argent. Ce serait lui, alors, qui pourrait venir en aide à son père, et non plus son père qui serait obligé de se dépouiller jusqu'au dernier lambeau pour nourrir le luxe in sensé de son fils.

Sans doute, tout cela, c'était la logique, c'était la droiture, c'était la raison! mais il n'y a rien de si dur et de si difficile

à suivre que la raison, la droiture et la logique. Voilà pourquoi, la plupart du temps, on ne les suit pas. En effet, vendre tout ce charmant luxe des yeux, dont on s'était fait une si douce habitude, pour se retrouver entre quatre murailles nues, était-ce donc une chose qui se pût faire de gaieté de cœur? Non, c'était une situation navrante, et l'on n'en pouvait sortir que par un chagrin poignant.

La pauvreté en elle-même n'effrayait nullement Pétrus. Sobre par nature, économe pour lui, il eût grandement, ou plutôt il avait grandement vécu avec cinq francs par jour. N'eût été Régina, il ne se fût nullement soucié d'être riche. N'avait-il pas dans le cœur les trois grandes richesses de la création : la richesse du talent, de la jeunesse et de l'amour?

Mais c'était précisément sur son amour, c'est-à-dire sur l'âme de son âme, qu'allait directement et peut-être mortellement peser sa pauvreté.

Hélas! la femme qui se jetterait au feu pour nous plaire, qui risquerait sa vie et sa réputation pour venir, comme Juliette, donner à son Roméo, attendant sous le balcon du jardin, un nocturne et furtif baiser, cette femme, souvent, ne laisserait pas tomber sa main aristocratique dans une main mal gantée.

Et puis allez donc suivre à pied, dans la boue de la rue, la voiture de la femme que vous aimez; allez donc attendre son passage à pied, sur le revers d'une des allées du Bois, quand vous l'avez croisée, la veille encore, monté sur un magnifique cheval sortant des écuries de Drake ou de Crémieux!

En outre, la pauvreté attriste, elle déteint en quelque sorte sur les visages les plus frais et les plus robustes. Le front du pauvre garde l'empreinte des soucis de la veille et de l'insomnie de la nuit.

C'est naïf, c'est enfantin, c'est ridicule aux yeux du philosophe, ce que nous allons dire, mais cette douloureuse pensée de ne pouvoir désormais arriver dans son coupé ou dans son tilbury à la soirée où Régina était venue, elle, dans sa calèche; de ne plus pouvoir la croiser à cheval sur les boulevards extérieurs, où il l'avait rencontrée pour la première fois, ou dans des allées du bois de Boulogne, qui la voyaient passer tous les jours, cette pensée, en dépit de tous les phi

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