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gnait d'être arrêté s'il voyageait sous son véritable nom. Aujourd'hui, pour une cause que je vous dirai plus tard, Justin part à son tour...

- Il part?

- Cette nuit ou la nuit prochaine.

Il ne lui arrive rien de malheureux, j'espère ? demanda Pétrus.

Non, au contraire! seulement, il doit partir sans que personne le sache, et, pour cela, il doit, comme Dominique, partir sous un autre nom que le sien. Il n'y a, entre vous et lui, que deux ans de différence; tous les signalements se ressemblent... Avez-vous un passe-port à donner à Justin?

- Je suis au désespoir, mon cher Salvator, répondit Pétrus; mais vous savez pour quelle douce cause je suis retenu à Paris depuis plus de six mois; je n'ai que mon vieux passe-port de Rome, qui est périmé depuis un an.

Diable! fit Salvator, voilà qui est contrariant! Justin ne peut aller demander un passe-port à la police: cela ouvrirait les yeux sur lui... Je vais aller chez Jean Robert; mais Jean Robert a la tête de plus que Justin !

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· Attendez donc...

Bon! voilà qui me rassure.

Justin tient-il à un pays plutôt qu'à un autre ?

- Aucunement, pourvu qu'il sorte de France.

Alors, j'ai son affaire.

Comment cela?

Je vais vous donner un passe-port de Ludovic.

Un passe-port de Ludovic! et comment avez-vous un passe-port de Ludovic?

C'est bien simple: il a été faire un voyage en Hollande; il en est arrivé avant-hier; je lui avais prêté une petite malle, et il a laissé son passe-port dans la poche.

Bon! mais, si Ludovic avait, par hasard, besoin de son passe-port pour retourner en Hollande...?

Ce n'est pas probable; mais, dans ce cas, il dirait qu'il l'a perdu, et en demanderait un autre.

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C'est bien.

Pétrus alla au bahut, et en tira un papier.

- Voici le passe-port, dit-il; et bon voyage à l'ami Justin !

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Les deux jeunes gens se séparèrent en se serrant la main.

En sortant de la rue de l'Ouest, Salvator longea l'allée de l'Observatoire, s'engagea dans la rue d'Enfer, du côté de la barrière, et, arrivé près de l'hospice des Enfants-Trouvés, il chercha pendant un instant du regard une maison qu'il parut enfin avoir trouvée : c'était la maison d'un charron. Le maître était devant la porte; Salvator lui frappa sur l'épaule.

Le charron se retourna, reconnut le jeune homme, et l'accueillit par un salut à la fois amical et respectueux. J'ai à vous parler, maître, dit Salvator.

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A moi?

Oui.

Bien à votre service, monsieur Salvator! Vous plaît-il d'entrer?

Salvator fit, de la tête, un signe affirmatif; ils entrèrent. Après avoir traversé la boutique, Salvator entra dans la cour, et, au fond de cette cour, sous un immense hangar, il alla trouver une espèce de calèche de voyage que, probablement, il savait être là, puisqu'il s'avança droit vers elle. – Tenez, dit-il, voilà ce que je cherche.

Ah! bonne calèche, monsieur Salvator! excellente calèche! et que je vous donnerai à bon marché : c'est une occasion.

· Et solide?

Monsieur Salvator, je vous la garantis. Vous pouvez faire le tour du monde avec elle, et me la ramener je vous la reprendrai à deux cents francs de perte.

Sans écouter les louanges dont, en homme qui redevenait marchand devant sa marchandise, le charron vernissait sa calèche, Salvator prit la voiture par le timon, et, avec la même facilité qu'il eût fait rouler un chariot d'enfant, il la tira dans la cour, et se mit à l'examiner avec l'attention minutieuse d'un homme qui sait son métier à fond.

Il la trouva à peu près convenable, sauf quelques perites imperfections qu'il signala au charron, et que celui-ci promit de faire disparaître pour le soir même. Le brave

homme avait dit vrai: la calèche était bonne et surtout, ce qui importait, d'une grande solidité.

Salvator fit marché, séance tenante, au prix de six cents francs; et il fut convenu qu'à six heures et demie du soir, la calèche, attelée de deux bons chevaux de poste, se trouverait sur le boulevard extérieur, entre la barrière Croulebarbe et la barrière d'Italie.

Quant au mode de payement, il était bien simple: Salvator, qui ne voulait payer que dans le cas où ses ordres seraient exactement suivis, et qui avait probablement quelque chose d'important à faire le lendemain, donna au charron rendez-vous chez lui dans la matinée du surlendemain, et le charron, qui le savait bon, comme on dit en argot de commerce, ne fit aucune difficulté pour lui accorder un crédit de quarante-huit heures.

Salvator quitta le bonhomme, redescendit la rue d'Enfer, entra dans la rue de la Bourbe (appelée aujourd'hui rue de Port-Royal), et arriva jusqu'au seuil d'une porte basse située en face de l'hospice de la Maternité.

C'était là que demeuraient Jean Taureau, le charpentier, et mademoiselle Fifine, sa maîtresse, dans toutes les acceptions du mot.

Salvator n'eut pas besoin de demander au concierge si le charpentier était chez lui; car, à peine eut-il mis le pied sur l'escalier, qu'il entendit des mugissements indiquant que le parrain qui avait baptisé Barthélemy Lelong du nom de Jean Taureau l'avait véritablement baptisé selon ses mérites.

Les cris de mademoiselle Fifine, formant les notes aiguës de cette mélopée, prouvaient que Jean Taureau exécutait, non point un solo, mais un morceau à deux voix. Les bouffées de mélodie s'échappaient par vagues bruyantes, et descendaient l'escalier, venant au-devant de Salvator, comme pour guider ses pas.

Arrivé au quatrième étage, Salvator se trouva en pleine avalanche. Il entra sans frapper, la porte étant à demi ouverte, par une minutieuse précaution de mademoiselle Fifine, qui se gardait toujours une retraite contre les vivacités du géant.

En mettant le pied sur le seuil, Salvator vit les adversaires en face l'un de l'autre : mademoiselle Fifine, les cheveux

épars, et pâle comme la mort, montrait le poing à Jean Taureau, rouge comme une pivoine et s'arrachant les che

veux.

Ah! malheureux! hurlait mademoiselle Fifine; ah! niais! ah! imbécile! tu croyais donc que c'était de toi, la petite?

Fifine! vociférait Jean Taureau, tu vas te faire assommer, je t'en préviens!

Eh bien, non, ce n'était pas de toi : c'était de lui. Fifine, tu veux donc que je vous mette tous les deux dans un mortier et que je vous pile fin comme du poivre? - Toi, disait Fifine menaçante, toi, toi, toi?...

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Et, à chaque toi, elle avançait d'un pas, tandis que, au fur et à mesure qu'elle avançait, Jean Taureau reculait.

- Toi? dit-elle enfin en le saisissant par la barbe, et en le secouant comme fait un enfant d'un pommier dont il veut abattre les fruits. Mais touche-moi donc, grand lâche! touche-moi donc, grand misérable! grand faignant!

Et Jean Taureau levait la main... Cette main, en se fermant et en retombant comme une masse, eût assommé un bœuf, et fait éclater la tête de mademoiselle Fifine; mais la main restait en l'air.

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Eh bien, qu'y a-t-il encore? demanda Salvator d'une voix assez rude.

A cette voix, ce fut Jean Taureau qui pâlit, et mademoiselle Fifine qui devint écarlate : elle lâcha le charpentier, et, se retournant vers Salvator:

Ce qu'il y a? dit-elle. Ah! vous arrivez à temps pour venir à mon secours, monsieur Salvator!... Ce qu'il y a? Que ce monstre d'homme est en train de me rouer de coups, comme à son habitude.

Jean Taureau en était arrivé à croire que c'était lui qui battait mademoiselle Fifine.

allez

Mais aussi, monsieur Salvator, je suis bien excusable, elle me fait damner!

- Bon! ce que tu souffriras en cette vie, c'est autant de moins que tu auras à souffrir dans l'autre.

Monsieur Salvator, cria Jean Taureau avec des larmes plein la voix, est-ce qu'elle ne me dit pas que mon enfant, ma pauvre petite fille, qui est tout mon portrait, n'est pas de moi!

-Eh bien, observa Salvator, puisque c'est tout ton portrait, pourquoi la crois-tu?

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Je ne la crois pas non plus, par bonheur; car, si je k croyais, je prendrais l'enfant par les pieds et je lui briserais la tête contre la muraille !

Mais fais-le donc, scélérat! fais-le donc ! que j'aie la réjouissance de te voir monter sur l'échafaud.

L'entendez-vous, monsieur Salvator?... Mais c'est que ça serait, comme elle le dit, une réjouissance pour elle. Je crois bien !

- Soit, j'y monterai, sur l'échafaud, hurla Barthélemy Lelong, j'y monterai; mais ce sera pour avoir fait passer le goût du pain à M. Fafiou. - Quand je pense, monsieur Salvator, qu'elle a été juste prendre un homme que je n'ose pas toucher, de peur de le mettre en cannelle, et qu'ayant honte de lui donner un coup de poing, je serai obligé de lui donner un coup de couteau.

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Salvator entendait, en effet, et il est inutile de dire qu'il appréciait à leur juste valeur les menaces de Jean Tau

reau.

Je ne puis donc venir une fois, dit Salvator, sans vous trouver en bataille ou en querelle? — Vous finirez mal, mademoiselle Fifine, c'est moi qui vous le dis; il vous arrivera, un jour, un je ne sais quoi qui vous tombera sur la tête, et qui, pareil à la foudre, ne vous laissera pas le temps de vous repentir.

- Ce ne sera pas de lui que la chose me viendra, en tout cas, hurla mademoiselle Fifine en grinçant des dents, et en mettant le poing sous le nez de Barthélemy.

-

- Pourquoi pas de lui? demanda Salvator.

- Parce que je suis bien résolue à le quitter, répondit mademoiselle Fifine.

Jean Taureau fit un bond comme si on l'avait touché avec la pile de Volta.

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Toi, me quitter? s'écria-t-il; toi, me quitter, après la vie que tu m'as faite, mille tonnerres!... Oh! tu ne me quitteras pas, je t'en réponds, ou je t'irai étrangler partout où tu seras!

L'entendez-vous, monsieur Salvator? l'entendez-vous?

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