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son lit, comme elle se fût jetée à la rivière pour éviter un chien enragé.

Les dents de Brésil, en effet, semblaient l'effrayer encore plus que l'écharpe du commissaire; c'était tout simple: il avait dû lui arriver vingt fois dans sa vie d'avoir affaire à des gens de justice, tandis qu'il était bien certain que, même dans ses cauchemars les plus terribles, elle n'avait jamais vu un chien de cette envergure.

Maintenant, dit Salvator, comme tu es la complice de M. de Valgeneuse, qui vient d'être arrêté sous la prévention d'avoir enlevé et séquestré une jeune fille mineure, crime prévu par la loi, je t'arrête et t'enferme dans cette chambre, où, demain matin, M. le procureur du roi viendra t'interroger. Seulement, comme tu pourrais avoir l'idée de t'échapper, je te préviens que je mets une sentinelle sur le palier et une autre en bas, avec ordre de tirer sur toi, si tu ouvres la porte ou la fenêtre.

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Jésus ! Maria! répéta pour la seconde fois la vieille, mais en tremblant encore plus fort à la seconde fois qu'à la première.

Tu as entendu?

- Oui, monsieur le commissaire.

En ce cas, bonne nuit !

Alors, faisant passer le général devant lui, et fermant en dehors la porte à double tour:

- Je vous réponds, général, ajouta Salvator, qu'elle ne bougera pas, et que nous pouvons compter sur une nuit tranquille.

Puis, s'adressant à son chien:

Allons, en route, Brésil! dit-il; nous ne sommes qu'à la moitié de la besogne.

XXXVI

Discussion à propos d'un homme et d'un cheval.

Nous abandonnerons Salvator et le général au bas du perron et au moment où ils se dirigent vers l'étang, précédés de Brésil; les suivre, ce serait, on le comprend bien, nous engager dans une route que nous avons déjà explorée.

Jetons d'abord un coup d'œil sur Justin et sur Mina; ce coup d'œil nous ramènera tout naturellement à M. Lorédan de Valgeneuse.

En entendant la détonation du pistolet, Justin et Mina, qui avaient déjà fait quelques pas pour fuir à travers champs, s'étaient arrêtés; et, tandis que Mina, agenouillée dans les blés, priait pour que Dieu gardât Salvator de tout mal, Justin s'était d'un élan accroché au mur, et avait assisté à la lutte qui s'était terminée par la capture de Lorédan.

Les jeunes gens purent donc voir encore de loin le cheval qui, conduit par les deux Mohicans, emportait M. de Valgeneuse. Ils se serrèrent l'un contre l'autre, comme si, ayant longtemps entendu gronder la foudre au-dessus de leur tête, ils la voyaient, enfin, tomber à cent pas d'eux.

Ils s'inclinèrent en signe de remerciment, et prononcèrent, entre deux baisers, le nom de Salvator; puis ils s'enfuirent, cherchant les étroits sentiers où ils devaient poser le pied, de peur d'écraser les bluets. Ils avaient une religion pour cette charmante fleur des champs; car, on se le rappelle, c'était par une nuit de printemps, pareille à celle dont les ailes transparentes frémissaient autour d'eux, que Justin avait, dans un champ de bluets et de coquelicots, trouvé

Mina endormie sous l'œil vigilant de la lune, comme la petite fée de la moisson.

Arrivés dans un sentier plus large, ils purent se prendre le bras, et marcher de front; au bout de quelques minutes, ils étaient en face du massif où était cachée la voiture.

Bernard reconnut Justin, et, en le voyant accompagné d'une jeune fille, il commença de comprendre le véritable mot du drame dans lequel il jouait un rôle. Il ôta respectueusement son chapeau enrubanné, et, quand la jeune fille et son amant furent confortablement installés dans la calèche, il fit ce signe d'intelligence qui veut dire : « Et, maintenant, où faut-il aller ? »>

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Route du Nord! répondit Justin.

Bernard reprit le chemin qu'il venait de parcourir, et la voiture disparut bientôt sur la route de Paris, qu'il fallait traverser tout entier, de la barrière de Fontainebleau à la barrière de la Villette.

Souhaitons un bon voyage aux deux enfants, laissons-les répandre dans le cœur l'un de l'autre toutes les joies et toutes les tristesses dont le cœur de chacun est rempli, et revenons au prisonnier.

Faire entrer M. de Valgeneuse dans la cabane n'était point la difficulté qui arrêta les deux gardiens, et les fit demeurer songeurs à la porte: c'était d'y faire entrer le cheval!

La cabane se composait d'un simple rez-de-chaussée de quinze pieds de long sur douze de large, sans écurie ni remise. A trois hommes et un cheval dans un pareil appartement, on serait certainement gêné.

cela.

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Diable fit Jean Taureau, nous n'avions pas songé à

- Ni M. Salvator non plus, répondit Toussaint.

Imbécile! dit Jean Taureau, comment voulais-tu qu'il y songeât, lui?

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Bon! est-ce qu'il ne songe pas à tout?

-Puisqu'il n'y a pas songé, songeons-y, nous, reprit Jean Taureau.

Songeons-y, dit Toussaint.

Ils y songèrent; mais l'imagination n'était pas la partie brillante des deux braves gens.

Enfin, au bout d'un instant de méditation :

Au fait, la rivière n'est pas loin, hasarda Jean Taureau. Comment, la rivière ? s'écria Toussaint-Louverture. - Dame!

-Noyer le cheval ?

Le cheval d'un méchant homme! fit Jean Taureau avec dédain.

- Le cheval d'un méchant homme peut être un fort honnête cheval! reprit sentencieusement Toussaint-Louverture. - C'est vrai... Mais que faire ?

-

- Si nous le conduisions à l'auberge de la Grâce de Dieu ? - Que tu es bête, même pour un Auvergnat!

Tu crois?

Mais comprends donc le maître de la Grâce de Dieu, en voyant Toussaint-Louverture ou Jean Taureau lui amener un cheval de maître, demandera où est le maître du cheval. Que lui répondras-tu, toi? Voyons, voyons, dis! Si tu as quelque chose à lui répondre, prends le cheval, et conduisle à la Grâce de Dieu.

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Il s'ensuivit un nouveau silence d'une minute, que Jean Taureau rompit le premier.

- Tiens, veux-tu faire une chose? dit-il à Toussaint. -Certainement que je veux bien la faire, si elle est faisable. Entrons d'abord le particulier dans la maison.

Oui.

Une fois rendu à sa destination, je me charge de lui. Je m'en chargerais bien aussi, parbleu! ce n'est pas lui qui nous embarrasse, puisque c'est son cheval. - Voyons, ne me trouble pas.

- Bon! voilà que je te trouble!

-Une fois le particulier dans la maison, tu te charges du cheval, toi.

Je m'en charge!... Mais non, je ne m'en charge pas, puisque je ne sais qu'en faire!

- Attends donc !... Tu te charges du cheval, et tu le reconduis..

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Au château de Viry, entends-tu?

Tiens! c'est vrai, au fait.

- Tu n'aurais pas pensé à ça, toi! dit Jean Taureau, tout fier de son imaginative.

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Non.

Et tu trouves l'idée bonne?

Parfaite!

Alors, détachons le particulier, dit Jean Taureau.

Détachons le particulier, répondit Toussaint-Louver

ture, qui ne voyait que par les yeux de son ami. · Mais non!

-

Alors, ne le détachons pas.

Mais si !

Ah! je ne comprends plus, dit Toussaint-Louverture, qui commençait à donner sa langue aux chiens, - Mais que diable as-tu besoin de comprendre? Cependant... pour travailler...

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Tu dis: « Détachons-le; » bon! si nous le détachons ensemble, personne ne tient plus le cheval.

C'est vrai.

Le particulier détaché, rien n'empêche le cheval de partir.

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C'est encore vrai.

Alors, ne le détachons pas... Je le détache tout seul, ct, toi, pendant ce temps, tu tiens le quadrupède.

Allons-y! dit Toussaint en saisissant le mors du cheval. Jean Taureau commença par aller au saule, y prit la clef, et ouvrit la porte de la cabane; puis, comme il aimait à y voir clair, il alluma une petite lampe.

Enfin, ces préparatifs terminés, il détacha le prisonnier, et l'enleva comme un enfant fait de son polichinelle.

Maintenant, par file à gauche, arche! dit Jean Taureau à Toussaint, en emportant le comte dans l'intérieur de la cabane.

Toussaint ne se fit pas répéter deux fois le commandement; avant que son compère eût tourné le dos, il avait enfourché l'animal, et était parti avec la même rapidité que s'il y eût eu le prix de la ville de Paris au bout de la course. En arrivant à la grille du château, il la trouva refermée;

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