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XXXVIII

Le vin du cru.

Pendant que le comte méditait, Jean Taureau alla vers une armoire, l'ouvrit, en tira une bouteille et deux verres qu'il apporta sur la table; mais, s'apercevant qu'ils étaient trois, il fit un second voyage à l'armoire et rapporta un troisième verre; seulement, ce troisième verre, il ne le rapporta qu'après l'avoir lavé, essuyé et rincé avec le plus grand soin, puis il le mit sur la table devant M. de Valgeneuse et presque à la portée de sa main.

Alors, il fit signe à Toussaint-Louverture de s'asseoir, s'assit lui-même, et, élevant le goulot de la bouteille au-dessus du verre de son prisonnier :

Mon gentilhomme, dit-il avec toute la courtoisie dont il était capable, on est geôlier, mais on n'est pas bourreau. Vous devez avoir aussi soif que nous ; voulez-vous accepter un verre de vin?

- Merci! répondit laconiquement M. de Valgeneuse.

- C'est sans façon, mon jeune maître? continua Jean Taureau tenant toujours la bouteille suspendue.

Merci! répéta une seconde fois, et encore plus sèchement que la première, M. de Valgeneuse.

A votre guise, monsieur! dit à son tour Jean Taureau

avec cet accent qui lui était particulier quand on venait de lui chatouiller désagréablement l'épiderme.

Puis, remplissant le verre de Toussaint, au lieu de remplir celui du comte :

- A ta santé, Toussaint! dit-il.

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- A ta santé, Jean! répondit celui-ci.

A la mort des méchants!

A la vie des braves!

Le prisonnier frissonna en entendant prononcer ce toas énergique par ces deux hommes résolus.

Jean Taureau avala le contenu de son verre d'un seul trait et, reposant brusquement le verre sur la table:

Ma foi, dit-il, cela fait du bien par où cela passe... J'avais soif.

-

- Moi aussi, dit Toussaint imitant le mouvement.

- Encore une tournée, Toussaint!

Encore une tournée, Jean!

Et, sans porter de toast cette fois, chacun avala son verre de vin d'un seul trait.

Cette promptitude d'absorption suggéra une idée à M. de Valgeneuse.

Il attendit l'occasion de la mettre à profit; cette occasion ne tarda point à se présenter..

Jean Taureau s'était retourné vers le prisonnier, et, croyant lui voir un visage moins refrogné, lui, naturellement bon comme tous les gens forts:

Vous avez bien tort de bouder contre votre ventre, ditil. Voyons, une seconde et dernière fois, mon gentilhomme, j'ai l'honneur de vous offrir un verre de ce vin; vous plaîtil de l'accepter?

-Vous me l'offrez si galamment, monsieur, répondit le comte, que je suis fâché de vous avoir refusé une première fois.

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Ce n'est rien : il est encore temps de réparer la chose. Tant qu'il y aura du vin dans la bouteille, et des bouteilles dans l'armoire, vous pouvez revenir là-dessus.

-Alors, dit le comte, j'accepte !

A la bonne heure, mon maître ! dit Jean Taureau d'un air de franche humeur, et en remplissant le verre du comte jusqu'au bord.

Puis, s'adressant à son compagnon:

Une autre bouteille, Toussaint, dit-il.

Et ce fut au tour du charbonnier d'aller à l'armoire, et: d'en rapporter une bouteille.

Jean Taureau la lui prit des mains, comme s'il craignait son inexpérience, et remplit les deux verres vides.

Puis, tenant son verre et faisant signe à Toussaint de l'imiter :

A votre santé, monsieur le comte! dit-ili

A votre santé, notre bourgeois ! répéta Toussaint.

A la vôtre, messieurs! répondit Lorédan, qui erut faire une concession immense en donnant le titre de messieurs aux deux Mohicans.

Puis, ce toast porté, tous trois vidèrent leurs verres : Jean Taureau et Toussaint-Louverture, d'un seul trait, M...de Valgeneuse lentement et en s'y reprenant à trois ou quatre fois..

- Dame, dit Jean Taureau en faisant clapper sa langue, je ne prétends pas vous donner ce vin-là pour un bourgogne vieux-mâcon, ou pour un bordeaux-laffitie; mais vous connaissez le proverbe : « La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a ! »

Mais je vous demande pardon, dit Lorédan faisant un visible effort pour soutenir la conversation, et surtout pour achever de vider son verre. Ce vin-là n'est pas mauvais

du tout; c'est du vin de pays?

Certainement que c'est du vin de pays! exclama Toussaint-Louverture; - comme s'il existait du vin qui ne fût pas de pays!

Mon cher ami, observa Jean Taureau, il y a, d'abord, celui que l'on fabrique à Paris; mais ce n'est point cela que M. le comte nous fait l'honneur de nous dire. Du vin de pays signifie du vin qui a été récolté dans le pays où l'on se trouve.

Du vin du cru, si vous l'aimez mieux, mon ami, dit gracieusement le jeune homme.

Oh! pour être du cru, dit Jean Taureau, il en est et n'en rougit pas.

Je crois bien, ricana Toussaint-Louverture, qui saisissait au bond la plaisanterie de son ami Jean-Taureau, il est blanel

-

Et j'ajouterai, continua le charpentier, si j'ai à former un vou, que mon vœu est de n'en jamais boire de plus mauvais.

Je fais le même vœu que mon ami, dit: ToussaintLouverture en s'inclinant, non pas devant le comte, mais devant la divinité à laquelle il adressait son vou.

J'en ai bu trop peu pour en avoir une juste opinion, dit M. de Valgeneuse.

Oh! qu'à cela ne tienne, mon gentilhomme, repri Jean Taureau en se levant, il y en a encore une cinquantaine de bouteilles semblables dans l'armoire, si le cœur vous en dit.

Je ne vois guère que ce moyen de passer gaiement les quelques heures que nous avons à rester ensemble, dit le prisonnier, et, si cette récréation est de votre goût, je suis votre homme.

Parlez-vous franchement? demanda Jean Taureau en se retournant.

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Vous allez voir, dit résolûment M. de Valgeneuse. Bravo! s'écria Toussaint; voilà un prisonnier comme j'aime les prisonniers !

Jean Taureau alla à l'armoire et revint armé ou paré, comme on voudra, de huit bouteilles de la plus belle encolure.

Lorédan sourit en voyant les deux Mohicans tomber sı naïvement dans le piége qu'il leur tendait, lequel piége a naturellement été déjà éventé par nos lecteurs.

C'était une assez bonne combinaison, en effet faire boire deux hommes qui aimaient le vin, rien n'était plus facile; les faire boire jusqu'à ce qu'il perdissent l'usage de leur raison, rien n'était plus facile encore.

Lorédan, ce parti une fois arrêté, tendit donc assez bravement son verre, et but d'aussi bonne grâce que possible. On vida de cette façon deux bouteilles, et M. de Valgeneuse trouva le vin si bon, qu'il fit déboucher deux autres flacons.

Ah! vous y allez crânement, mon camarade! fit Jean Taureau, qui, voyant son prisonnier boire aussi bien que lui, commençait à se familiariser et à traiter d'égal à égaì avec le comte.

Dame, on va comme on peut, répondit Valgeneuse avec une apparente bonhomie.

- Ne vous y fiez pas, cependant, mon gentilhomme, observa Jean Taureau : c'est un vin traître !

doute.

Croyez-vous? demanda le prisonnier d'un air de

Oh! j'en réponds, moi! dit Toussaint-Louverture en

levant la main comme s'il prêtait serment. Quand j'en ai bu seulement trois bouteilles, bonsoir la compagnie! je m'en vais; il n'y a plus personne.

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Bah! fit Valgeneuse toujours d'un air de doute, un gaillard comme vous?

Aussi vrai que j'ai l'honneur de vous le dire..., répondit Toussaint. Je vais à trois, à trois et demie. Lui, Jean Taureau, qui est un colosse, va à quatre; mais, au dernier verre, patatras! le bon sens déménage, mon homme devient furieux, et il casse les côtes à tout le monde! pas, Jean?

On le dit, répondit simplement le colosse.
Et, toi, tu le prouves.

N'est-ce

Ce dernier renseignement, fort instructif d'ailleurs pour M. de Valgeneuse, faisait entrevoir au prisonnier, dans un avenir assez rapproché, des chances si hasardeuses, que celui-ci, en voyant déboucher la septième bouteille, étendit la main au-dessus de son verre, en disant :

Merci! j'ai assez bu.

Jean Taureau releva le goulot de la bouteille, et regarda fixement M. de Valgeneuse.

XXXIX

Où M. de Valgeneuse déclare formellement qu'il ne sait ni chanter ni danser.

Le regard de Jean Taureau avait cette expression farouche que donne à certaines physionomies un commencement d'ivresse.

Ah! dit-il, vous avez assez bu?

- Oui, répondit Lorédan, je n'ai plus soif.

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