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Si je le mène devant la justice, j'espère bien que vous dé→ poserez la vérité.

-Taisez-vous, Barthélemy, fit doucement Salvator. Fifine vous dit cela; mais elle vous aime au fond.

Puis, regardant sévèrement la jeune femme, et de la même façon qu'un chasseur de serpents regarderait une vipère :

Elle doit vous aimer, au moins, dit-il; n'êtes-vous pas, quoi qu'elle dise, le père de son enfant?

La grande fille baissa humblement la tête sous le regard de Salvator, qui, seulement pour elle, semblait renfermer une menace, et, d'une voix radoucie, et avec l'innocence d'une vierge :

Certainement, dit-elle, que je l'aime au fond, quoiqu'il me batte comme plâtre... Mais comment voulez-vous, monsieur Salvator, que je sois caressante pour un homme qui ne me montre que les poings et les dents?

Jean Taureau se sentit vivement touché par ce revirement de sa maîtresse.

– C'est vrai, Fifine, dit-il les larmes aux yeux, c'est vrai, je suis un brutal, un sauvage, un Turc; mais c'est plus fort que moi, Fifine, que veux-tu !... Quand tu me parles de ce brigand de Fafiou, quand tu me menaces d'enlever ma fille, et de t'en aller avec elle, je perds la tête, et je ne me souviens que d'une chose: c'est que je donne un coup de poing de cinquante livres. Alors, je lève la main, et je dis : « Qui en veut? Voyons!... » Mais je te demande pardon, ma petite Fifine! tu sais bien que je ne suis ainsi que parce que je t'adore!... D'ailleurs, qu'est-ce que c'est, au bout du compte, que deux ou trois coups de poing de plus ou de moins dans la vie d'une femme?

Nous ignorons si mademoiselle Fifine trouva l'argument logique; mais elle agit comme si elle le trouvait ainsi : elle lendit superbement sa main à Barthélemy Lelong, qui la porta si rapidement à ses lèvres, qu'on eût dit qu'il allait la dévorer.

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Lal dit Salvator. Maintenant que la paix est faite, parlons d'autre chose.

Oui, dit mademoiselle Fifine, dont la colère factice ‚était déjà tombée complétement, tandis que l'émotion réelle

de Jean Taureau grondait encore au fond de sa poitrine; et, pendant ce temps-là, moi, je descendrai et j'irai chercher le lait.

Mademoiselle Fifine décrocha, en effet, la boîte au lait, pendue à la muraille; puis, s'adressant de nouveau au jeune homme d'un ton câlin:

Prendrez-vous le café avec nous, monsieur Salvator? demanda-t-elle.

- Merci, mademoiselle, répondit Salvator; c'est déjà fait.

Mademoiselle Fifine fit un geste qui répondait à cette exclamation: « Quel malheur!» après quoi, elle descendit l'escalier en chantant un air de vaudeville.

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C'est une excellente fille, au fond, monsieur Salvator, dit-il, et je m'en veux bien, allez, de la rendre malheureuse comme je le fais ! Mais, que voulez-vous! on est jaloux ou on ne l'est pas : moi, je suis jaloux comme un tigre; ce n'est pas ma faute.

Et l'hercule poussa un gros soupir plein de reproches pour lui, et de tendresses pour mademoiselle Fifine.

Salvator le contemplait avec une douloureuse admiration. - A nous deux, maintenant, Barthélemy Lelong! dit-il. Oh! tout à vous, monsieur Salvator, de corps et d'âme répondit le charpentier.

Je le sais, mon brave; et, si vous reportiez sur vos camarades une portion de l'amitié et surtout de la mansuétude que vous avez pour moi, je ne m'en trouverais pas plus mal, et les autres s'en trouveraient mieux.

Ah monsieur Salvator, vous ne m'en direz pas plus que je ne m'en dis à moi-même.

- Eh bien, vous vous direz tout cela quand je serai parti. Moi, j'ai besoin de vous ce soir.

- Ce soir, demain, après-demain! à vos ordres, monsieur Salvator.

Le service que j'ai à vous demander, Jean Taureau, pourra vous retenir hors de Paris... peut-être vingt-quatre heures... peut-être quarante-huit heures... peut-être davantage.

t-il?

La semaine entière, monsieur Salvator, cela vous va

Merci... Maintenant, y a-t-il beaucoup d'ouvrage au chantier?

- Aujourd'hui et demain, oui.

En ce cas, Barthélemy, je retire ma proposition: je ne veux pas que vous perdiez votre journée, et surtout que vous priviez votre maître de vos services.

-Oh! je ne perdrai pas ma journée pour cela, monsieur Salvator.

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- Comment?

Je ferai aujourd'hui ma journée de demain.
Cela me semble difficile.

Difficile? Oh! mon Dieu, non !

- Comment pouvez-vous faire, en un jour, l'ouvrage de deux jours?

Le patron m'a offert de me payer comme quatre, si je voulais faire l'ouvrage de deux, parce que, sans me vanter, ma besogne est de la besogne bien faite, voyez-vous... Eh bien, je travaillerai aujourd'hui comme deux, et je serai payé comme un; mais j'aurai été utile à un homme pour lequel je me jetterais dans le feu. Voilà !

Merci, Barthélemy, j'accepte.
Qu'y a-t-il à faire ?

- Vous vous rendrez ce soir à Châtillon.

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Où cela ?

A la Grâce de Dieu.

Connu ! A quelle heure?

A neuf heures.

J'y serai, monsieur Salvator.

- Vous m'attendrez... sans boire plus d'une bout

Pas plus d'une, monsieur Salvator.

- Vous me le promettez ?

Je vous le jure!

Le charpentier leva la main, comme il eût fait devant un tribunal, plus solennellement peut-être.

Salvator continua.

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Vous amènerez avec vous Toussaint-Louverture, s'il est disponible aujourd'hui.

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Décidément, dit mademoiselle Fifine, qui rentrait avec son pot de crème, vous ne voulez donc pas prendre le café avec nous ?

- Merci, mademoiselle, dit Salvator.

Tandis que le jeune homme gagnait la porte, mademoiselle Fifine alla au charpentier, et, lui caressant le menton, qu'elle avait si vigoureusement secoué, dix minutes auparavant :

- Il va donc prendre sa tasse de café, mon bon loulou, dit-elle. Voyons, embrassez votre petite Fifine, et ne soyez plus méchant!

Jean Taureau poussa un beuglement de joie, et, après avoir embrassé Fifine à l'étouffer, rejoignant Salvator sur le palier :

Ah! monsieur Salvator, dit-il, vous avez bien raison, je suis un brutal, et je ne méritais pas une pareille femme! Salvator serra, sans répondre, la main calleuse du brave charpentier, lui fit un signe de tête, et descendit l'escalier. Un quart d'heure après, il frappait à la porte de Justin.

Ce fut sœur Céleste qui vint ouvrir : elle était en train de balayer la classe, tandis que Justin, debout près de la fenêtre, taillait les plumes des écoliers.

- Bonjour, sœur, dit joyeusement Salvator en tendant la main à la chétive jeune fille.

Bonjour, notre colombe! répondit en souriant sœur Céleste, qui, ayant, un jour, entendu sa mère donner ce nom au jeune homme en souvenir de son entrée dans leur arche, où il ne venait jamais qu'avec un rameau d'olivier, continuait à l'appeler ainsi.

Chut dit Salvator en mettant le doigt sur les lèvres, je crois que j'apporte une bonne nouvelle à frère Justin. Comme toujours, dit sœur Céleste.

Hein ? fit Justin, qui avait entendu et reconnu la voix de Salvator.

Et il accourut sur le seuil de la classe.

Sœur Céleste se retira.

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Oh! mon Dieu! dit le jeune homme en frémissant. Bon! fit Salvator, si vous commencez par frémir, comment finirez-vous ?

– Parlez, mon ami! parlez!

Salvator posa la main sur l'épaule de son ami.

- Justin, continua-t-il, si l'on venait vous dire : « A partir d'aujourd'hui, Mina est libre, Mina est délivrée, Mina peut être à vous; mais, de crainte de la perdre, il faut tout quitter, abandonner famille, amis, patrie! si l'on vous disait cela, que répondriez-vous?

joie !

Mon ami, je ne répondrais rien; mais je mourrais de

Ce ne serait cependant pas le moment... Continuons. Si, à ce que je viens de vous dire, on ajoutait ces mots : "Mina est libre, c'est vrai, mais à la condition que vous partirez à l'instant même avec elle sans avoir le temps d'exprimer un regret, de tourner la tête en arrière? »

Le pauvre Justin laissa tomber son menton sur sa poitrine et répondit tristement:

- Je ne partirais pas, mon ami... Vous savez bien que je ne puis partir.

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Continuons, dit Salvator; peut-être y a-t-il moyen d'arranger tout cela.

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- Oh! mon Dieu! fit Justin en levant les bras au ciel. - Quel est, reprit Salvator, le désir le plus ardent de votre mère et de votre sœur?

C'est d'aller mourir dans le village où elles ont vécu, sur le coin de terre où elles sont nées.

- Eh bien, Justin, dit Salvator, à partir de demain, elles peuvent y aller vivre et mourir.

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Mon cher Salvator, que dites-vous là?

Je dis qu'il doit y avoir, attenantes à la ferme que vous exploitiez, ou aux environs de cette ferme, quelques-unes de ces charmantes petites maisons aux toits de tuiles ou de chaume, qui font si bien dans le paysage, quand, le soir, on les voit à travers un massif d'arbres entr'ouvert par la brise, qui fait tournoyer leur fumée montant vers le ciel!

- Oh! Salvator, il y en a dix.

- Et combien coûte, avec un jardin d'un arpent, une pe tite maison comme celles-là?

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