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qui voulait faire la contre-révolution par l'intérieur, celle qui voulait la faire par l'extérieur Dans la première étaient ces députés de la noblesse et du clergé qui jusqu'alors avaient protesté contre les travaux de l'assemblée ceux-ci, dans l'espoir d'entraver par leur vote la marche législative de la révolution, déclarèrent que, vu les circonstances impérieuses où l'état se trouvait, ils prendraient part dorénavant à tous les actes de l'assemblée. Dans la seconde fraction étaient les instigateurs de la conspiration déjouée par l'insurrection, le comte d'Artois, le prince de Condé, le maréchal de Broglie, le duc de Polignac, le baron de Breteuil, etc. : ceux-là, qui avaient manœuvré de telle sorte qu'en deux mois et demi ils avaient usé toutes les ressources de l'ancien régime, craignant les vengeances populaires, et laissant le roi se tirer de l'abîme où ils l'avaient poussé, s'en allèrent lâchement à l'étranger éveiller l'attention des couronnes sur la révolution française (16 juill.).

Cependant Louis avait rappelé Necker, qui avait été porté en triomphe jusqu'à Paris; il avait fait entrer dans son conseil des députés pris dans la majorité de l'assemblée; il semblait marcher franchement dans le sens révolutionnaire : mais tout cela ne rendait pas le calme et la prospérité au royaume. L'insurrection avait brisé toutes les idées d'obéissance et de subordination. Paris était dans une agitation perpétuelle, et la famine en était la principale cause. Les électeurs s'étaient démis de leurs fonctions et les avaient transmises à cent vingt administrateurs élus par les districts; mais la nouvelle municipalité n'ayant aucune loi pour la guider, entourée d'obstacles, obligée de tout régler, police, subsistances, justice, armée, succombait à l'immensité de ses travaux. La garde nationale, où l'on avait incorporé des compagnies soldées composées de gardes-françaises, était sans cesse sur pied pour escorter les farines, dissiper les émeutes, et son chef acquit la popularité la mieux méritée par son dévouement, sa fermeté, sa vigilance infatigable. Mais ses efforts ne furent pas toujours capables d'arrêter les fureurs populaires, excitées, à ce qu'on croit, par des agitateurs dont le but et les menées sont restés inconnus. C'est ainsi que deux anciens administrateurs, qu'on accusait d'être les chefs actuels du pacte de famine, Foulon et Berthier, ayant été arrêtés en province, furent conduits à Paris et, malgré la résistance désespérée de La Fayette, massacrés devant l'Hôtel-deVille (22 juillet).

Le mouvement de la capitale s'était communiqué à toutes les provinces; et plusieurs villes avaient imité la prise de la Bastille

en s'emparant des citadelles qui les dominaient. Tout à coup le bruit se répandit que les brigands qu'on voyait dans toutes les émeutes dévastaient les granges et coupaient les blés. Aussitôt toutes les campagnes s'armèrent, et les paysans commencèrent une nouvelle jacquerie contre les nobles: ils attaquèrent les châteaux, brûlèrent les archives seigneuriales, refusèrent de payer les impôts et même en quelques lieux tuèrent leurs anciens maîtres. Les gardes nationales et les municipalités, qui se formèrent partout à l'exemple de Paris, étaient plus enclines à protéger ces désordres qu'à les arrêter. Les nobles résistèrent; et dans plusieurs provinces, il y eut de vrais combats, où des deux côtés on se livra à d'horribles représailles.

L'Assemblée nationale, entre un gouvernement discrédité, malintentionné, et un peuple affamé et insurgé, était le seul pouvoir qui pût arrêter l'anarchie, et elle avait dû, dès le premier jour, se mêler d'administration, créer un comité de subsistances, donner des ordres directs aux autorités civiles et militaires. A la nouvelle de l'incendie des châteaux et des fureurs des paysans, une vive discussion s'engagea sur les mesures à prendre pour faire respecter les propriétés (4 août). Alors le vicomte de Noailles proposa d'arrêter l'effervescence populaire en déclarant que tous les droits féodaux étaient rachetables, que les corvées seigneuriales et autres servitudes personnelles étaient abolies sans rachat. Aussitôt le duc d'Aiguillon demanda que les corps, villes, communautés et individus qui jouissaient de priviléges particuliers et d'exemptions personnelles supportassent à l'avenir toutes les charges publiques. Ces deux propositions sont accueillies par des acclamations, et l'assemblée proclame « qu'elle détruit le régime féodal, qu'elle abolit à jamais les priviléges personnels ou réels en matière de subsides, enfin que tous les citoyens sont admissibles à tous les emplois et dignités ecclésiastiques, civils et militaires. » L'enthousiasme s'empare de tout le monde; chacun veut offrir un sacrifice; une lutte de générosité s'engage, dans laquelle un évêque propose l'abolition des dîmes, un magistrat l'administration gratuite de la justice, toute la noblesse la suppression du droit exclusif de chasse. La tribune est envahie; les secrétaires n'ont pas le temps d'écrire; on vote par acclamation la révision des pensions, la réforme des corporations des métiers, l'abolition des justices seigneuriales sans indemnité, de la vénalité des offices, des droits casuels des curés, des annates, de la pluralité des bénéfices, etc. Puis les députés des pays d'états viennent offrir la renonciation aux priviléges de leurs provinces; les villes privilégiées deman

dent que leurs libertés locales soient confondues dans le droit commun des Français; tous veulent être régis par une même loi, une même justice, une même administration. Enfin l'assemblée, avec des transports d'enthousiasme, proclame Louis XVI restaurateur de la liberté française, et se sépare aux cris de Vive le roi.

Cette séance mémorable détruisit de fond en comble l'ancienne société, et c'est à ce jour que nous aurions dû rigoureusement terminer l'histoire du régime féodal. Mais quand il fallut transformer en décrets ces résolutions générales et discuter les détails d'exécution, les difficultés apparurent, les égoïsmes se montrèrent, le clergé et la noblesse firent des réclamations et parlèrent de leurs mandats dépassés et de la volonté de leurs commettants. Louis XVI fut effrayé de cette révolution législative, autrement redoutable que l'insurrection du 14 juillet, et qu'un royaliste appela la SaintBarthélemy des propriétés. « J'admire le sacrifice, dit-il; mais je ne consentirai jamais à dépouiller ma noblesse et mon clergé... Si la force m'obligeait à sanctionner, je céderais; mais alors il n'y aurait plus en France ni monarchie ni monarque. » En effet, quand les décrets furent présentés à sa sanction, il les repoussa, disant que ce n'étaient que des textes pour des lois futures. Alors l'assemblée déclara que ces décrets étaient constitutifs, qu'ils n'avaient pas besoin de la sanction royale, et le roi n'eut plus qu'à les promulguer.

DÉCLARATION

§ VI. SITUATION DES PARTIS DANS L'ASSEMBLÉE DES DROITS DE L'HOMME. DISCUSSION SUR LE POUVOIR LÉGISLATIF ET LE veto. ANARCHIE DANS PARIS. PROJETS DE LA COUR. Les partis commençaient à se dessiner, et l'assemblée à se diviser clairement en côté gauche, composé des constitutionnels; côté droit, composé des partisans de l'ancien régime, centre, composé de ceux qui cherchaient à accorder ces deux grandes divisions. Jamais carrière plus vaste n'avait été ouverte à l'éloquence; mais aussi jamais assemblée n'avait réuni tant de grands talents. Le côté droit comptait parmi ses orateurs Cazalès et Maury : l'un simple, ardent et facile; l'autre sophiste, discoureur, érudit. On remarquait au centre Mounier, Malouet, Lally-Tollendal, partisans de la constitution anglaise, et voulant arrêter la révolution à cette forme de gouvernement. Le côté gauche se glorifiait de Barnave, Duport, Lameth, association de talents brillants, jeunes, pleins d'avenir et de patriotisme; puis de Syeyès, esprit systématique et absolu, mais doué d'une prodigieuse puissance de conception et de déduction; sa renommée était immense, même parmi le peuple;

et la constitution presque entière fut son œuvre ou celle de ses disciples. Au-dessus de tous ces hommes dominait Mirabeau, le tribun et le vrai représentant du peuple, parce qu'il en avait toutes les passions, toute la colère contre le despotisme, tout le génie révolutionnaire; parce que, seul peut-être de toute l'assemblée, il ne mêlait pas à l'énergie de la destruction et de la liberté des rêveries spéculatives; parce que son esprit lumineux et pratique trouvait d'inspiration ce qui était possible, positif et vrai. Ce transfuge de l'aristocratie, se mettant en quête de tous les projets, profitant de toutes les idées des autres et s'en faisant l'ardent promoteur, donna une telle impulsion à la révolution, qu'on peut douter que, sans ce terrible guide, elle eût marché si vite. C'était dans les circonstances difficiles, dans les temps de danger, quand il fallait prendre de grandes résolutions, que tout son génie éclatait alors son esprit faisait en un instant le travail des années; sa pensée jaillissait rapide comme l'éclair, substantielle et serrée comme la méditation; la raison, le sophisme, le sublime, l'invective, coulaient à flots de sa bouche, et il emportait d'assaut les acclamations et les délibérations. Dévoué sincèrement à la révolution, mais sans idées morales, sans croyance religieuse, déprimé par l'arriéré de honte que lui avaient laissé les désordres de sa jeunesse, « il faisait tout supposer de ses talents, de son ambition, de ses vices, du mauvais état de sa fortune, et autorisait, par le cynisme de ses propos, tous les soupçons et toutes les calomnies 1. >>

A côté de ces rois de la parole étaient une foule d'hommes remarquables par les lumières, la générosité des sentiments, l'habitude des travaux de la pensée; audacieux à entreprendre et à détruire, intrépides à résister, pleins de foi pour leur grande mission, enfin mêlant à l'énergie et à l'activité révolutionnaire un caractère d'abstraction rêveuse et de généralité métaphysique qui tenait à la disposition des esprits du dix-huitième siècle, à cette origine littéraire et philosophique que la réforme sociale avait parmi nous, à l'influence de ces théories dont Rousseau avait été le tribun éloquent 2. Ainsi, après avoir rasé par le pied, en quelques heures, tout l'édifice féodal, l'assemblée consacra de longues séances à une déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui devait servir de préface à la constitution, œuvre métaphysique, empruntée au Contrat social et pourtant empreinte de matérialisme. C'était une imitation des Américains, toute naturelle à des esprits

I Thiers, t. 1, p. 125.

2 Villemain, Littérature du dix-huitième siècle, t. iv, p. 83.

systématiques, qui, séduits par les idées d'une société primitive, devaient vouloir en poser les fondements, à des hommes « qui, suivant Mirabeau, travaillaient pour le monde entier et pensaient que l'espèce humaine les compterait au nombre de ses bienfaiteurs. >> Nul ne songea que les législateurs font des lois, non des abstractions philosophiques, qu'ils prescrivent et ne définissent pas. C'était pourtant une grande faute que de poser des maximes inflexibles qui soulevaient toutes les imaginations sans mettre à côté leur application; que de déclarer à un peuple si ardent à traduire en faits les théories, qu'il avait des droits, sans lui parler de ses devoirs; que de lui dire, sans restriction et sans commentaire, que la résistance à l'oppression était dans le droit naturel. Enfin, il aurait fallu songer qu'en posant comme principe social la souveraineté du peuple, on posait un principe de droit des gens hostile à celui de toutes les nations voisines, et qui tôt ou tard devait mettre la France en guerre avec elles. Aussi la déclaration des droits, destinée par les constituants à donner aux citoyens l'idée de leur dignité et de leur importance, fut le code qu'on invoqua plus tard pour détruire la constitution elle-même.

L'adoption de la déclaration des droits fut suivie de longues discussions sur les formes du gouvernement. D'après les recommandations des cahiers, unanimes pour demander l'établissement d'une monarchie représentative, la constitution anglaise semblait le modèle qui devait se présenter à tous les esprits. Néanmoins cette constitution eut très-peu de partisans; et c'était une conséquence toute simple des causes et du but de la révolution. En effet, la révolution avait été faite socialement contre l'aristocratie, politiquement contre la royauté : on réclamait contre la première l'égalité, contre la seconde la liberté; on voulait détruire la noblesse et lier les mains au pouvoir. C'étaient là les principes qui inspiraient l'assemblée dans ses actes, le peuple dans ses insurrections; et il semble que dès le premier jour de la révolution on avait passé de plain-pied de la monarchie absolue à la république démocratique. Il était donc impossible de constituer une aristocratie, et l'idée que tout le monde se faisait du gouvernement à établir était la nation ordonne, le roi exécute; la nation est souveraine, le roi est son premier mandataire. C'était l'idée de Syéyès, et il la développait avec une implacable rigueur : aussi paraissait-il absurde d'établir une chambre haute, qu'elle fût nommée par le roi ou par le peuple; de donner à un seul homme le droit d'arrêter la volonté de toute une nation. « La multitude, qui ignore la nature et les limites des pouvoirs, voulait que l'assemblée en qui elle se confiait put tout, et

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