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que le roi, dont elle se défiait, ne pût rien 1. » On peut donc dire que lorsque les questions suivantes furent posées : le pouvoir législatif sera-t-il composé d'une ou de deux chambres? le droit de sanction accordé au roi sera-t-il absolu ou suspensif? elles étaient résolues à l'avance. Pourtant l'assemblée n'était pas républicaine, ou du moins elle ne croyait pas l'être; mais elle ignorait que pour qu'un état reste monarchique, ce n'est pas au prince qu'il faut donner le veto, mais à la nation; «< elle voulait sincèrement le roi, elle était pleine de déférence pour lui et le prouvait à chaque instant; mais elle chérissait la personne, et, sans s'en douter, elle détruisait la chose 2. » Aussi il fut décidé (10 septembre), à une très-forte majorité, que le pouvoir législatif serait composé d'une seule assemblée, que cette assemblée serait permanente, qu'elle aurait seule l'initiative des lois. La question du veto fut plus vigoureusement débattue; et Mirabeau, qui n'était pas seulement le plus grand orateur, mais le plus grand homme d'état de l'assemblée, se prononça pour le veto absolu : « Sans cela, dit-il, j'aimerais mieux vivre à Constantinople qu'à Paris. » Mais tout le parti constitutionnel fut obligé de se rejeter sur le veto suspensif, tant cette discussion excitait de tumulte parmi le peuple. Le peuple ne comprenait pourtant rien ni au mot ni à la chose; mais il n'en criait pas moins: «A bas le veto! » Pour lui, le veto, c'était l'ancien régime; car, s'il n'entendait rien au gouvernement représentatif, il avait au plus haut degré l'instinct révolutionnaire. Aussi l'on fit au Palais-Royal les motions les plus violentes contre l'assemblée: on menaçait les députés royalistes de les révoquer, de faire leur procès, « d'éclairer leurs châteaux; » on demandait la convocation générale des districts; on proposa et on essaya même de marcher sur Versailles. La Fayette fit les plus grands efforts pour arrêter le tumulte; des rixes violentes éclatèrent entre le peuple et la garde nationale, et on commença à déclamer contre le « despotisme bourgeois. » Enfin, à la majorité de six cent soixante-treize voix contre trois cent quinze, le veto fut déclaré suspensif pendant deux législatures (24 septembre).

Ce vote ne rendit pas le calme à la capitale, où il y avait deux causes permanentes de désordre: la disette, qui augmentait sans cesse, l'absence de toute autorité respectée. La municipalité envoyait au loin chercher des blés qu'elle revendait à perte; et comme les campagnes étaient affamées, il fallait faire escorter les convois par des corps entiers de garde nationale. On vivait au jour le jour, dans de mortelles inquiétudes pour le lendemain. Bailly était déI Mignet, t. I, p. 121. - 2 Thiers, t. 1, p. 239,

voré de soucis et de travail, pendant que La Fayette attendait à chaque instant une émeute. D'un autre côté, les districts avaient fait comme la municipalité, et celle-ci comme l'assemblée : ils avaient dû empiéter sur tous les pouvoirs et se charger de toutes les affaires; et la capitale se trouvait divisée en soixante républiques indépendantes. Chacun d'eux agissait comme étant une commune séparée, rendait des arrêts opposés aux arrêts de la commune, avait des comités de police, de surveillance, de force armée, qui entraient en lutte avec ceux de la commune : peu s'en fallut même que plusieurs ne se missent en guerre ouverte avec elle.

L'avenir paraissait sombre et effrayant : l'anarchie et la défiance étaient partout; on soupçonnait les projets de vengeance de l'aristocratie, on parlait des menées des princes à l'étranger; on s'inquiétait des intentions du roi, qui n'avait accepté que certains articles de la déclaration des droits, disant qu'il ne pouvait approuver les autres avant que la constitution ne fût faite. Le peuple croyait à une conspiration nouvelle de la cour, dans laquelle, disait-on, le roi devait s'enfuir à Metz et marcher sur Paris avec une armée; on parlait de signatures demandées à toute la noblesse, de lettres de la reine au comte d'Artois et à l'empereur; on s'alarmait d'un régiment dont la garnison de Versailles venait de se grossir, de deux mille officiers et gardes du corps dont le château se garnissait. Le Palais-Royal prétendait qu'il fallait arracher le roi à son entourage, l'amener à Paris, et assurer ainsi les approvisionnements de la capitale et l'achèvement de la constitution. « Il faut un second accès de révolution, » disaient Marat, Camille Desmoulins, Loustalot, dans leurs journaux pleins de fougue et de violence. § VII. JOURNÉE DU 5 OCTOBRE. LES PARISIENS A VERSAILLES. - Dans cette disposition des esprits, on apprit que les gardes du corps venaient de donner un banquet aux officiers de la garnison de Versailles (3 octobre), que la reine et le roi s'y étaient présentés et avaient été accueillis avec des transports d'enthousiasme; que la fête ayant dégénéré en orgie, les convives, exaltés par le vin, avaient foulé aux pieds la cocarde tricolore, insulté l'Assemblée nationale et les Parisiens, fait le simulacre d'une charge contre eux. Tout cela confirma les soupçons sur la conspiration de la cour; et comme la disette augmentait, on prétendit que le plan des aristocrates était d'affamer Paris. Des attroupements se formèrent de tous côtés ; et le matin du 5 octobre, une femme saisissant un tambour, parcourut les rues en criant : « Du pain! du pain ! » Elle rassembla ainsi des milliers de femmes qui se portèrent à l'Hôtel-de-Ville. Les postes de la garde nationale s'ouvrirent devant

leur attaque furieuse, et elles se précipitèrent dans l'hôtel, suivies par des hommes armés de haches qui pillèrent le magasin d'armes. Alors Maillard, l'un des vainqueurs de la Bastille, leur proposa d'aller à Versailles. « A Versailles ! » crièrent - elles; et aussitôt elles se mirent en marche, emmenant des charrettes, des armes, des canons, et entraînant avec elles toutes les femmes qu'elles rencontraient.

Pendant ce temps, les représentants de la commune étaient accourus, et le tocsin rassembla la garde nationale sur la place de Grève. Mais la bourgeoisie partageait tous les sentiments de la multitude; et un grenadier, au nom de ses camarades, dit à La Fayette : « Le peuple est malheureux ; la source du mal est à Versailles. Il faut aller chercher le roi, l'amener à Paris, et exterminer ceux qui ont outragé la cocarde nationale. » La Fayette représenta vainement les malheurs qui suivraient une telle résolution. « A Versailles! >> criait-on de toutes parts. Les faubourgs avaient déjà lancé à la suite des femmes leurs bandes d'hommes farouches, qui prenaient la route de Versailles en poussant d'horribles menaces contre la cour et surtout contre la reine; les districts envoyaient leurs canons; le mouvement était universel. Après huit heures de résistance inutile, La Fayette se fit donner par la commune, qui envoya même avec lui deux de ses membres, l'ordre de mener la garde nationale à Versailles, et tout se mit en marche avec des cris de joie.

A la nouvelle de l'approche des femmes, la cour fut pleine de stupeur. On garnit de troupes la place d'Armes de Versailles, et la municipalité donna l'ordre à la garde nationale de protéger le départ du roi, s'il voulait quitter la ville. Pendant ce temps, l'assemblée avait envoyé au château une députation pour demander l'acceptation pure et simple de la déclaration des droits; mais elle éprouva un refus qui fut accueilli par de violents murmures. Ce fut l'occasion de dénoncer le banquet des gardes ; et comme le côté droit criait à la calomnie: « Je désapprouve, dit Mirabeau, ces dénonciations impolitiques; mais puisqu'on insiste, je dénoncerai moi-même et je signerai quand on aura déclaré qu'il n'y a d'inviolable en France que le roi. » En ce moment, les hordes des femmes arrivèrent et se précipitèrent dans la salle avec de grands cris. Maillard harangua l'assemblée et lui exposa la misère du peuple. On décida qu'une députation serait envoyée au roi; mais les femmes voulurent l'accompagner, et il fallut en admettre douze à la suite du président. Le roi accueillit ces femmes avec sa bonté ordinaire, donna des ordres pour diriger des blés sur Paris, et promit

d'accepter, sans restriction, la déclaration des droits. Mais pendant ce temps un combat s'engagea entre les gardes du corps et la garde nationale; quelques hommes furent tués, et l'on fit évacuer la place aux gardes, qui se retirèrent dans le château. Le roi tint conseil pour savoir s'il devait rester ou fuir, et ses voitures se présentèrent même à l'une des grilles; la garde nationale les repoussa. Alors il donna son acceptation à la déclaration des droits, et se décida à demeurer, pour ne pas laisser, dit-il, la place au duc d'Orléans. Il faisait nuit; la cour était pleine de terreur; on entendait les cris de fureur de la multitude contre les aristocrates et la reine; enfin on annonçait l'approche de l'armée parisienne.

Cette armée arriva à minuit. La Fayette alla exposer au roi la situation de Paris, et l'assurer du dévouement de la garde nationale. Les deux représentants de la commune qui l'accompagnaient dirent que le vœu des Parisiens était que le roi ne fût gardé que par les milices bourgeoises, qu'il pourvût aux subsistances, qu'il hâtât l'achèvement de la constitution, qu'il vînt habiter Paris. Louis répondit par de vagues promesses, et ordonna à La Fayette de confier les postes extérieurs à la garde nationale, dont la présence avait suffi pour ramener l'ordre et la sécurité. D'ailleurs, la pluie, la fatigue et la nuit avaient apaisé la fougue de la multitude, qui se dispersa dans les maisons et les édifices publics. A deux heures du matin, la famille royale reposait; à quatre heures, l'assemblée nationale se sépara ; à cinq heures, La Fayette alla se jeter sur un lit.

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§ VIII. JOURNÉEe du 6 octobre. LE ROI A PARIS. -SUITES DES JOURNÉES D'OCTOBRE. Une heure après, quelques hommes du peuple, qui rôdaient autour du château, trouvent une grille ouverte sur la route de Saint-Cyr; ils entrent dans le jardin et insultent un garde du corps, qui tire sur eux; ils ripostent par des coups de fusil. La foule accourt, envahit le château, tue plusieurs gardes du corps, et pénètre jusqu'à la chambre de la reine, qui eut à peine le temps de s'enfuir chez le roi. Les gardes se retranchent derrière les portes, et sont bientôt soutenus par les compagnies soldées de la garde nationale, qui parviennent à rejeter les assaillants dans les cours. Toute la ville était en tumulte. Les hôtels des gardes du corps avaient été envahis par le peuple, et dix-sept prisonniers allaient être égorgés sur l'avenue de Sceaux, quand La Fayette, éveillé au premier bruit, disperse cette foule furieuse, sauve les gardes et court au château, où il achève, avec ses grenadiers, de faire évacuer les appartements. Les députés, à la première nouvelle du tumulte, s'étaient rassemblés dans leur salle;

le roi leur demande de se rendre au château pour protéger sa famille : une députation de trente-six membres lui est envoyée.

Cependant la foule entassée dans la cour criait : « Le roi à Paris! » Louis, après avoir tenu conseil, parut au balcon et fit un signe d'assentiment. «< Vive le roi ! » cria la foule, mais en accompagnant ce cri de menaces contre la reine. La Fayette conduisit la princesse au balcon, et comme les paroles ne pouvaient être entendues, il lui baisa respectueusement la main. Le peuple accueillit cette réconciliation par des cris de joie, et l'on fit les apprêts du départ. L'Assemblée nationale décréta qu'elle était inséparable de la personne du roi, et qu'une députation de cent membres l'accompagnerait à Paris.

Les premières bandes du peuple étaient déjà en marche pour annoncer leur victoire à la capitale : elles portaient sur des piques les têtes de deux gardes du corps, et elles arrivèrent à midi aux portes de Paris; mais là elles furent dispersées par un détachement que La Fayette avait envoyé à leur suite. Deux heures après, arriva le commencement d'un cortége dont la fin n'entra dans la ville qu'à dix heures du soir, et qui offrait le spectacle le plus étrange. C'étaient d'abord le régiment de Flandre, les Suisses, l'artillerie, des charrettes où étaient montés hommes et femmes déguenillés, couverts de rubans tricolores et portant des branches de peuplier; puis soixante voitures de grains; puis la garde nationale pêle-mlêe avec les femmes armées, les hommes des faubourgs, les gardes du corps; puis l'assemblée nationale à cheval ou en voitures; puis les carrosses de la famille royale et de la cour, entourés d'une foule de gens de toute espèce; puis enfin des voitures de farine et de bagages. Tout cela poussait des cris de joie, chantait, menaçait, insultait : « Nous ne mourrons plus de faim, disaient les femmes, nous amenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron. »

Le roi se logea aux Tuileries, où il fut gardé par les milices bourgeoises. L'assemblée tint séance dans la salle du Manége, qui communiquait au pavillon septentrional des Tuileries par la terrasse des Feuillants 1.

Les journées d'octobre furent le complément de celles de juillet: en transportant le roi dans le foyer révolutionnaire et sous la surveillance du peuple, elles devaient rendre désormais impossible toute tentative pour arrêter la révolution par la force. Elles changèrent entièrement la situation des partis le mouvement crut la révolution terminée et sauvée ; la résistance fut pleine de terreur, 1 Sur l'emplacement des numéros 36 et 38 de la rue de Rivoli.

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