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et elle fut encore excitée par le supplice de Fouquier-Tinville et de quinze juges ou jurés du tribunal révolutionnaire. Quelques hommes obscurs répandirent un violent manifeste, où ils demandaient l'expulsion des soixante-treize, le rappel des députés patriotes, la constitution de 93, l'arrestation des membres des comités, le rétablissement du maximum, etc. (1795, 6 mai). C'était un 34 mai qu'ils voulaient faire; mais il n'y avait plus de commune pour le diriger; ils ne songèrent pas à s'entendre avec les restes de la Montagne, qui seuls auraient pu donner de l'ensemble à l'insurrection; et ils marchèrent comme au 12 germinal, sans plan, sans chef et sans direction.

Dès le matin du 1er prairial, la générale bat, le tocsin sonne, et une immense multitude de femmes, d'hommes, mêlés à quelques bataillons des faubourgs, enveloppe les Tuileries, force la garde et les portes, pénètre dans le palais, et se précipite dans la salle de la Convention en criant : « Du pain! la constitution de 93! » Les députés se réfugient sur les gradins supérieurs, protégés par quelques gendarmes; Boissy-d'Anglas se jette au fauteuil de la présidence il est entouré de piques, de fusils et de sabres; un député, Féraud, veut le couvrir de son corps; il est frappé d'un coup de pistolet, entraîné, massacré; quelques instants après, on apporte sa tête, et on la présente à Boissy, qui s'incline devant elle. Il n'y avait pas eu dans toute la révolution une plus horrible scène de confusion on se poussait, on tirait des coups de fusil, on criait sans but et sans raison; la foule, aveugle et délirante, occupait les banquettes, faisait tapage, jouissait de l'humiliation de ses maîtres, sans se douter que le gouvernement, c'est-à-dire les comités qui siégeaient dans l'autre aile du palais, restait libre et travaillait à appeler des secours. Un canonnier lit le manifeste des insurgés : il est interrompu par des applaudissements, des roulements de tambours, des injures aux députés. L'un crie : « La liberté des patriotes! L'arrestation des émigrés! dit un autre. Une municipalité à Paris! ajoute un troisième. La constitution de 93! du pain! du pain! >> vocifère la foule. Ce tumulte durait depuis six heures, lorsque, sur la motion d'un insurgé, le peuple envahit les gradins supérieurs, fait descendre les députés dans le parquet, les entoure et les force de voter ses demandes. Quelques Montagnards, pour donner une direction au tumulte, prennent la parole: Romme demande la liberté des patriotes et la permanence des sections; Bourbotte, l'arrestation des folliculaires qui ont empoisonné l'esprit public; Duroy, la restitution des armes aux patriotes; Goujon, le renouvellement des comités de gouvernement; Soubrany, la nomi

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nation d'une commission de quatre membres chargés du gouvernement provisoire. Le président met toutes ces propositions aux voix; les députés tremblants lèvent leurs chapeaux : les décrets sont adoptés. Il est minuit; les commissaires nommés, Duroy, Duquesnoy, Bourbotte, Prieur de la Marne, vont sortir pour s'emparer du pouvoir exécutif; mais alors les comités avaient réuni les sections thermidoriennes et la jeunesse dorée; les députés Auguis, Legendre, Kervelegan se mettent à la tête de ces troupes et entrent dans la salle au pas de charge. Un combat s'engage; la multitude est enfoncée, culbutée dans les salons, les escaliers, les cours elle se disperse en tumulte. Aussitôt la Convention brûle les minutes des décrets rendus par les révoltés, décrète l'arrestation des députés qui ont pris part à l'insurrection, ordonne aux sections de s'assembler « pour désarmer les assassins, les buveurs de sang, les voleurs et les agents de la tyrannie qui précéda le 9 thermidor. »

Le lendemain, les attroupements continuèrent; les bataillons du - faubourg Saint-Antoine arrivèrent devant les Tuileries, braquèrent leurs canons sur les sections thermidoriennes, et même entraînèrent dans leurs rangs les canonniers de ces sections. Un combat allait s'engager, mais il n'y avait plus là de Henriot pour forcer l'assemblée à faire les volontés du peuple. La Convention envoya des parlementaires aux ouvriers, admit leurs pétitionnaires dans son sein, et enfin les décida à se retirer. Le surlendemain, le faubourg reprit encore les armes; mais la Convention avait fait venir six mille dragons, qu'elle joignit à vingt-cinq mille hommes choisis dans les sections; le faubourg fut investi de tous côtés par cette armée, sommé de livrer ses canons, menacé d'un bombardement. Les habitants, irrésolus et manquant de chefs, cédèrent; et ce fut pour la multitude une véritable abdication du pouvoir qu'elle avait conquis le 14 juillet 1789. Le parti démocratique perdit la seule force qui lui était restée, la force matérielle de la multitude; il cessa d'être quelque chose, et fut réduit à faire d'obscures et inutiles conspirations.

La Convention assura son triomphe par les mesures les plus énergiques elle envoya devant une commission militaire les députés Rhul, Romme, Goujon, Duquesnoy, Duroy, Soubrany, Bourbotte, Peyssard, Forestier, Albitte, Prieur de la Marne : les deux derniers s'enfuirent; le premier se poignarda. Elle décréta d'arrestation Robert Lindet, Prieur de la Côte-d'Or, Jean-BonSaint-André, Vouland, Jagot, Lavicomterie, David, Dubarran, avec vingt et un autres députés; de sorte que tous les membres

des fameux comités de salut public et de sûreté générale, à l'exception de Carnot et de Louis (du Bas-Rhin), étaient, à cette époque, morts, déportés ou emprisonnés. La gendarmerie fut licenciée; on retira les canons à toute la garde nationale, qui fut réorganisée de telle sorte qu'aucun ouvrier n'en fit plus partie; on établit un camp d'artillerie et de cavalerie dans la plaine des Sablons; on donna à la capitale une garnison de troupes de ligne, qu'elle n'avait plus depuis 1789; on incarcéra en dix jours plus de dix mille patriotes 1; enfin la commission militaire envoya à l'échafaud vingt-neuf prisonniers, et elle traduisit devant elle les huit députés accusés. C'étaient des républicains sincères, probes, purs de tout excès, qui n'avaient en aucune sorte préparé l'insurrection ils s'étaient inspirés du moment, disaient-ils; et c'était pour empêcher la dissolution de la Convention qu'ils avaient cherché à régulariser le tumulte. Néanmoins Peyssard fut condamné à la déportation, Forestier à la prison, tous les autres à mort. Dès que l'arrêt fut prononcé, Romme se frappa d'un coup de couteau et le passa à Goujon, qui se frappa à son tour et le passa à Du- · quesnoy. Le couteau passa, ainsi ensanglanté, aux mains des six condamnés; mais Soubrany, Bourbotte, Goujon ne se tuèrent pas, et furent traînés à l'échafaud tout sanglants et encore pleins de calme et de dignité.

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§ VIII. PROGRÈS DU ROYALISME. MASSACRES DANS LES PROVINCES. — Le 1er prairial fut pour la multitude ce qu'avait été pour la bourgeoisie le 31 mai: désarmée, privée de sa constitution, exclue du gouvernement, elle laissa les classes moyennes reprendre la conduite de la révolution; et cette destitution du peuple, cette restauration de la bourgeoisie, était dans l'ordre naturel des choses. Au commencement de 93, alors que la France et la révolution étaient agonisantes, la brillante Gironde, son gouvernement légal, les classes riches et éclairées qu'elle représentait, avaient été écartés et persécutés à cause de leur funeste et intempestive modération; la Montagne, le comité de salut public, la multitude s'étaient emparés de la dictature, et, par des prodiges d'énergie barbare et de dévouement furieux, avaient sauvé la France et la révolution. Cette grande œuvre opérée, le pouvoir de la multitude, du comité de salut public, de la Montagne, devint illégitime et impossible. Le comité fut renversé le 9 thermidor, la Montagne désorganisée le 12 germinal, la multitude destituée le 1er prairial; les classes moyennes, seules capables de constituer la révolution, revinrent au pouvoir; l'ordre légal dut succéder au gouvernement I Annales patriotiques du 29 mai.

révolutionnaire; la Gironde vainquit à son tour la Montagne, exerça sur elle de sanglantes représailles, supplicia, déporta, emprisonna soixante-deux de ses membres. Tout cela se fit avec d'autant plus de facilité que tout ce qu'il y avait d'énergique et de turbulent parmi la multitude avait péri sur les champs de bataille, pendant que ce qu'il y avait d'énergique et de turbulent dans la bourgeoisie s'était tenu à l'écart, et que les masses étaient maintenant indifférentes, lasses et dégoûtées de tout. Mais alors le royalisme apparut, prêt à profiter de cette apathie des masses et de l'abdication de la multitude pour égarer la bourgeoisie. « Ce qui faisait sa principale force, disait Boissy-d'Anglas, c'est qu'il était soutenu par des gens honnêtes, d'un caractère faible, qui n'aimaient pas la république, parce que cette idée se liait, dans leur esprit, avec celle des troubles et des factions. »> « L'opinion qui avait triomphé en prairial, échauffée par le succès, trahit promptement les secrets desseins de la faction qui la poussait1. » « On eût dit, à lire les écrits des partis, à entendre les gens qui se croyaient dans la confidence, que c'en était fait du gouvernement républicain, et que la Convention n'avait plus qu'à proclamer la royauté 2. » La chasse aux Jacobins prit une nouvelle activité; les honnêtes gens (ainsi s'appelaient les royalistes) croyaient tout légitime contre les terroristes, et « l'on poursuivait comme tels tous ceux qui avaient gouverné, administré ou participé d'une manière quelconque aux succès de la révolution. La perte de la république se tramait publiquement 3. >>

Pour venger la France de la terreur passée, il s'en forma une nouvelle, plus odieuse, plus atroce, sans autre motif que la vengeance *. » « La cocarde tricolore, disait Barras, est devenue, dans plusieurs contrées du midi, un signe de proscription et de mort. » Les compagnies de Jéhu et du Soleil, formées et entretenues par les députés Cadroy, Isnard, Durand-Maillane, etc., coururent sus à tous les révolutionnaires : « Si vous n'avez pas d'armes, leur criait Isnard, déterrez les ossements de vos pères, et servez-vousen pour exterminer ces brigands. » Les autorités, complices de ces assassinats, les excusèrent en disant : « Le peuple a cru pouvoir donner la mort à ceux qui la lui donnaient depuis trop longtemps. » Lyon, Arles, Aix, Tarascon, vingt-cinq autres villes et dix départements eurent leur 2 septembre, avec des circonstances plus odieuses que le massacre de Paris, car les égorgeurs roya

I Fain, Manuscrit de l'an III, p. 296. — 2 Moniteur du 18 prairial.

3 Mémorial de Sainte-Hélène, t. II, p. 232.

4 Thibaudeau, Introd. à l'Histoire du Consulat et de l'Empire.

listes satisfirent seulement des inimitiés personnelles; ils tuèrent sans raison, comme sans nécessité, des gens obscurs, qui ne pouvaient rien changer à la situation des partis; ils dansèrent des farandoles autour des cadavres. Le plus affreux de ces massacres fut celui du fort Saint-Jean à Marseille (17 prair.), où deux cents détenus furent égorgés sous les yeux de Cadroy, qui encourageait les assassins. La Convention, dominée par les Girondins, ne punit pas ces crimes : « elle craignait moins les terroristes royaux que les terroristes révolutionnaires; et il ne lui venait pas à la pensée que le royalisme pût renaître de ses cendres . » D'ailleurs les excès des contre-révolutionnaires n'eurent pas le même éclat que ceux des Jacobins : les premiers étaient des exécutions publiques et terribles; les seconds étaient des assassinats sourds et isolés : de là vient que l'horreur populaire qui s'attache aux exécutions de la terreur n'a pas atteint les assassinats de la réaction, qui fut pourtant aussi sanglante et encore moins légitime qu'elle. § IX. CAMPAGNE DE 1795. La TRAHISON DE Pichegru. contre-révolution avait maintenant plus de chances de succès qu'à l'époque où les coalisés étaient maîtres de cinq ou six de nos places fortes elle ne comptait plus sur l'étranger, dont elle connaissait toute la duplicité égoïste; mais sur l'intérieur, où elle avait des partisans partout, même dans la Convention, même dans les comités. Elle se croyait si voisine du triomphe, qu'elle s'occupait de régler à l'avance le sacre de Louis XVIII. Alors elle combina une triple attaque : à l'est, par une trahison dans l'armée du Rhin; à l'ouest, par un débarquement dans la Vendée; à Paris, par les sections, qui, depuis le 1er prairial, étaient entièrement dominées par les royalistes. En même temps Pitt devait « faire couler le Pactole au milieu de la ligue. »

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Les opérations militaires se ressentaient du relâchement de tous les pouvoirs: nos armées étaient désorganisées, livrées à une profonde misère, diminuées par la désertion du quart de leur effectif. Deux batailles navales, livrées près de la Corse et près des îles d'Hyères, avaient été perdues. L'armée d'Italie, réduite à trente mille hommes devant soixante-dix mille Austro-Piémontais, après des combats multipliés dans la rivière de Gênes, avait évacué Vado, Finale, Loano, et s'était retirée sur la Taggia. Dans le nord, l'unique succès obtenu était la prise de Luxembourg. Le blocus de Mayence continuait; mais les trahisons d'Aubry avaient forcé les armées du Rhin à rester dans une inaction complète pendant plus de six mois, faute de matériel pour passer le fleuve. I Thibaudeau, Mém. sur la Convention, t. I, p. 240.

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