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confier qu'à lui-même le soin de conduire des affaires si compliquées: il partit pour Bayonne, et l'on répandit en Espagne le bruit qu'il se rendait à Madrid. Alors les amis de Ferdinand et le général Savary, qui avait été envoyé en mission auprès de lui, lui conseillèrent d'aller au-devant de l'Empereur, qu'il devait rencontrer, disait-on, à Burgos ou à Vittoria. Ferdinand était persuadé qu'il ne pouvait régner sans la protection de Napoléon, et il craignait d'être prévenu par son père qui se préparait à aller en France : il partit (1808, 10 avril) malgré les avertissements de ceux qui s'indignaient que le roi d'une aussi grande monarchie avilit publiquement sa `dignité pour aller mendier la reconnaissance d'un souverain étranger. Arrivé à Vittoria, il écrivit à l'Empereur pour le supplier de dissiper les inquiétudes de ses sujets en le reconnaissant comme roi; mais il n'obtint qu'une réponse aussi franche que dure, où Napoléon lui déclara qu'il ne pouvait le reconnaître tant qu'il ne lui serait pas démontré que l'abdication de Charles IV était parfaitement volontaire. Malgré cette lettre, malgré le peuple qui se portait en armes sur la route pour arrêter sa marche, il résolut d'aller à Bayonne « pour convaincre lui-même l'Empereur. » Celui-ci fut surpris de son arrivée; mais dès qu'il eut vu ce triste rejeton de Louis XIV, toutes ses incertitudes cessèrent (1808, 20 avril). « Jamais, dit-il, je ne pourrai compter sur l'Espagne, tant que les Bourbons en occuperont le trône. » Et, par son ordre, Savary demanda à Ferdinand sa renonciation à la couronne d'Espagne, en son nom et en celui des autres princes, moyennant la Toscane en indemnité. Ferdinand refusa avec fermeté. L'Empereur lui fit dire de « se décider avant l'arrivée de son père : car il était sûr d'obtenir de celui-ci toutes les cessions qu'il voudrait; » et il fit publier la protestation et la lettre suppliante de Charles IV. Ferdinand persista dans son refus. Alors le vieux roi et sa femme arrivèrent à Bayonne : ils furent reçus avec tous les honneurs royaux et éclatèrent de joie en trouvant là leur pauvre ami qui venait d'être délivré par Murat et envoyé en France (30 avril): le favori était l'instrument dont l'Empereur voulait se servir pour obtenir les renonciations des Bourbons. Alors commencèrent une série d'intrigues et d'entrevues dans lesquelles Charles IV voulut contraindre son fils à renoncer à la couronne qu'il «avait usurpée. » Ferdinand prétendit faire des conditions et demanda l'adhésion des cortès. Le peuple précipita la catastrophe.

Les Espagnols étaient irrités du départ de la famille royale, de la délivrance de Godoï, de l'invasion perfide des Français. Une insurrection éclata à Madrid; tous les soldats isolés furent massacrés;

un combat terrible s'engagea dans les rues. Murat parvint à comprimer la révolte (2 mai); mais le canon de Madrid retentit dans toute la Péninsule, et l'Espagne allait commencer cette série d'efforts héroïques, de convulsions misérables, de révolutions anarchiques où elle se débat encore aujourd'hui.

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La nouvelle de l'insurrection fut l'occasion d'une scène horrible entre Charles IV, la reine, Ferdinand et Napoléon, dans laquelle le vieux roi et sa femme demandèrent à leur fils son abdication, en l'accablant d'injures, en le menaçant de l'échafaud, en s'emportant jusqu'à vouloir le frapper. « Je ne reconnaîtrai jamais pour roi dEspagne, dit Napoléon, celui qui a ordonné le meurtre de mes soldats. Je n'ai d'engagement qu'avec le roi votre père je vais le reconduire à Madrid. - Moi! dit Charles, qu'irai-je faire dans un pays où il a armé toutes les passions contre moi ? » Ferdinand ne répondit rien et signa son abdication (1808, 5 mai). Alors Charles fit avec l'Empereur un traité par lequel il lui céda tous ses droits au trône d'Espagne, et auquel Ferdinand, son frère Carlos et son oncle Antonio accédèrent. Ces princes firent une proclamation pour inviter les Espagnols à « attendre leur bonheur des sages dispositions et de la puissance de Napoléon; » et ils se retirèrent, Ferdinand, son frère et son oncle, à Valençay; Charles, sa femme et Godoï, à Marseille.

La junte de gouvernement que Ferdinand avait instituée avant son départ, sur l'invitation de Murat et d'après les ordres de l'Empereur, demanda pour roi Joseph Bonaparte. Napoléon accéda à ce vœu forcé, et convoqua à Bayonne une junte d'état de cent cinquante députés pour faire une constitution (15 juin). « Espagnols, dit-il dans une proclamation pleine de raison et de dignité, après une longue agonie, votre nation périssait; j'ai vu vos maux je vais y porter remède. Votre monarchie est vieille : ma mission est de la rajeunir. J'améliorerai toutes vos institutions, et je vous ferai jouir, si vous me secondez, des bienfaits d'une réforme sans froissements, sans désordres, sans convulsions... » C'était là, en effet, la mission de l'Empereur; et l'on ne saurait douter que sa domination restauratrice n'eût, en quelques années, remis l'Espagne au niveau des sociétés européennes. Mais le but fut discrédité par les moyens la nation espagnole repoussa le régénérateur qui s'imposait à elle par la trahison; toute l'Europe regarda l'entrevue de Bayonne comme un guet-apens où les Bourbons avaient été amenés pour s'y dépouiller les uns les autres au profit de Napoléon; la France ne reconnut plus, dans ces intrigues odieuses, la politique, souvent hautaine et ambitieuse, mais toujours nette et loyale, de

son Empereur; elle se demanda de quel droit elle acceptait l'étrange donation de Charles IV, et de quelle utilité serait pour elle l'avénement de Joseph Bonaparte. Louis XIV avait sagement agi en rattachant l'Espagne à la France par un lien dynastique : c'était dans les exigences du droit public créé par le traité de Westphalie; mais, depuis la révolution, les pactes de famille devaient devenir les pactes des peuples, et c'était par les idées révolutionnaires qu'il fallait renouveler l'alliance de la France avec l'Espagne. Napoléon lui-même l'a reconnu : « Ma plus grande faute, dit-il, est d'avoir mis de l'importance à détrôner la dynastie des Bourbons. Charles IV était usé. J'aurais pu donner une constitution libérale à la nation espagnole et charger Ferdinand de la mettre en pratique. S'il l'exécutait de bonne foi, l'Espagne prospérait et se mettait en harmonie avec nos mœurs nouvelles; s'il manquait à ses engagements, les Espagnols eux-mêmes l'auraient renvoyé. Vous voulez vous créer un travail d'Hercule, me disait le principal conseiller de ce prince, lorsque vous n'avez sous la main qu'un jeu d'enfant. J'embarquai fort mal toute cette affaire. L'immoralité dut se montrer par trop patente, l'injustice par trop cynique, et l'attentat ne se présente plus que dans sa hideuse nudité, privé de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. La guerre d'Espagne a été une véritable plaie et la cause première des malheurs de la France... C'est ce qui m'a perdu 1. »

§ VII. SOULÈVEMENT DE L'ESPAGNE. Joseph abdiqua sa paisible couronne de Naples, qui fut transférée à Murat, et il arriva à Bayonne. Des députations espagnoles l'accablèrent de flatteries et de protestations de dévouement; Ferdinand lui-même, de sa retraite de Valençay, félicita Sa Majesté catholique et lui demanda son amitié; la junte d'état adopta la constitution proposée par l'Empereur; enfin Joseph, après avoir prêté serment à cette constitution, partit pour Madrid (1808, 9 juillet).

Il fallut que l'armée française lui en ouvrît la route. Pendant que les Bourbons abandonnaient lâchement leur couronne, le peuple rejetait le roi étranger qu'on lui fabriquait sur une terre étrangère; il déniait à ses princes le droit de le vendre comme un troupeau; `il prenait les armes pour repousser une constitution, des libertés, des réformes qui lui venaient de mains étrangères. A la nouvelle des événements de Madrid et de Bayonne, des soulèvements éclatèrent spontanément dans toutes les provinces, dans toutes les villes (27 mai). Ce furent les moines qui donnèrent l'élan au peuple, et le peuple entraîna la bourgeoisie et la noblesse, qui 1 Las-Cases, t. IV, p. 233. — O'Meara, t. 11, p. 160.

étaient disposées à accepter le roi français. Toutes les troupes se révoltèrent au nom de Ferdinand VII et fraternisèrent avec les insurgés; les étudiants s'enrôlèrent pour la liberté et formèrent des << légions de Brutus; » les autorités qui voulurent parler d'ordre public furent outragées; plusieurs généraux et magistrats, qui essayèrent d'arrêter ou de régulariser le mouvement, furent massacrés; les Français qui se trouvaient en Espagne furent livrés partout à la vengeance populaire : à Valence, trois cent cinquante furent poignardés de sang-froid dans la citadelle où le peuple les avait renfermés. C'était un mouvement démagogique qui réunissait le fanatisme religieux des temps de la Ligue au fanatisme politique de 93, et qui surpassa l'un et l'autre en atrocité. Des proclamations sanguinaires animaient les fureurs du peuple contre ces «< chiens de Français,» amis des juifs et des Turcs, qui venaient piller leurs riches églises; des catéchismes grossiers prêchaient l'assassinat contre ces «< anciens chrétiens devenus hérétiques, » et enseignaient que « Napoléon procède de l'enfer et du péché, Murat de Napoléon, Godoï de la fornication des deux autres; il n'y avait pas d'église où la Vierge n'eût proféré le cri de toute l'Espagne : « Mort aux Français! » Une insurrection si vaste, si sauvage, si anarchique, aurait conduit toute autre nation à sa ruine ou l'aurait livrée rapidement aux mains de ses ennemis; mais il n'est pas de pays où la vie municipale et l'esprit de localité soient plus puissants qu'en Espagne, pas de pays où le sol et les mœurs portent davantage à la guerre civile, où l'on s'accommode plus facilement de l'anarchie : l'Espagne aime la vie d'aventures; le contrebandier et le brigand sont chez elle des personnages populaires; elle est restée huit siècles à guerroyer contre les Maures. Des juntes d'insurrections s'établirent donc partout avec une facilité extrême, en même temps que se formèrent de petites armées qui combattaient côte à côte, saus ensemble, sans plan général, mais qui tenaient tout le pays soulevé; les routes étaient coupées, les convois enlevés, les traîneurs massacrés et mutilés. La junte de Séville se déclara junte suprême et déclara une guerre à mort à la France jusqu'à ce que les Bourbons eussent été rétablis et la nation remise dans son indépendance.

Ce soulèvement si universel, si dévoué, si héroïque, fut la gloire et le malheur de l'Espagne : il donna aux masses une puissance exorbitante, un amour de vagadondage, une habitúde de tumulte qui font aujourd'hui le désespoir de ce pays; il arrêta toute réforme, isola les classes lettrées du gouvernement, doubla l'orgueil de la nation et sa haine pour les étrangers; il éloigna l'Espagne du seul

pays qui puisse lui donner la vie et la lumière, pour la livrer à un état dont Gibraltar devait à jamais la séparer, l'Angleterre, qui ue vit dans ce grand mouvement national qu'un débouché pour ses manufactures. Ce fut un coup de fortune pour la puissance britannique et le salut des ennemis de la révolution : l'Angleterre, épuisée, abandonnée de tous ses alliés, déconsidérée par l'incendie de Copenhague, allait être contrainte à la paix, quand les événements d'Espagne changèrent la situation de l'Europe. L'opinion publique tourna contre Napoléon; la coalition eut un champ de bataille nouveau et sur les derrières de la puissance française; l'Angleterre, à qui tout le continent était fermé, trouva les débouchés de l'Amérique; enfin un terrible exemple fut donné au monde : il y avait un peuple qui se révoltait contre la révolution, et c'était au nom de cette indépendance nationale que la France avait montrée aux peuples comme le plus grand des biens. Aussi des transports de joie, des acclamations d'enthousiasme accueillirent-ils en Angleterre l'insurrection espagnole; le ministère fit solennellement alliance avec les juntes; il leur envoya, en moins de six mois, 76 millions, deux cent mille fusils, deux cents canons, et il prépara une armée de débarquement.

§ VIII. BATAILLE DE MÉDINA DE RIO-SECO. CAPITULATION DE BAYLEN. CONVENTION DE CINTRA. Les Français avaient à faire une guerre toute nouvelle ce n'étaient plus des gouvernements qu'il fallait vaincre, c'étaient des masses qu'il fallait soumettre; il ne s'agissait plus de manœuvres savantes à méditer, mais d'un territoire entier à occuper. A la place des villages abondants, des belles routes, des peuples bienveillants de l'Allemagne, on allait rencontrer un «< chaos de montagnes où l'on trouve à chaque pas des éboulements, des crevasses, des défilés profonds où trois cents hommes suffiraient pour arrêter une armée; des plaines nues dont rien de vivant que le genêt et la bruyère ne coupe l'uniformité; des pentes déboisées qui n'amassent plus les nuages, où les pluies glissent sur les rochers et n'engendrent que des torrents; des ravins impraticables par leurs eaux en hiver, par leurs escarpements en été ; des ruisseaux encaissés dans une lisière de verdure où l'on suit à la trace les plantations et les hameaux; des rivières aux eaux rares, aux flancs décharnés, coupées de barres et de sauts multipliés, où la navigation est presque impossible, les gués dangereux, les ponts peu communs; des routes très-rares, qui sont ou des défilés ou des fondrières; des villes isolées, bâties sur des hauteurs ou concentrées dans des murs; des villages distants et à demi sauvages; des habitants fiers, sobres, courageux et farouches; pays

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