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LETTRES

DE

JEAN RACINE

A BOILEAU,

AVEC LES RÉPONSES.

DE RACINE.

Luxembourg, le 24 mai 1687.

VOTRE lettre m'auroit fait beaucoup plus de plaisir, si les nouvelles de votre santé eussent été un peu meilleures. Je vis M. Dodart comme je venois de la recevoir, et la lui montrai. Il m'assura que vous n'aviez aucun lieu de vous mettre dans l'esprit que votre voix ne reviendra point, et me cita même quantité de gens qui sont sortis fort heureusement d'un semblable accident. Mais, sur toutes choses, il vous recommande de ne point faire d'effort pour parler, et, s'il se peut, de n'avoir commerce qu'avec des gens d'une oreille fort subtile, ou qui vous entendent à demi-mot. Il

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croit que le sirop d'abricot vous est fort bon, et qu'il en faut prendre quelquefois de pur, et trèssouvent de mêlé avec de l'eau, en l'avalant lentement et goutte à goutte; ne point boire trop frais, ni de vin que fort trempé; du reste, vous tenir l'esprit toujours gai. Voilà à peu près le conseil que M. Menjot me donnoit autrefois. M. Dodart approuve beaucoup votre lait d'ânesse, mais plus encore ce que vous dites de la vertu M..... Il ne la croit nullement propre à votre mal, et assure même qu'elle y seroit très-nuisible. Il m'ordonne presque toujours les mêmes choses pour mon mal de gorge, qui va toujours son même train; et il me conseille un régime qui peut-être me pourra guérir dans deux ans, mais qui infailliblement me rendra dans deux mois de la taille dont vous voyez qu'est M. Dodart lui-même '. M. Félix étoit présent à toutes ces ordonnances. qu'il a fort approuvées ; et il a aussi demandé des remèdes pour sa santé, se croyant le plus malade de nous trois. Je vous ai mandé qu'il avoit visité la boucherie de Châlons. Il est, à l'heure que je vous parle, au marché, où il m'a dit qu'il avoit

Il racontoit, quand il vouloit rire, qu'un médecin lui ayant défendu de boire du vin, de manger de la viande, de lire, et de s'appliquer à la moindre chose, ajouta : Du reste, Téjouissez-vous.

Le père du premier médecin du roi, Il étoit extrêmement naigre.

rencontré ce matin des écrevisses de fort bonne mine. Le voyage est prolongé de trois jours, et on demeurera ici jusqu'à lundi prochain. Le prétexte est la rougeole de M. le comte de Toulouse; mais le vrai est apparemment que le roi a pris goût à sa conquête, et qu'il n'est pas fàché de l'examiner tout à loisir. Il a déjà considéré toutes les fortifi cations l'une après l'autre, et est entré jusque dans les contremines du chemin couvert, qui sont fort belles, et surtout a été fort aise de voir ces fameuses redoutes entre les deux chemins couverts, lesquelles ont tant donné de peine à M. de Vauban. Aujourd'hui le roi va examiner la circonvallation, c'est-à-dire, faire un tour de sept ou huit lieues. Je ne vous fais point le détail de tout ce qui m'a ici de merveilleux. Qu'il vous suffise que je paru vous en rendrai bon compte quand nous nous verrons, et que je vous ferai peut-être concevoir les choses comme si vous y aviez été. M. de Vauban a été ravi de me voir, et, ne pouvant pas venir avec moi, m'a donné un ingénieur qui m'a mené partout. Il m'a aussi abouché avec M. d'Espagne, gouverneur de Thionville, qui se signala tant à Saint-Godard, et qui m'a fait souvenir qu'il avoit souvent bu avec moi à l'auberge de M. Poignant, et que nous étions, Poignant et moi, fort agréables, avec feu M. Bernage, évêque de Grasse. Sérieusement ce M. d'Espagne est un fort galant homme, et il m'a paru un grand air de vérité dans

tout ce qu'il m'a dit de ce combat de Saint-Godard. Mais, mon cher Monsieur, cela ne s'accorde, ni avec M. de Montecuculli, ni avec M. de Bissy, ni avec M. de la Feuillade; et je vois bien que la vérité qu'on nous demande tant, est bien plus difficile à trouver qu'à écrire. J'ai vu aussi M. de Charuel, qui étoit intendant à Gigeri. Celui-ci sait apparemment la vérité, mais il se serre les lèvres tant qu'il peut, de peur de la dire; et j'ai eu à peu près la même peine à lui tirer quelques mots de la bouche, que Trivelin en avoit à en tirer de Scaramouche, musicien bègue. M. de Gourville arriva hier, et tout en arrivant me demanda de vos nouvelles. Je ne finirois point, si je vous nommois tous les gens qui m'en demandent tous les jours avec amitié. M. de Chevreuse entr'autres, M. de Noailles, monseigneur le Prince, que je devrois nommer le premier, surtout M. Moreau notre ami, et M. Roze; ce dernier, avec des expressions fortes, vigoureuses, et qu'on voit bien, en vérité, qui partent du cœur. Je fis hier grand plaisir à M. de Termes, de lui dire le souvenir que vous aviez de lui. M. de Rheims, M. le président de Mesmes et M. le cardinal de Furstemberg sont toujours ici, et mettent le roi en bonne hu

meur.

DE BOILEAU.

!

¡Bourbon, le 21 juillet 1687.

J'ai été saigné, purgé, etc. et il ne me manque plus aucune des formalités prétendues nécessaires pour prendre les eaux. La médecine que j'ai prise aujourd'hui m'a fait, à ce qu'on dit, tous les biens du monde; car elle m'a fait tomber quatre ou cinq fois en foiblesse, et m'a mis en tel état qu'à peine je puis me soutenir. C'est demain que je dois commencer le grand chef-d'oeuvre; je veux dire que demain je dois commencer à prendre les eaux. M. Bourdier, mon médecin, me remplit toujours de grandes espérances; il n'est pas de l'avis de M. Fagon pour le bain, et cite même des exemples de gens qui, loin de recouvrer la voix par ce remède, l'ont perdue pour s'être baignés : du reste, on ne peut pas faire plus d'estime de M. Fagon qu'il en fait, et il le regarde comme l'Esculape de ce temps. J'ai fait connoissance avec deux ou trois malades qui valent bien des gens en santé. Ce ne sera pas une petite affaire pour moi que la prise des eaux, qui sont, dit-on, fort endormantes, et avec lesquelles néanmoins il faut absolument s'empêcher de dormir ce sera un noviciat terrible;

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