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voir après, quelle devait être la sincérité de notre attachement et de notre paix avec les Turcs.

Je fus indigné de voir qu'un militaire d'une des nations les plus policées de l'Europe, se dégradât au point de chercher à faire assassiner, au moyens d'insinuations de cette nature. Il a été trompé dans son attente. Le Pacha m'a prodigué jusqu'au moment de mon départ, les traitemens les plus flatteurs, et le commissaire Anglais au Caire a été témoin de l'attachement de cette ville aux Français.

Les deux personnages les plus influens aujourd'hui auprès du Pacha du Caire sont Rossetti et Maharouki, ils détestent également la France, et sont en guerre ouverte entr'eux. On croit généralement que Rosetti a trahi la cause des Beys et qu'il est maintenant pour les Osmanles. Cependant cet homme astucieux se ménage la faveur des Mamelouks s'ils sont vainqueurs. Il fait dans ce moment avec le Pacha un commerce de Safran et de grains qui en peu de tems a augmenté sa fortune de plusieurs millions.

Sherif Effendi, avant mon départ, a été nommé Pacha de Jodda et remplacé par Majai-Effendi, qui est en route pour se rendre au Caire. Il a refusé son Pachalie, et compte s'en retourner à Constantinople, après avoir été en pélerinage à la Mecke.

Muhammed, Pacha du Caire, est un esclave de la Georgie, élevé dans la maison du Capitan Pacha, à qui il est entierement dévoué; il a be-ucoup du caractere de son maître.

Le Cheik-el-Sadad, malgré les vexations qu'il a essuyées après le départ du Général Bonaparte, m'a fait prier de lui envoyer le Citoyen Jaubert à qui il a protesté le plus grand attachement à la personne du premier consul.

"Le séjour de ce grand homme en Egypte, m'a-t-il dit, n'a été marqué que de bienfaits, et ma patrie ne doit s'en ressouvenir qu'en le bénissant: il était juste et bon."

J'ai vu plusieurs Cheiks Arabes, tous se plaignent des Osmaulis.

Le Mutessib ou chef de la police du Caire, c'est Zouf Fukiar, ancien intendant du premier consul.

J'ai reçu une députation des Moines du Mont Sinai, que j'avais déjà récommandé au Pacha; j'ai écrit à leur supérieur, pour l'assurer de la bienveillance et de la protection du premier consul. Les Moines de la propaganda au Caire, que j'ai remis sous la protec tion nationale dont ils jouissaient avant la guerre, ont célébré un office solennel et chanté un Te Deum en actions de grâce pour la prospérité du premier consul. J'ai assisté à cette cérémonie à laquelle étaient accouru tous les Chrétiens du Caire ; j'ai assuré les peres de la propaganda qu'ils rentraient dans la jouissance de tous leurs anciens priviléges.

La veille de mon départ (le 11), j'ai vu encore le Pacha; je lui ai recommandé tous les Chrétiens généralement, ainsi que les Tures qui, pendant le séjour de l'armée Française en Egypte, avaient eu des relations avec elle; il m'a non-seulement promis de les respecter, mais même de les traiter avec bonté.

Le 12, je suis parti dans une Kange du Pacha pour me rendre, à Damiette. Le Pacha me fit escorter jusqu'à Boulak avec les mêmes honneurs que le jour de mon arrivée. J'avais écrit au Capt. Gourdin de se rendre à Damiette avec la frégate, afin de passer en Syrie.

Le 14 Brumaire, je m'arrêtai quelques momens à Séménoud et ensuite à Mansoura, où je vis le coinmmandant de la ville et le Cheik-Eseid-Muhammed et Chenaoni, qui viurent me visiter, ainsi que tous les autres Cheiks. Je leur parlai dans les mêmes termes qu'aux différens Cheiks de l'Egypte, et j'en reçus les mêmes pro testations d'altachement.

La tour de Mansoura est détruite.

Le même soir j'arrivai à Damiette.

Je me rendis le lendemain chez Ahmed Pacha Ilchil, créature du Grand Vizir, il me rendit ma visite le même jour, et il s'est parfaitement conduit avec moi pendant tout mon séjour dans cette ville.

Le 16, je fus visiter le Fort de Lesbé, et les tours du Bogaz. On n'ai pas continué les travaux du fort qui est en mauvais état : les tours du Bogaz sont bien entretenues. Il y a une garnison de 200 hommes dans le fort et dans les tours.

Le 17, je reçus la visite du fils de Hassan Toubar; son influence sur les habitans du Lac Mensalé est toujours la même.

Le 18, je passai à Seninie, où je vis le Cheik Ibrahim-el-BehJoni, celui qui se conduisit si bien lorsque les Français sous les ordres du Général Vial, furent pris et cernés. Le premier consul avait exempté son village de toute contribution.

J'ai vu à Damiette tous les Cheiks, et notamment Aly-Khafaike, que le premier consul avait revêtu d'une pelisse. Il jouit d'un très-grand crédit et conserve beaucoup d'attachement pour la France.

Il existe à Damiette deux Chrétiens qui ont un vrai mérite et qui peuvent nous être fort utiles; ce sont MM. Bazile et Don Bazile: ils ont de l'intelligence, une fortune très-considérable et jouissent d'une très-grande considération.

En Egypte, chefs, commerçans ulema, peuple, tout aime à s'entretenir du premier consul, tous font des vœux pour son bonheur. Toutes les nouvelles qui le concernent se répandent, d'Alexandrie, ou de Damiette, aux Pyramides, aux grandes Cataractes, avec une rapidité étonnante.

Le 23 Brumaire, la frégate arriva au Bogaz de Damiette, et je partis immédiatement pour Acre, où je fus rendu le 28.

Le 29, au matin, j'envoyai à Diezar Pacha, les citoyens Jaubert et Lagrange, avec une lettre, dans laquelle je lui mandais que la paix étant conclue entre la France et la Porte, on allait rétablir les relations de commerce sur le pied où elles étaient avant laguerre, et que j'étais chargé par le premier consul de conférer avec lui sur cet objet.

Je le priais de me répondre par écrit s'il était dans l'intention

de s'entretenir avec moi. Quelques heures après les citoyens Jau bert et Lagrange furent de retour. Diezar les avait reçu assez froidement. Il leur avait dit que je pouvais me rendre auprès de lui, mais il n'avait voulu répondre que verbalement. Tout le monde m'avait conseillé de ne point le voir sans une assurance écrite par lui même : mais malgré ces avis timides et le refus obstiné qu'il fit de me répondre par lettre; je me décidais à me rendre à l'instant même à Acre.

Je descendis chez le commissaire de la République des Sept Iles. Un moment après, le Drogoman du Pacha, informé de mon arrivée, vint me prendre pour me conduire chez Diezar qui me reçut dans un appartement où il était seul, et où il n'y avait pour tous meubles qu'un tapis. Il avait à côté de lui un pistolet à quatre coups, une carabine à vent, un sabre et une hâche. Après s'être informé des nouvelles de ma santé, il me demanda si j'étais bien persuadé que lorsque l'heure de notre fin était sonnée dans le ciel, rien ne pouvait changer notre destinée. Ma réponse fut que je croyais comme lui au fatalisme. Il continua à parler longtems dans ce sens, et je vis qu'il affectait une extrême simplicité, qu'il voulait passer pour un homme d'esprit, et qui plus est, pour homme juste. Il me répéta plusieurs fois: "On dit que Djezzar est barbare; il n'est que juste et sévère. Priez le premier consul ajouta-t-il, de ne pas m'envoyer, pour commissaire des relations commerciales, un borgne ou un boiteux, parce que l'on ne manquerait pas de dire que c'est Djezzar qui l'a mis dans cet état.” Un moment après, il me dit encore: "Je désire que le commissaire que vous m'enverrez, s'établisse à Seide, outre que ce port est le plus commerçant de mes Etats; cet agent ne serait pas nécessaire ici; j'y serai moi-même le commissaire Français, et vos compatriotes y recevront l'accueil le plus amical. J'estime beaucoup les Français. Bonaparte est petit de corps, mais c'est le plus grand des hommes; aussi je sais qu'on le regrette beaucoup au Caire, et que l'on l'y voudrait avoir encore."

Je lui avait dit quelques mots sur la paix entre la France et la Sublime Porte, et il me répondit: "Savez-vons pourquoi je vous reçois et que j'ai du plaisir à vous voir ? C'est parce que vous venez sans Firman: Je ne fais aucun cas des ordres du Divan, et j'ai le plus profond mépris pour son Vizir Borgne. On dit Diezar un Bosnien, un homme de rien, un homme cruel, mais en attendant je n'ai besoin de personne et l'on me recherche. Je suis né pauvre; mon père ne n'a légué que son courage: Je me suis élevé à force de travaux, mais cela ne me doune point d'orgueil, car tout finit, et aujourd'hui peut-être ou demain Djezzar lui-même finira, non qu'il soit vieux, comme le disent ses ennemis (et dans ce moment il se mit à faire le maniement des armes à la maniere des Mamelouks, ce qu'il exécuta avec beaucoup d'agilité), mais parce que Dieu l'aura ainsi ordonné. Le Roi de France qui était puissant a péri; Nabuchodonosor, le plus grand des Rois de son tems, fut tué par un moucheron, &c." Il me débita d'autres

sentences du même genre et me parla ensuite des motifs qui l'avaient décidé à faire la guerre à l'armée Française. Dans tous ses discours on remarquait aisément qu'il désirait se raccommoder avec le premier consul et qu'il redoutait son courroux.

Voici l'apologue dont il s'est servi pour me démontrer les raisons qui l'avaient porté à la résistance. "Un esclave noir," me dit-il, "après un long voyage, où il avait souffert tous les genres de privations, arrive dans un petit champ de cannes à sucre; il s'y arrête, se repait de cette liqueur délicieuse, et se détermine à s'établir dans ce champ. Un moment après, passent deux voyageurs qui se suivaient. Le premier lui dit: Salamalee (le salut soit avec toi).' 'Le diable t'emporte,' lui répond l'esclave noir. Le second voyageur s'approche de lui et lui demande pourquoi il avait répondu aussi mal à un propos plein de bonté. J'avais de bonnes raisons pour cela,' répliqua-t-il; si ma réponse eut été amicale, cet homme m'aurait accosté; se serait assis auprès de moi; il aurait partagé ma nourriture, l'aurait trouvée bonne, et aurait cherché à en avoir la propriété exclusive.'

J'ai recommandé à Djezzar les Chrétiens, et surtout les couvens de Nazareth et de Jérusalem. Il m'a assuré qu'il les traiterait avec beaucoup d'égards. Je n'ai pas oublié le Mutualis; j'ai reçu les mêmes assurances en leur faveur; Djezzar m'a, différentes fois, répété que sa parole valait plus que des traités. Notre conversation fut interrompue pendant quelques momens, par une musique militaire assez agréable, qu'il fit executer.

Sou palais est bâti avec beaucoup de goût et d'élégance; mais pour parvenir aux appartemens, il faut faire une infinité de détours. Au bas de l'escalier se trouve la prison dont la porte est toujours ouverte depuis midi jusqu'au soir. En passant, je vis une foule de malheureux qui y étaient enlacés. On remarque, dans la cour, douze pieces de campagne, avec leurs caissons, extrémement bien tenues. Jamais je n'ai vu un spectacle plus hideux et plus révoltant que celui du ministre de Djezzar, que je rencontrai en sortant. Le Pacha lui a fait arracher un œil et couper les oreilles et le nez. J'ai vu dans la ville plus de cent individus dans le même état. En voyant les domestiques de Djezzar, et même les habitans d'Acres, on se croit dans un repaire de brigands prêts à vous assassiner: ce monstre a imprimé le cachet de son caractere atroce sur-tout ce qui l'entoure.

J'ai eu lieu de voir à Acre le procurateur de la propagande et celui de la terre sainte. C'est du premier et du commissaire des Sept les que je tiens des renseignemens exacts sur l'etat actuel de la Syrie et sur les fortifications d'Acre, que je n'ai pu voir qu'en partie: il ne m'a pas été permis de les visiter. Le procurateur de la terre sainte a été pénétré de reconnoissance envers le premier consul, pour la protection qu'il accorde à ces moines; il m'a assuré que na recommendation auprès de Djezzar leur sera fort utile. Il fait tout, m'a-t-il dit, pour se raccommoder avec le premier consul. Ce qu'il y a de certain; c'est que Djezzar a fort bien traité un bâtiment Français qui avait éte à Acre avant mon arrivée.

Djezzar occupe toute la Palestine, à l'exception de Jaffa, où Aboumarak, Pacha, se trouve assiégé depuis cinq mois par neuf mille hommes. Ce siége empêche Djezzar de faire, avec autant de vigueur qu'il le voudrait, la guerre à l'Emir des Druzes: ce dernier ne lui a rien voulu payer depuis un an.

Tripoli est tranquille dans ce moment: il n'en est pas de mème d'Alep, d'où le Pacha a été chassé. Damas a consommé sa rébellion contre la Porte; non-seulement le Pacha du Divan en a été chassé, mais l'Aga qui commandait, la citadelle pour tous les Turcs, a été livré par ses soldats et a eu la tête tranchée. Ce Pachalie est resté au Pacha rebelle Abdallah, qui est une créature de Djezzar; ce dernier venait de lui donner l'ordre et les moyens d'escorter les Pelerins de la Mecke. En un mot presque toute la Syrie est à Djezzar, et les Osmanlis y sont détestés comme ea Egypte.

Les mutua'is vivent tranquilles dans leurs villages: on les a cependant obligés à quitter les bords de la mer. Aboumarak, en est aux dernieres extrémités; c'est un homme déconsidéré et d'une cruauté qui égale, si elle ne surpasse pas, celle de Djezzar; les Chrétiens le redoutent encore davantage et en éprouvent toutes les avanies possibles, les moines du couvent de Jaffa se sont retirés à Jérusalem.

Le 30 Brumaire, je partis d'Acre, et comme les vents étaient contraires pour me rendre à Jaffa, je fis voile pour Zante, où j'arrivai le 13 Frimaire. Je descendis le même jour, mais on nous mit en quarantaine. J'obtins cependant de me rendre chez le gouverneur et chez le commissaire Français escortés par des gardes de santé.

J'appris bientôt que l'isle et la République étaient divisés en différens partis, et que la tranquillité même y était menacée. Je fis réunir quelques membres des autorités constituées et les principaux de la ville chez le gouverneur, M. Calichiopolo. Après leur avoir parlé de l'intérêt que le premier consul prend à leur bonheur, je les engageai, en son nom, à déposer cet esprit de parti qui les déchirait, et à attendre dans le silence des passions, la nouvelle constitution, que les puissances, garants de leur souveraineté et de leur indépendance se préparaient à leur donner.

Ce peu de mots fût accueilli avec enthousiasme, et tous crierent Vive la France! Vive Bonaparte! Ces cris furent réitérés, à ma sortie, par plus de 4000 personnes, qui m'accompagnerent jusqu'au port. Le gouverneur et le commandant Russe en furent alarmés; et j'appris le lendemain, par le commissaire Français, qu'on avait mis en prison deux personnes des plus influentes: mais que sur ses instances, et craignant mes reproches on les avait fait relacher daus la nuit. J'allai à la consigne; j'y fis venir le gouverneur. Je lui parlai avec force sur l'irregularité de sa conduite. Il fut attéré, et promit de ne voir dans ceux qui avaient crié Vive le premier consul! que de bons citoyens, et de les traiter comme tels.

Comme il avait envoyé daus la nuit un courier à son gouverne

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