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échappent par mille subterfurges de procédure à l'action des citoyens. Depuis 1878 depuis dix ans! on s'efforce en vain de faire cesser un état de choses que l'abrogation de l'article 75 de la Constitution de l'an VII n'a pas amélioré. La proposition de quelques membres de la minorité tendant à rendre effective cette responsabilité aura évidemment le même sort que les autres. Et pìus la responsabilité diminue, plus le nombre des fonctionnaires augmente.

III

Si les peuples heureux n'ont pas d'histoire, les assemblées politiques qui perdent leur temps ont toujours la même. Aussi les mêmes mots reviennent-ils forcément pour exprimer les mêmes faits.

La Chambre siège encore au moment où nous écrivons ces lignes, mais il lui reste trop peu de temps à vivre pour modifier l'état d'esprit sous l'influence duquel ses travaux on été accomplis. Cette dernière année parlementaire aurait dù cependant être une année de liquidation pour les lois d'affaires. Or, très peu ont été terminées. Il en est qui font la navette depuis dix ans entre le Palais-Bourbon et la Chambre Haute, continuellement remaniées, retouchées, amendées. On veut tellement bien les faire qu'on ne les finira jamais. Le caractère des gens de ce temps-ci étant d'en manquer, il arrive que personne ne veut prendre la responsabilité d'un principe à insérer dans une loi et que tout le monde court à la recherche de l'opinion publique, si mobile et par conséquent si insaisissable.

Les discours sur le budget ne varient guère. Les préoccupations politiques et de parti y tiennent, presque toujours malheureusement, une large place. Sans qu'il soit possible d'échapper à l'action du milieu parlementaire dans lequel on vit, il serait bon, en des temps comme ceux que nous traversons, de proclamer un peu moins haut son optimisme. Il n'est pas besoin de sonner la curée. Nous avons eu ces derniers mois, il est vrai, des excédents de recettes. Qui pourrait affirmer qu'ils ne seront pas temporaires? Après les rudes leçons de ces dernières années, la prudence est la meilleure des politiques financières. Et puis la mesure manque dans ces discussions. Résumez les discours des orateurs opposés, vous arriverez à constater que les uns dénoncent la banqueroute irrémédiable, et que les autres, relevant le gant, affirment que la situation est prospère. Pour ce faire, on appelle les comparaisons à l'aide. Or, il n'est rien de si dangereux que l'emploi, dans une discussion parlementaire, de ces armes à deux tranchants. Lancées dans le feu de la discussion et des interruptions, elles ne peuvent la plupart du temps être ni vérifiées

ni expliquées. Le chiffre brutal seul est retenu et fait une opinion au naïf et à l'ignorant. Il serait injuste de ne pas constater que cette année quelques essais ont été tentés. Ainsi, des dépenses permanentes qui figuraient dans le budget extraordinaire ont été insérées à leur place dans le budget ordinaire. Cet ordre mis dans la comptabilité publique permet de masser les chiffres. L'adage « diviser pour régner » ne s'applique pas au ministre des Finances qui veut essayer de régner sur son budget. On nous a promis, en outre, qu'il n'y aurait très probablement pas de crédits supplémentaires parce qu'on n'avait point fait sur les articles de réductions illusoires, comme cela se pratiquait antérieurement. Peut-être a-t-on oublié, en émettant cette affirmation téméraire, que les élections pour la nouvelle Chambre sont proches, que les candidats ne se font pas faute de promettre monts et merveilles à leurs électeurs et qu'en somme ils seront obligés de payer le pas de porte, la première année. Assurément ils ne tiendront pas tous leurs engagements. Ils ne le pourraient du reste, car pour cela il faudrait que le budget de la France fut une vingtaine de fois plus élevé. Cependant il leur est impossible de negliger leurs grands électeurs.

Quelques projets retentissants, comme celui de M. Peytral portant établissement d'un impôt général sur le revenu, ont provoqué des tournois parlementaires parfois intéressants. Mais ces projets, bien que contenant souvent d'excellentes dispositions, ont toujours le tort de ne pas venir à leur heure et de ne point faire partie d'un ensemble méthodique de réformes. Ils ressemblent aux pierres que l'on jette dans l'eau pour faire des ronds. La pierre fait du bruit, s'enfonce; les ronds disparaissent, et il ne reste plus rien.

ANDRE LIESSE.

ÉTUDES COLONIALES

LES DEUX MÉTHODES DE COLONISATION

Le procès des colonies n'est pas encore vidé; comme il s'agit de politique, la question rentre dans le domaine des partis et alimente leurs querelles. En résumé, une grande nation, disent les uns, ne peut se passer de colonies, la France, en particulier, ne conservera le rang qu'elle a occupé jusqu'à ce jour en Europe qu'en s'étendant au dehors; il faut qu'elle répande sa langue et ses idées, qu'elle introduise la civilisation parmi les barbares et qu'elle se les assimile afin de compenser par cette adjonction le défaut de fécondité de la nation. Il importe d'ailleurs d'offrir des placements à nos capitaux et des débouchés à nos marchandises; or, un grand commerce avec des contrées lointaines ne peut se passer de la protection d'une marine puissante, qui exige à son tour de nombreux établissements coloniaux où elle puisse renouveler ses approvisionnements, se réparer et s'abriter au besoin. Les entreprises d'outre-mer ont encore l'avantage de conserver dans la nation un esprit d'aventure qui menace de s'éteindre et qu'il est urgent de ranimer à tout prix. Ces considérations déterminent les colonisateurs; préoccupés du danger, imminent suivant eux, de la décadence, ils mettent au second rang les inconvénients qu'entraîne l'administration des colonics, et le côté économique de la question n'est, à leur point de vue, qu'un accessoire insignifiant.

Les anti-colonisateurs comparent leurs adversaires à ces propriétaires fonciers qui s'endettent pour acquérir continuellement de nouvelles terres et qui, n'en retirant qu'un revenu inférieur à l'intérêt de leurs emprunts, sont voués à une ruine inévitable. Ils remarquent d'ailleurs que la plupart de nos émigrants, n'étant pas du bois dont on fait les colons, s'en vont exercer leurs métiers dans les villes d'Amérique et qu'il nous faut renoncer par conséquent aux véritables colonies dites de peuplement; quant aux colonies d'exploitation, à la façon dont on s'y prend, ce ne sont que des colonies au moyen desquelles on exploite les contribuables de la métropole. Ne pouvant peupler la terre, nous voudrions civiliser les étrangers pour les rendre semblables à nous; mais cette tàche ainsi réduite, nous ne la remplissons pas; pour ne parler que de l'Algérie, «nous avons rendu la

« société musulmane plus misérable, plus ignorante et plus barbare « qu'elle n'était avant de nous connaitre », voilà ce que rapportait M. de Tocqueville à la Chambre en 1817, et nous en sommes encore aux procédés de gouvernement de ce temps-là: séquestre, expropriation, eode de l'indigénat, naturalisation des Juifs, singuliers moyens de s'assimiler les Musulmans. Quant au mérite qu'on attribue à la politique coloniale de stimuler l'esprit d'aventure, d'ouvrir une carrière aux hommes entreprenants, la colonisation officielle telle que nous la pratiquons est précisément faite pour éteindre cet esprit et pour fermer eette carrière. L'expansion coloniale ne serait donc qu'un jeu puéril et pourtant dangereux, en ee qu'il nous expose à des conflits perpétuels, dont la solution n'est pas toujours de nature à augmenter notre influence à l'extérieur; car notre administration, malgré les millions qu'elle prodigue, parvient néanmoins à irriter tout le monde, les indigènes de nos possessions, cela se comprend, mais aussi les étrangers qui voudraient commercer avec eux et que nous gènons sans réussir à prendre leur place, et enfin nos propres colons, qui ne colonisent pas et qui sont toujours mécontents parce que nous ne les enrichissons pas assez vite. Tout le monde est d'accord pour déplorer la stérilité de la nation; on en cherche les causes; il n'y en a qu'une, l'émigration de la campagne å la ville; seules les familles de cultivateurs sont fécondes; si le gouvernement consacrait à l'agriculture la moitié de ce qu'il gaspille à l'extérieur, il enrichirait la terre qui rendrait du pain, de la vrande et des hommes, trois choses qui nous manquent et que les colonies ne nous donneront pas.

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Les esprits moins absolus et par conséquent plus clairvoyants reconnaissent que les colonies sont avantageuses quand on les administre avec intelligence; les nôtres sont-elles dans ce cas? Qu'on en jage par le témoignage des agents officiels, sous-secrétaires d'Etat, rapporteurs de budget, gouverneurs et autres colonisateurs de profession: « A Tahiti, aucune colonisation sérieuse, l'élément français « en minorité, le trafic aux mains des étrangers. La Guyane, a cette magnifique contrée fut, au début, l'objet d'un engouement qui n'a disparu qu'après des essais mal conçus et mal exécutés; <«< ce pays où il existe d'immenses savanes propres à la multiplication ◄ du bétail, fait venir à grands frais les boeufs du Para, et la viande se paie 2 fr. le kilog. Le Tonkin, dit le gouverneur général, * ressemble à une maison dont on n'aurait construit que la façade; tant qu'elle demeure dans cet état, elle ne peut être d'aucun rapport. —- Un colonisateur convaincu, rapporteur du budget de 1888, « nous dit au sujet de la Nouvelle Calédonie : 200 millions de dé

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<< penses pour montrer un effort qui n'a pas abouti, pour étaler une << plaie en face de l'Australie »>.

Les colonies anglaises de ce pays-là avaient exposé à Paris une pyramide qui représentait le volume de l'or recueilli sur leur territoire; nous aurions pu, nous aussi, élever notre pyramide à l'exposition actuelle, pour montrer, non pas ce que nos colonies nous rapportent, mais ce qu'elles nous coûtent. Comme ces grands seigneurs exploités par leurs intendants, la nation ne connaît ni le chiffre exact de ses recettes, ni celui de ses dépenses; elle ne soupçonne pas les sommes qu'on lui extorque pour les aller dissiper dans des entreprises mal conçues et mal exécutées, l'administration se gardant bien de le lui apprendre, si tant est qu'elle-même le sache. Afin de donner à l'honnête contribuable le moyen de connaître les charges qu'on lui impose sous prétexte de lui procurer de la gloire, un de ces homnies économes des deniers publics, espèce rare qu'un hasard presque miraculeux introduit parfois dans les parlements, demandait, en 1838, qu'on établit des centimes coloniaux et M. Desjobert, qui le rappelait aux députés de 1847, leur apprenait que l'avertissement de 1846 aurait porté 50 centimes additionnels pour l'Algérie seulement, attendu qu'elle avait coûté cette année-là 125 millions, le principal étant de 250 millions. Ces sortes de propositions, qui tendent à mettre en évidence les malversations administratives et l'écrasement des contribuables, ne trouvent jamais d'écho dans les assemblées représentatives qui, à tous les degrés, depuis l'infime conseil municipal jusqu'aux parlements, observent cette antique loi qui veut que les peuples soient rançonnés l'un par l'autre, et que chacun le soit par son prochain ».

Comme nous sommes encore moins renseignés sur la véritable situation de nos colonies que sur les dépenses qu'elles nous imposent, il est difficile de se foriner une opinion raisonnable à ce sujet, et s'il n'y avait pas eu d'autres colonies dans le monde, nous croirions volontiers que l'unique méthode en fait de colonisation est celle dont nos gouvernants ne veulent pas se départir. Il y a longtemps qu'on a dit qu'une des plus tristes faiblesses de l'homme, c'est qu'il juge toujours moins bien de ses propres affaires que de celles du voisin.

Nous ne manquons pas heureusement d'éléments de comparaison; aujourd'hui même nous voyons des nations inteiligentes s'en tenir aux procédés économiques d'autrefois; mais comme la colonisation de l'Amérique par les Espagnols a été la première des temps modernes et qu'elle était par conséquent originale, que d'ailleurs elle a eu une durée suffisante pour qu'on puisse la considérer dans son

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