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COMPTES RENDUS

LA RÉFORME SOCIALE ET ÉCONOMIQUE EN EUROPE ET DANS LES ÉTATS-UNIS DE L'AMÉRIQUE DU NORD. LA LÉGISLATION DU TRAVAIL EN BELGIQUE, Dar M. de RAMAIX, conseiller de légation 1.

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A la fin du siècle dernier, l'ancien régime de monopole et de tutelle successivement appliqué à toutes les branches de l'activité humaine, avait soulevé une réaction universelle. On réclamait, de toutes parts, la liberté de penser, de croire et d'agir. Sous l'impulsion énergique de ce besoin d'affranchissement, l'ancien régime disparut; on supprima les privilèges et les distinctions de classes, le monopole des corporations, les douanes des provinces et des villes, on abaissa les douanes extérieures, bref, ce fut un abatis général des entraves de toutes sortes qui empêchaient ou gênaient le libre essor de l'activité individuelle. Malheureusement, soit crainte de voir se reconstituer les anciennes corporations nobiliaires, religieuses, industrielles, commerciales, ouvrières, soit ignorance des conditions nécessaires d'existence et de développement des sociétés, on ne laissa pas aux individus libérés de l'ancien régime, la liberté d'édifier eux-mêmes le nouveau, en reconstituant à leur guise, à mesure qu'ils en sentaient le besoin, et dans la mesure où ils le ressen taient, les organes essentiels qu'on venait de détruire. On leur défendit de s'associer et même de se réunir pour s'occuper de « leurs prétendus intérêts communs. » On voulait que l'État seul subsistat en présence de l'individu. Investi du pouvoir de disposer de toutes les forces et de toutes les ressources de la nation, chargé de satisfaire par lui-même ou par voie d'investiture d'une portion de sa puissance souveraine, à tous les services qui dépassaient les facultés de l'individu, l'État devint une sorte de divinité, placée dans une sphère infiniment supérieure à celle où s'agitait le commun des mortels, et destinée à remplir vis-à-vis de cette poussière humaine, le rôle de providence. De là une double tendance, qui n'a pas cessé de se développer et de s'accentuer celle de faire partie de l'État-providence, et celle d'obtenir sa protection particulière, Comme suivant le proverbe : charité bien ordonnée commence par soi-même, l'État s'occupe d'abord de pourvoir aux besoins de ses serviteurs, en leur procurant, en échange d'un travail modéré, une subsistance suffi

Un vol. grand in-80. Extrait du recueil des rapports des secrétaires de légation de Belgique.

samment large et assurée, sans parler de l'autorité qu'il leur délègue et du prestige qu'il a la vertu de leur communiquer, chacun aspire naturellement à entrer à son service. Par malheur, il ne peut pas employer tout le monde. Il y a même une limite naturelle à la multiplication des fonctions et des fonctionnaires : c'est la limite des ressources nécessaires pour les rétribuer.

Sans doute, ces ressources vont croissant, grâce aux progrès de l'industrie, mais elles ne sont pas sans bornes, et le jour peut fort bien arriver, s'il n'est pas arrivé déjà, où elles croîtront moins vite que les charges dont l'État est bien obligé de les grever pour nourrir ses serviteurs. Mais si l'État ne peut, malgré tout son bon vouloir, distribuer des places et des appointements qu'à une minorité relativement assez faible, ne peut-il pas, en revanche, protéger ceux qu'il n'emploie pas? N'est-il pas investi du pouvoir de faire des lois? Or, personne n'ignore qu'il y a dans ce mot « loi » une vertu magique, et qu'une bonne loi a une suprême efficacité pour procurer à la société la santé et la richesse. Par exemple, il faut qu'elle soit bonne, et il n'est pas toujours facile de distinguer une bonne ioi d'avec une mauvaise. Il faut pour cela un flair particulier, mais qui s'acquiert par l'habitude. Il n'est pas même nécessaire de faire des études spéciales pour devenir législateur, comme pour devenir médecin, peintre, musicien ou acrobate. Il suffit d'être élu membre d'une législature. Le mode d'élection, à la vérité, n'est pas indifférent. Les législateurs élus par un suffrage restreint ont toujours quelque chose de défectueux et d'incomplet; c'est pourquoi tous les peuples aspirent à posséder un suffrage de plus en plus universel. Quelques-uns sont parvenus déjà à conquérir le suffrage universel masculin, mais il leur reste encore à conquérir le féminin. Quand ils y seront parvenus, l'idéal électoral sera réalisé, les législateurs qui sortiront des urnes seront complets, et ils feront des lois absolument irréprochables.

En attendant, ils suppléent à la qualité par la quantité. On a calculé que les législateurs français n'ont pas confectionné moins de 80.000 lois depuis un siècle, et leurs confrères étrangers n'ont certainement pas déployé une activité moindre. Jusqu'à une époque encore récente, il faut bien le dire, le plus grand nombre de ces lois avaient pour objet de protéger particulièrement les intérêts des classes supérieures, dont l'influence était demeurée prépondérante. C'est ainsi qu'une somme énorme d'activité législative a été dépensée pour protéger l'industrie nationale, et il y a grande apparence que nous ne sommes pas au bout. Les économistes ont beau prétendre qu'on ne peut protéger une industrie qu'aux dépens des autres, et que les lois de protection ont pour résultat inévitable et invariable de diminuer la richesse nationale au lieu de l'augmenter, on n'écoute pas, grâce au ciel, ces utopistes, ces fanatiques

du « laisser faire » qui auraient bientôt réduit les parlements à chômer si l'on suivait leurs avis. Mais si les doctrines des économistes ne trouvent d'écho ni dans le monde légiférant ni dans le monde légiféré, il en est autrement de celles des démocrates et des socialistes qui sont devenus les défenseurs attitrés des classes ouvrières, depuis que les classes ouvrières ont commencé à compter dans l'État. Que demandent les démocrates et les socialistes? Ils demandent des lois, beaucoup de lois de protection pour leur clientèle, et franchement, on n'a aucune bonne raison à faire valoir pour les leur refuser. N'est-il pas juste et raisonnable d'étendre à la classe ouvrière les bienfaits de la législation que l'on accorde aux autres classes? N'a t-elle pas le même droit à y prétendre? Si les lois de protection ont eu la vertu d'augmenter la richesse et le bonheur des classes supérieures, pourquoi n'auraient-elles pas celle d'améliorer la condition des classes inférieures? Dira-t-on que ces lois tutélaires n'accroîtraient le bien-être du grand nombre qu'aux dépens du petit, mais ne serait-ce pas donner raison aux gens qui prétendent que les lois qu'on a faites jusqu'à présent pour protéger le petit nombre ne l'ont favorisé qu'aux dépens du grand? On ne peut pas laisser s'accréditer un propos aussi subversif, et le meilleur moyen de le réfuter n'est-ce pas de mettre, sans marchander, l'appareil législatif au service de la clientèle démocratique et socialiste? D'ailleurs, le législateur n'y trouvera-til pas son compte tout le premier? Plus il y aura de besogne législative, plus on aura besoin de législateurs, et plus ils grandiront en influence et en importance. Sous un régime de pleine démocratie socialiste, les lois foisonneraient, il en faudrait pour « régler » toutes les manifestations de l'activité humaine et les parlements ne chòmeraient jamais. Les parlements se sont, en conséquence, mis à l'œuvre avec une bonne volonté manifeste pour satisfaire aux besoins de législation et de protection des classes ouvrières; ils ont fait des lois et ils en font de plus en plus pour réglementer les rapports des patrons avec les ouvriers, la durée des heures de travail, le paiement des salaires, les syndicats professionnels, les assurances ouvrières et le reste. Le compte rendu de ces travaux législatifs remplirait déjà toute une bibliothèque. Un laborieux conseiller de légation de Belgique, M. Ramaix vient d'en rassembler les résultats. Son livre contient un exposé complet de la législation ouvrière dans les principaux pays de l'ancien et du nouveau monde. Cette législation il ne l'a point appréciée, il s'est borné à la reproduire, et en cela il a fait une œuvre d'une incontestable utilité, mais a-t-il bien choisi le titre qui convenait à son livre? Est-ce bien à coup de lois que s'accomplira « la réforme sociale et économique », et le progrès ne consistera-til pas, quelque jour, à réformer cette réforme ?

G. DE MOLINARI,

LA RÉPUBLIQUE ARGENTINE, PHYSIQUE ET ÉCONOMIQUE, par LOUIS GUILAINE, attaché au bureau officiel d'informations de la République Argentine, rédacteur à la Revue sud-américaine, avec une préface de M. ÉMILE GAUTIER 1.

Ce livre renferme un inventaire aussi complet que possible des ressources naturelles de la grande république de l'Amérique du Sud, avec un exposé de sa situation économique et financière. Cette situation est actuellement des plus brillantes. Peu de pays ont réalisé dans ces dernières années des progrès aussi considérables. En 1878, nous dit M. Louis Guilaine, la République Argentine ne possédait que 2 millions d'habitants, une étendue de terres cultivées de 300,000 hectares, une production de 80 millions de francs de céréales et de 380 millions de produits de l'élevage, un réseau de 1.950 kilomètres de chemins de fer, un revenu de 95 millions et un commerce extérieur qui ne dépassait pas 400 millions, avec une immigration de 40,000 individus. Aujourd'hui, elle compte 4 millions d'habitants, et sa population s'augmente annuellement de 200.000 émigrants; elle cultive 2 millions 1/2 d'hectares, elle produit plus de 300 millions de francs de céréales et 580 millions de bétail et de laines, elle compte 7.700 kilomètres de chemins de fer en exploitation; son revenu s'élève à 300 millions de francs et son commerce extérieur à 1200 millions.

Ce développement extraordinaire de la puissance productive et de la richesse de leur pays ne paraît pas cependant avoir suffi aux politiciens argentins. Ils ont voulu l'accélérer encore, et ils ont eu recours pour cela aux panacées actuellement en vogue: protectionnisme, à la fois intérieur et extérieur, sous forme de garanties d'intérêts aux chemins de fer, de primes, de subventions aux fabriques de sucre et de tissus; de droits protecteurs de 45 0/0 sur les articles manufacturés, de primes d'exportation pour les viandes de boeuf et de mouton et d'importation pour les émigrants; emprunts à outrance, papier-monnaie exubérant. Cette politique, nous avons regret de le dire, a toute l'approbation de M. Guilaine. Il loue particulièrement les mesures protectionnistes qui ont pour objet d'affranchir les Argentins du « tribut payé à l'industrie étrangère », et il appelle de tout son cœur le jour où « la République Argentine ne sera pas seulement pastorale et agricole, mais où elle entrera dans l'ère industrielle proprement dite, c'est-à-dire dans cette troisième phase où les peuples acquièrent leur summum de force et de vitalité parce qu'ils se suffisent à eux-mêmes. »

Cependant, il est obligé de reconnaître que « les débouchés d'Europe ne sont pas encore conquis à une importation sérieuse et régulière des

Un vol. in-8°. Librairie des imprimeurs réunis.

viandes de la Plata. Sauf le marché encore restreint créé à Londres aux moutons congelés et celui encore plus restreint que des tentatives récentes ont voulu ouvrir en France, l'Europe n'est pas encore ouverte à la surproduction des viandes argentines. L'industrie pastorale souffre de ce manque de débouchés et du resserrement des marchés du tasajo par suite de la disparition de l'esclavage au Brésil, et, dans cette situation, la multiplication incessante des troupeaux amène une baisse continue du bétail ». Ailleurs, il constate que l'excédent de la production de la viande sur la consommation locale ne s'élève pas à moins de 730 millions de kilogrammes, dont on n'exporte guère que 15 millions. Eh bien! nous permettrons-nous de lui demander, est-ce en élevant les droits sur les articles avec lesquels l'Europe paie les produits de l'élevage, les laines, les cuirs et la viande, que le gouvernement argentin en facilitera l'exportation et relèvera le prix du bétail? A la vérité, l'arsenal de la protection lui a fourni des armes pour combattre la baisse. Une prime d'exportation et une garantie d'intérêt de 5 0/0 ont été votés par le Congrès en faveur des entreprises d'exportation des viandes congelées jusqu'à concurrence d'un capital de 40 millions de francs. Mais n'aurait-il pas été plus simple de s'abstenir de prélever sur l'importation des articles qui servent à payer les viandes congelées la somme destinée à en encourager l'exportation? N'aurait-on pas, tout au moins, économisé les frais d'allocation des primes et de perception de la douane? Le même système est mis en œuvre pour encourager l'immigration. Le gouvernement avance aux émigrants, par l'entremise de la banque nationale, jusqu'à concurrence de 15 millions de francs, les frais de passage et le capital d'exploitation d'un lot de terre; en revanche, cette importation. de travail qu'il considère à bon droit comme un élément indispensable de progrès, i la décourage, dans une proportion autrement forte, en surtaxant les vêtements, le sucre, le tabac et les autres articles de confort. M. Louis Guilaine avoue que les vêtements coûtent à la Plata deux fois plus cher qu'en Europe. Bref, cet ingénieux système de protection donne d'une main une somme de 15 millions de francs aux émigrants pour la leur reprendre de l'autre, avec toutes les complications et additions que comporte la politique protectionniste.

Aux charges de la protection s'ajoutent celles d'une fiscalité que l'augmentation vertigineuse des dépenses publiques rend de plus en plus exigeante. D'après une évaluation officielle que reproduit M. Louis Guilaine, le revenu total de la nation s'élèverait à 320 millions de piastres, dont les dépenses publiques de l'État, des provinces et des municipalités absorberaient le quart, soit 80 millions. En Europe, malgré le fardeau écrasant des dépenses militaires, on n'estime pas à plus du septième ou du sixième tout au plus, laportion de son revenu que les budgets com

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