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un individu distinct des autres. Il y aura donc toujours des inégalités. Mais ces inégalités ne sont point un mal ni une souffrance; elles n'empêchent point chaque individu de jouir de la plénitude du bonheur. Il suffit, pour que chacun soit parfaitement heureux, qu'il y ait plénitude en ce qui concerne sa prééminence distinctive, la plénitude d'une chose comprend nécessairement tout ce qu'elle peut être en réalité.

Or, il y a trois plénitudes dans le ciel 1° participer de toute qualité, avec une perfection principale; 2° posséder toute espèce de génie, avec un génie prééminent; 3o embrasser tous les ètres dans un même amour avec un amour en première ligne, savoir, l'amour de Dieu. Et c'est en cela que consiste la plénitude du bonheur dans le ciel.

(V. PICTET. Le Mystère des bardes de l'Ile-de-Bretagne, triades 34, 37, 45.

On voit que l'égalité n'est pas nécessaire au bonheur, et que, dans le ciel des Bardes on jouira de la félicité parfaite sans que la goutte d'eau, la personnalité humaine, se perde dans l'Océan, la divinité.

Ajoutons que la vie céleste ne sera pas oisive. Les Bardes celtiques ne pouvaient pas se faire à l'idée du nirvana indien, ou du Requiem æternam des chrétiens. Les trois victoires: la science, l'amour, la puissance (triade 28), qu'il s'agit de conquérir et qui commencent dans la condition de l'humanité, se continuent éternellement dans le ciel lorsqu'on y est parvenu; toute la différence, c'est que la lutte a lieu avec absence de mal, absence de besoin, absence de mort (triade 31).

Cette digression s'adresse aux lecteurs qui croient que l'idée que l'on se fait de la vie future n'est pas sans influence sur la conduite que l'on tient dans la vie présente. Quelques-uns trouveront peut-être que ce sont là de pures hypothèses. J'en conviendrai sans peine, mais je répondrai Et le transformisme, n'est-ce pas aussi une hypothèse, et même beaucoup moins vraisemblable? Hypothèse pour hypothese, celle qui console, comme dit Lucain, est préférable à celles qui tourmentent; celle qui anime le courage à celles qui développent la couardise ou la goinfrerie.

M. Franck se borne, comme le sous-titre de l'ouvrage l'annonce, à la philosophie des Kabbalistes; il ne parle point de leur sociologie. Ils ont pourtant, les modernes du moins, un système et même plusieurs, sur l'organisation sociale. J'ai déjà eu l'occasion de parler de ceux de SaintMartin, de Fabre d'Olivet, et de Saint-Yves d'Alveydre. Je me bornerai ici à exposer le principe fondamental de ces spéculations et à montrer que le système le plus rationnel qu'on en puisse tirer se trouve en conformité parfaite avec l'économie politique.

« Tout le monde inférieur, dit le Zohar, a été fait à la ressemblance du monde supérieur; tout ce qui existe dans le monde supérieur nous

apparait ici-bas, comme dans une image; et tout cela n'est cependant qu'une seule chose ».

Voilà le principe d'analogie, qui sert de base à une foule de spéculations théosophiques.

De cette ressemblance des deux mondes il suit que, connaissant l'un, on peut, par analogie, en déduire l'autre. C'est par cette méthode que la Kabbale va du monde visible au monde invisible en passant par l'homme qui est en quelque sorte le lien entre ces deux mondes.

Par analogie avec le système cosmogonique, qui se compose de soleil, planetes et satellites, la Kabbale reconnaît trois principes correspondants dans l'homme, le microcosme. Le soleil humain est le système nerveux sympathique, dont le centre est le plexus solaire et le principal organe le cœur. La terre, c'est le système de la nutrition et de la génération ; et la lune, c'est le cerveau et ses dépendances.

Par une autre analogie, peut-être un peu forcée, mais que nous admettrons néanmoins, les Kabbalistes supposent que l'humanité est un être réel, c'est en quelque sorte un grand visage » dont les individus sont les « petits visages ».

D

Cette hypothèse admise, l'organisation sociale doit être semblable à l'organisme humain. C'est sur ce principe que reposent les spéculations sociologiques des Kabbalistes modernes. Admettons-le, et voyons ce qui se passe dans l'homme pour en déduire ce qui doit se passer dans la société.

Le soleil, c'est-à-dire le cœur, est l'appareil suprême de l'organisme humain. C'est à lui que tout arrive, c'est de lui que tout part. C'est lui qui matérialise l'esprit, aspiré par les poumons, et qui spiritualise la matière absorbée par les organes digestifs. C'est lui, enfin, qui vivifie la terre (le corps) et qui éclaire la lune (le cerveau).

Après le soleil, le système d'organes le plus important, c'est la planète, la terre, c'est-à dire le ventre; et ce n'est qu'en dernier lieu que vient le satellite, la lune, c'est-à-dire le cerveau.

Pour déterminer, d'après ces principes, comment doit vivre la société, il faut voir comment vit l'individu. Or, on sait que toutes les fonctions de la vie s'exécutent sans que le sujet y prenne part, la plupart sans même qu'il en ait conscience. Le cœur bat, les poumons respirent, l'estomac digère, le cerveau même se nourrit et se dénourrit sans savoir ni pourquoi ni comment. La fonction vitale de cet organe, auquel nous attachons tant d'importance, se réduit à nous mettre en relation avec les objets extérieurs.

En un mot, nous ne vivons pas, nous nous laissons vivre; le principe qui régit toutes nos fonctions vitales n'est pas notre volonté, il n'est pas nous, il est au-dessus de nous.

Ces principes sont incontestables. Appliquons-les à la société. Pour que la vie sociale ressemble à la vie humaine, il faut que la société se laisse vivre, il faut que le soleil, l'inconscient, la régisse. Confier sa direction à une prétendue élite d'individus qui, soit-disant, représentent le cerveau, c'est renverser l'ordre naturel; c'est charger le cerveau de respirer, de digérer, de faire circuler le sang et les autres humeurs.

Le gouvernement n'a donc pas de raison d'être dans la société, considérée comme simple être vivant, assimilée à l'homme. Il est, dit-on, le cerveau de la société. Eh! bien, soit. Son rôle sera donc, comme pour l'individu, de mettre la société en rapport avec les êtres extérieurs à elle. Mais si l'humanité est un être réel. unique, la société aussi est une; il n'existe donc pas sur ce globe d'êtres extérieurs à elle, de sorte que la fonction gouvernative se réduit à une sinécure.

Si l'on admet, avec le Zohar, que l'humanité est divisée en soixantedix nations, il faudra déterminer entre tous les peuples existants qui est nation et qui ne l'est pas, besogne qui ne laisse pas d'être embarrassante.

Supposons faite cette répartition, le rôle du gouvernement se bornera à mettre chaque société en rapport avec les autres; ses attributions se réduiront à deux la guerre et la diplomatie. C'est à peu près ce que les économistes soutiennent depuis un siècle et demi.

Et si le gouvernement assume d'autres attributions que celles des relations extérieures, il produira des résultats analogues à ceux qui suivraient de l'intervention du cerveau humain dans les fonctions du foie. de la rate, des reins ou de tout autre organe. C'est encore ce que soutiennent les économistes avec abondance de raisons et de faits à l'appui. On voit que la Kabbale n'est point opposée à l'Économie et qu'elle peut même lui rendre des services. Cette courte étude est bien trop sommaire pour donner de la Kabbale une idée claire et complète, mais nous espérons qu'elle facilitera aux lecteurs qui n'y sont pas initiés, la compréhension du livre de M. Franck, lequel, à son tour, ouvrira une plus large voie à ceux qui seraient curieux de remonter jusqu'aux sources: le Sepher ietzirah, le Zohar et leurs commentateurs, sans oublier la source des sources, le druidisme, que nous avons eu le tort d'abandonner.

ROUXEL.

INTRODUCTION A LA SOCIOLOGIE (deuxième partie). Fonctions et organes, par GUILLAUME DE GREEF; in-8°. Bruxelles, Mayollez. Paris, Alcan, 1889

Ce volume de 460 pages est la deuxième partie d'une simple Introduction à la Sociologie et l'on nous promet une 3° partie. Il ne faut pas demander ce que sera, d'après cela, la sociologie elle-même, et si les fabricants de programmes scolaires trouvent que les matériaux leur manquent pour atrophier le corps des enfants, user leurs yeux, détraquer leur esprit, ils pourront puiser dans l'arsenal sociologique les moyens assurés d'arriver à leur fin.

M. de Greef prétend avoir déterminé dans la première partie de son Introduction les facteurs constitutifs du superorganisme social. « La trame du tissu social, dit-il, est formée de tous les éléments de la matière, depuis les formes les plus rudimentaires de celle-ci jusques et y compris la matière cérébrale; les phénomènes sociaux ne sont qu'une combinaison supérieure plus complexe de tous les matériaux antécédents de la nature inorganique et organique; ils révèlent seulement certaines propriétés distinctives, dont la reconnaissance légitime l'admission de la sociologie, non seulement au nombre, mais au sommet des sciences particulières.

« Ce qui différencie la vie en société de la vie purement individuelle, c'est l'intervention, consciente ou non, du régime contractuel, dont le développement plus ou moins grand est la mesure exacte des progrès de la civilisation; tous les autres aspects de la vie sociale n'offrent que des différences purement quantitatives, par exemple, au point de vue de la complexité, de la masse, de la plasticité etc; seule la méthode contractuelle, synallagmatique et bilatérale par son essence, est le fait absolument nouveau dont l'apparition imprime à la matière inorganique et organique, aux forces physiques, physiologiques et psychiques des propriétés qui ne se rencontrent nulle part ailleurs ».

Cette 2e partie traite des organes et des fonctions du superorganisme social, toujours d'après la méthode analytique « la seule scientifique, d'après laquelle l'ensemble ne peut être connu que postérieurement à la connaissance des parties, et dans l'ensemble et les parties, ce qui est spécial seulement après ce qui leur est commun ».

Comme on ne connait que les apparences, les surfaces du monde inorganique et du monde organique, il va sans dire que, par leur moyen, on ne peut connaitre que des mêmes choses dans le monde hyperorganique ou social. On peut donc sur une pareille base élever autant de systèmes que l'on voudra; on l'a fait, on le fait encore et il est plus que probable qu'on le fera toujours.

Il n'est pas facile de résumer celui de M. de Greef; il lui faut 3 volumes in-8° pour l'exposer, on comprend qu'il faudrait un certain espace pour en tirer la quintessence. Autant que nous pouvons nous en faire l'idée, voici les points principaux.

L'état primitif des hommes, les uns à l'égard des autres,a été la guerre, l'assassinat, le vol, la promiscuité, etc. L'homme agit alors inconsciemment, ses actions sont purement réflexes. Plus tard, naît l'instinct, qui est la vraie providence de l'humanité.

« Le pur instinct animal, voilà la véritable et immanente providence de l'humanité; ce n'est pas la pensée, mais la bête qui, heureusement pour lui. domine dans l'homme, véritable somnambule qui, si on l'éveillait brusquement, aurait mille fois succombé dans les passages périlleux, que l'inconscience lui a permis de traverser impunément. »

L'instinct, «le pur instinct, né de la répétition et de la transmission organique et héréditaire, est le premier régulateur des mouvements économiques sociaux », c'est ce pur instinct qui a conduit les hommes, comme par la main, à renoncer à la guerre, à l'assassinat, au vol, etc. pour recourir à l'échange.

On peut dire que le premier troc, ce phénomène simpliste de la circulation économique, a aussi été le premier phénomène social où ait apparu une lueur de raisonnement, c'est-à-dire de conscience; le premier qui débattit avec un de ses semblables les conditions d'échange d'animaux ou de meubles fut le créateur du contrat social, c'est-à-dire le provocateur de la conscience sociale ».

Et voilà comment de l'instinct est née la conscience et de celle-ci l'élément contractuel qui (comme on l'a vu plus haut, et comme M. de Greef le répète au moins trois ou quatre cents fois dans son volume), forme la base du développement et du progrès social. Voici une tirade qui résume assez bien le système.

<< Le territoire et la population sont les éléments irréductibles de la sociologie; leur enchevêtrement donne naissance au tissu social lequel est doué de certaines propriétés économiques, génésiques, artistiques, scientifiques, morales, juridiques et politiques; le fonctionnement de ces propriétés, en commençant par les plus simples, pour finir par les plus complexes, produit successivement et dans le mème ordre des organes et des appareils d'organes appropriés; la constitution de ces derniers est d'autant plus parfaite qu'elle est davantage différenciée; dans ces progrès, les organes les plus généraux précèdent naturellement les plus spéciaux, et la différenciation s'opère par la séparation indirecte d'avec l'organisme homogène et indivis primitif, et directe de chacun des organes d'avec l'organe antécédent. L'organisation politique de la volonté collective est le point culminant de ce développement; à mesure que les

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