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développement, elle est bien plus intéressante et plus instructive que les autres. Malgré la crise très longue et très intense qu'elle provoqua en Espagne et qui se propagea dans toute l'Europe, elle excita l'admiration universelle, à cause du petit nombre des conquérants, de leur caractère héroïque et des succès prodigieux qu'ils obtinrent avec des moyens qui ne nous suffiraient pas aujourd'hui pour font der un village en Afrique, dans ce pays où l'on a dit que nous refaisions en petit ce qu'on a tant reproché aux Espagnols d'avoir fait en Amérique. En pareille matière, tous les Européens ont mérité la même condamnation; les Anglais dans le Nord de l'Amérique, les Allemands au Venezuela, que l'empereur Charles V avait concédé à des banquiers d'Augsbourg, ne se comportèrent pas envers les naturels autrement que ne le faisaient les Espagnols. Si les formes et les détails d'exécution varient selon les temps et le génie de chaque peuple, le fond est à peu près toujours le même. Dans toute entreprise coloniale, en effet, il y a généralement trois parties intéressées, la métropole, les colons qu'elle expédie et les naturels du pays où ces colons vont s'établir. Parfois survient un quatrième élément composé d'étrangers esclaves ou libres, que les colons appellent à leur aide quand ils sont incapables de cultiver eux-mêmes les terres qu'ils envahissent. Ces divers éléments ne peuvent demeurer d'accord; la colonie rencontre d'abord l'hostilité des naturels qui ne se laissent pas dépouiller et asservir sans résistance; quand cette hostilité est apaisée ou vaincue, les colons commencent à se plaindre de la métropole, ne lui obéissent plus qu'à regret et divisés eux-mêmes en factions rivales, ils ne s'entendent que pour exercer une domination arbitraire et violente sur les naturels, tandis que la métropole doit s'efforcer de les protéger. Pendant ces querelles entre colons et métropole, le quatrième élément grandit dans l'ombre et il finit quelquefois par prendre la place des autres. C'est ce qui est arrivé à St-Domingue et cet exemple ne sera pas le dernier. Chose singulière, dès le milieu du xvIe siècle, les Espagnols prévoyaient que les noirs finiraient par se rendre maîtres de la colonie. Il est vrai que nous nous sommes chargés d'accomplir la prophétie; sans les Grégoire et les Pétion, l'Espagne, qui ne produit pas de ces sortes de gens, posséderait encore sa première colonie, d'où sortirent toutes les autres.

L'Espagne, il est bon de le rappelerici, commença par la colonisation officielle. La reine Isabelle ayant consenti à s'intéresser aux projets de Christophe Colomb, qui avait été éconduit par le roi de Portugal, fut entraînée dans une entreprise de découvertes et de colonisation; mais elle limita sa participation à la somme assez modique de un

million de maravédis, laissant à la charge du navigateur génois le surplus des dépenses d'armement suivant les conditions du contrat qui fut signé le 17 avril 1492.

Il y avait eu déjà sous les règnes précédents des conventions analogues entre la couronne et les capitalistes pour l'exploitation commerciale de la côte occidentale d'Afrique et pour la conquête des îles Canaries, et ces précédents firent admettre plus aisément des propositions qu'aucun armateur n'avait voulu prendre au sérieux. Christophe Colomb était investi de la charge héréditaire d'amiral dans toutes les iles et terres fermes qui seraient découvertes ou conquises par son industrie dans la mer Océane, avec toutes les prérogatives appartenant aux amiraux de Castille. Il était nommé gouverneur général desdites iles et terres fermes pour l'administration desquelles il nommerait à tous les emplois trois candidats entre lesquels la Couronne ferait son choix. Il lui était concédé le dixième du revenu des terres comprises dans son amirauté et le droit de participer pour un huitième à l'armement de tous les navires destinés au trafic avec les susdits pays ainsi qu'aux bénéfices qui en résulteraient.

Comme Christophe Colomb, d'après l'opinion des géographes de son temps, croyait aborder en Asie par la route qu'il se proposait de parcourir, et qu'en découvrant les terres nouvelles, il trouva de l'or et des perles entre les mains des naturels, il pensa ètre parvenu dans la région d'Ophir et de Cipango, tout près de ce royaume de Cathai dont les savants et les voyageurs vantaient la richesse. L'amiral en conçut de magnifiques espérances et les fit si bien partager à la reine et à ses conseillers, qu'elle résolut d'en réserver le monopole à la Couronne, s'imaginant qu'elle pourrait l'exercer utilement au moyen d'une troupe de mercenaires. Non seulement on ne parvint pas à organiser ainsi du travail productif, mais cette colonie de gens à gages qu'on aurait pu supposer facile à gouverner, se montra rebelle et peu disposée au travail.

Les débuts de la colonisation à St-Domingue furent pénibles; les plaintes des mécontents retentissaient en Espagne et le gouvernement, frappé de ce qu'on lui rapportait que la colonie ne ferait jamais ses frais, prit dès 1496 la résolution de renoncer au monopole. L'ordonnance du 10 avril ouvrit la carrière des entreprises coloniales. qui prirent un si grand développement quelques années après, et autorisa tous les sujets castillans à s'établir à St-Domingue où il leur était délivré, pendant un an, une ration alimentaire quotidienne de la valeur de 12 maravedis. Les émigrants avaient la faculté de se livrer à toute sorte d'industrie à condition de payer au fisc le dixième de leurs bénéfices; l'or seul était soumis à la redevance des deux

tiers; mais sur les réclamations des colons, ce droit excessif fut réduit au quint qui était en usage à la côte occidentale d'Afrique.

Ces mesures ne produisirent pas encore un grand courant d'émigration et le gouvernement, cédant aux instances de l'Amiral qui était venu en Espagne, ordonna en 1497 que les détenus fussent conduits à St-Domingue ainsi que les malfaiteurs que les tribunaux condamneraient à l'avenir. L'amiral fut autorisé à concéder des terres aux colons, sans y joindre aucun droit de juridiction et moyennant l'obligation de résider en famille pendant quatre années, de construire des habitations, de cultiver les terres èt de les abandonner à la vaine pâture après l'enlèvement des récoltes, selon l'usage d'Espagne. La Couronne ne se réservait plus que les bois de teinture et les métaux. On espérait attirer dans l'ile des colons sédentaires, mais nous voyons dans les lettres de l'amiral que pendant plusieurs années encore, les émigrants ne songeaient qu'à s'enrichir promptement pour rentrer en Espagne.

Tout en ménageant les Indiens, l'amiral leur imposait des tributs qu'ils payaient difficilement et qui d'ailleurs n'enrichissaient pas les colons; ces tributs furent remplacés peu à peu par la corvée; chaque cacique fut obligé de faire cultiver par les Indiens de son ressort les terres dont s'emparaient les Espagnols. Telle fut l'origine des répartitions d'Indiens qui devinrent le grand ressort de la colonisation dans toute l'Amérique, mais qui détruisirent en quelques années la race indienne dans les iles, en firent périr une grande partie sur le continent et entretinrent la discorde et la rébellion parmi les conquérants. Le principe en lui-même, tout barbare qu'il était, n'aurait pas fait tant de mal, c'était la façon dont on l'appliquait qui le rendait désastreux, et aurait suffi, disait Las Casas, pour dépeupler la terre. Le gouvernement espagnol fut constamment animé des meilleures intentions à l'égard des Indiens, mais son impuissance égala sa bonne volonté. Les colons, faisant eux-mêmes la conquête sans la participation de la métropole, se souciaient médiocrement des ordres venant d'Espagne quand ces ordres contrariaient leurs intérêts. Le gouverneur, muni de sa commission pour tout appui, ne pouvait se soutenir qu'en se créant des partisans et le seul moyen qu'il eût d'y parvenir consistait à tolérer les abus, à suspendre l'exécution des ordonnances quand il en était requis par les colons, et surtout à confirmer ou à modifier les répartitions en favorisant ceux des habitants sur lesquels il croyait pouvoir compter. Il est vrai qu'en se créant un parti, il provoquait la formation d'un parti contraire, mais c'est toujours ainsi que les choses se passent; les hommes ne veulent pas être gouvernés autrement. Il résultait de ces changements

fréquents et imprévus dans les répartitions que ceux qui en étaient pourvus n'avaient aucun intérêt à ménager les Indiens et qu'ils les accablaient de travail et de mauvais traitements, afin d'en tirer le plus grand parti possible, dans la crainte d'en être privés d'un moment à l'autre. La mortalité alla toujours en croissant; dès 1498, on estimait que le nombre des naturels avait diminué d'un tiers; en 1508, un dénombrement sommaire donna 60.000 feux; six ans après, il n'en restait que 14.000, et en 1535, suivant Oviedo, il n'y avait pas dans toute l'ile 500 Indiens descendant de ceux qui l'habitaient à l'arrivée de Christophe Colomb, et qu'on estimait alors à un million. Dans les premières années du siècle on commença le dépeuplement des iles voisines et du continent pour repeupler St-Domingue; on introduisait aussi des noirs; le gouvernement ne voulut d'abord y laisser conduire que les noirs nés en Espagne au pouvoir des chrétiens, et le gouverneur Ovando demandait qu'on n'en expédiât d'aucune sorte parce qu'ils pervertissaient les Indiens; mais à mesure que ceux-ci disparaissaient, les noirs devinrent indispensables et la traite s'organisa en conséquence.

Moyennant le travail forcé des uns et des autres, les colons s'enrichissaient; la recherche de l'or et le commerce avec les îles voisines donnaient de grands protits; l'agriculture, méprisée d'abord, se développa peu à peu à mesure que l'or se fit rare; le bétail se multipliait avec une rapidité prodigieuse et la culture de la canne prit bientôt une certaine importance. Ainsi se formèrent des capitaux considérables, tant à St-Domingue que dans les ports de Séville et de Cadix où se concentrait tout le commerce du Nouveau Monde.

En 1499, on reçut à la cour les échantillons d'or et de perles que l'amiral avait expédiés avec la relation de sa découverte du continent de l'Amérique, de ce qu'on appella la Côte Ferme, où il avait reconnu, disait-il, plus d'indices d'or en quelques jours qu'il n'en avait découvert à St-Domingue pendant plusieurs années. Ces nouvelles attirèrent l'attention des. armateurs, et plusieurs sollicitèrent l'autorisation d'aller à la découverte. On s'empressa de la leur accorder, au grand regret de l'amiral qui se plaignait de ce qu'on livrait à la rapacité des aventuriers ce nouveau monde dont il s'était flatté de conserver le privilège. Il écrivait à la reine : « J'ai demeuré sept ans à la cour de V. A. et nul ne voulut prendre mes projets au sérieux; à cette heure, il n'y a pas jusqu'aux tailleurs d'habits qui ne prétendent entreprendre des voyages de découvertes ».

Le gouvernement hésitait encore entre les deux systèmes, celui de poursuivre l'exploration aux frais et avec les navires de l'État ou de l'abandonner à l'initiative des particuliers; ce fut ce dernier parti

qu'il adopta et plusieurs contrats furent passés avec des armateurs en 1499 et en 1500; ils sont conçus à peu près dans les mêmes termes que celui de Rodrigo de Bastidas, signé à Séville le 5 juin 1500: « Nous vous permettons d'aller, avec deux navires armés à vos frais, « découvrir des îles et de la terre ferme, pourvu qu'elles soient en dehors de la région déjà découverte et qu'elles n'appartiennent pas au roi de Portugal. L'or, l'argent ou autres métaux, les joyaux, « les negres et les mulâtres qui sont tenus pour esclaves dans ce « royaume, les monstres, les serpents et autres animaux, les dro«gues et les denrées, une fois les frais d'armement et de voyage prelevés, seront divisés en quatre parts, une pour nous et les trois autres pour vous. Nous désignerons une ou deux personnes chargées d'assister à tous les marchés et d'en tenir compte. Tous les « produits recueillis dans le cours du voyage seront transportés à « Cadix devant notre officier afin qu'il en prenne le quart. En consé«quence, nous vous nommons capitaine des dits navires et des gens et nous vous donnons pouvoir et juridiction civile et crimi« nelle ».

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Quelques années après, le trafic de la côte devenant moins lucratif, on tenta de s'établir comme on l'avait fait si aisément dans les iles. La conquête et le peuplement étaient préférés au trafic, parce qu'ils offraient plus de chances de fortune, des gouvernements ou de vastes domaines pour les chefs, pour tous des parts de prises, des esclaves, des répartitions d'Indiens, au moyen desquels chaque soldat pouvait s'enrichir. Aussi les armateurs, munis d'un contrat de peuplement, trouvaient sans peine en Espagne et plus facilement encore aux iles, des volontaires qui s'équipaient à leurs frais ou se contentaient de quelques avances, car en Amérique les hommes de guerre n'acceptaient point de salaires. A défaut de capitaux disponibles ou de crédit, les colons, à la nouvelle d'une expédition, vendaient tout ce qu'ils possédaient pour courir à d'autres aventures.

entreprises ne se distinguaient de la piraterie que par l'autorisation de l'État qui en fixait les conditions, suivant la méthode adoptée, laissant les risques et les frais à la charge des armateurs et se réservant une bonne part des bénéfices. L'Espagne ne mettait pas sa gloire à exercer le métier de dupe. Un des premiers contrats de peuplement est celui qui fut passé avec Alphonso de Hojeda et Nicuesa, en 1508, pour la colonisation de la Côte Ferme depuis le cap de la Vela jusqu'à celui de Gracias a Dios, région immense qu'on divisa en deux provinces, dont la limite commune aboutissait au milieu du golfe Darien. La partie orientale échut à Hojeda et Nicuesa obtint l'autre partie qu'on appelait la Castille d'Or, parce 15 juillet 1889.

46 SÉRIE, T. XLVII.

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