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crédit. Voilà, entre bien d'autres, des traits de caractère qui persisteront longtemps encore après qu'il ne sera plus question de triple alliance, longtemps après que l'étrange manie des ruineuses dépenses, préparatifs de guerres auxquels ils n'ont rien. à voir, aura cessé de plaire aux sujets de la maison de Savoie. Les idées vont vite aujourd'hui et l'hypothèse que nous formulons pour l'avenir est-elle plus téméraire que n'eût été celle qui se réalise sous nos yeux. Qui eût dit au temps de Silvio Pellico, et au temps plus voisin de Solferino et de Magenta, qu'un jour viendrait ou l'Italie unifiée, après avoir tant gémi sur la Lombardie et la Vénétie soumises à l'oppression tudesque, se porterait caution du maintien sous cette même oppression, de l'Alsace et de la Lorraine ?

Mais pour que ces résultats puissent se réaliser, la conquête militaire et administrative de l'Algérie ne suffit pas, il faut que notre race l'occupe réellement et arrive à s'assimiler la plupart des éléments divers qui s'y rencontrent aujourd'hui. Ce programme ne parait pas impossible à réaliser. Pourquoi la race kabyle notamment, qui est numériquement en grand progrès, ne verrait-elle toujours en nous que le vainqueur, le maître, l'ennemi, qu'elle rève encore au fond du cœur d'exterminer, de mutiler, de rejeter tout au moins à la mer, comme elle l'a prouvé en 1871 ? Nous sommes cependant arrivés dans leur pays les mains pleines d'or, et cet or nous ne l'avons certainement pas remporté jusqu'à présent. Nous avons poussé pour eux le respect de la religion et de la liberté individuelle plus loin que pour nos propres nationaux, car ils n'ont jamais connu ni kulturkampf ni conscription militaire; nous n'avons pas contesté leurs droits de propriété qui paraissaient douteux d'après leur propre législation; nous leur avons laissé leurs institutions communales et les impôts qu'ils nous payent ne sont guère supérieurs à ceux qu'ils payaient aux Tures. Enfin notre qualité d'étrangers et de chrétiens ne peut être une cause d'éloignement éternel entre nous, car ils ont déjà plusieurs fois connu la conquête, ils sont assez sceptiques en matière religieuse et ont des mœurs fort semblables aux nôtres. Pour expliquer cette haine tenace on ne peut donc invoquer ni les incompatibilités d'humeur, ni les abus de puissance, ni les procédés d'exploitation dont FIrlande, la Pologne, les prairies du Far-West, les indes et les colo

Nombre des Italiens résidant à l'étranger en Europe, en 1881 : 380.332 dont 240.733 en France et 7.096 en Allemagne; Exportation de l'Italie en 1885 1.134 millions dont : 513 en France et 105 en Allemagne. (Almanach de Gotha, 1887). La grande majorité des coupons de rente italienne payes à l'extérieur le sont à Paris; le nombre de ceux payés à Berlin est insignifiant.

nies néerlandaises fournissent des exemples. Il faut supposer que c'est par la forme que nous avons dù pécher et, peut-être aussi, que tous les instincts belliqueux de la race, qui avant notre arrivée se dépensaient en guerres incessantes de village à village, se sont tournés contre nous faute d'emploi. Sur ces deux points le temps, en faisant apprécier les bienfaits de la paix et en éloignant les souvenirs irritants de la conquête, pourra amener un grand apaisement.

Quant aux Espagnols, aux Italiens et aux Maltais, qui composent la colonie européenne, ils ont bien des points communs avec nous : une même religion, des langues sœurs et des dialectes populaires presque identiques à ceux de nos provinces méridionales, ils doivent tout naturellement se rapprocher de nous et, avant peu, se fondre dans notre nationalité; pourvu toutefois que des excitations artificielles ne les éloignent pas systématiquement et aussi que nous soyons assez nombreux pour que le courant d'assimilation se produise dans notre sens.

Ce dernier point est capital: pour que l'influence française soit dominante en Algérie, il ne suffit pas que la puissance publique et et que les capitaux y soient entre nos mains, il faut que nous y tenions encore une grande place par notre nombre; notre prétention actuelle d'être l'élément absorbant, alors que nous sommes 250.000 sur quatre millions, est vraiment présomptueuse. Certes il n'y a pas trop de Français en France et il ne manque pas encore, même sur notre territoire continental, de sol à coloniser; dans l'intérêt national, la présence d'un million d'entre nous serait cependant plus utile encore dans la France d'Afrique que dans la France d'Europe.

Mais comment les y attirer? C'est vers notre colonie, nous l'avons vu, que M. Gaillardo voudrait détourner ce courant d'émigration qui, chaque année, pousse vers la Plata des milliers de nos compatriotes. En 1888 le nombre en a été de plus de 17.000 et nos ministres, effrayés de ces goûts d'aventures et de voyages aux lointains pays, adressent à leurs administrés des circulaires pleines de sollicitude, sur le thème bien connu mis en action dans la fable des deux pigeons. Ils concluent en nous montrant à nos portes cette belle colonie qui nous appelle. Mais que peuvent les circulaires administratives sur ces grands courants qui s'établissent entre pays de densité différente et semblent obéir aux lois naturelles de l'équilibre et de la pesanteur. Si pas un jour ne se passe sans qu'un navire transatlantique ne quitte un des ports de l'Europe, emportant dans ses flanes la population d'un gros bourg qui quitte le vieux monde pour aller s'attacher au nouveau, la volonté des gouvernants n'y est pour rien; il font au contraire ce qu'ils peuvent pour enrayer ce mouve

ment d'exode. Quels sont donc les mobiles qui poussent ainsi ces multitudes hors de chez elles, triomphent de leur force d'inertie et rompent ces mille liens qui fixent l'homme à sa terre natale? Ils sont bien connus; c'est très souvent le désir d'échapper au service militaire, à la prussienne, qui s'appesantit aujourd'hui si lourdement sur tous les pays de la vieille Europe; c'est presque toujours la recherche de salaires plus rémunérateurs pour le travail, d'intérêts plus élevés pour les capitaux.

Le français qui va en Algérie a-t-il la perspective d'y trouver ces desiderata de l'émigrant? Le service militaire y sera, pour lui, le même qu'en France, et c'est ce service militaire qui est chaque année la cause du départ pour la Plata d'un grand nombre de jeunes paysans basques, auxquels ni le travail, ni le danger ne font peur, mais qui ont l'horreur de la caserne. Pour la France ils seraient plus utiles encore en Algérie, comme colons, que dans nos régiments, comme soldats. Mais nous avons la passion de l'égalité et de l'assimila. tion et, de même que nous avons construit et organisé les chemins de fer algériens tout comme ceux qui mettent Paris en communication avec Marseille ou Bordeaux, sans nous inquiéter des garanties d'intérêts écrasantes pour l'avenir, de même nons n'avons pu admettre que le service militaire fùt, en Afrique, autre qu'il n'est en France et qu'il s'y réduisit, comme dans tous les pays neuis, à un simple service de milice1.

Pourtant, dans l'hypothèse d'une grande guerre, cette population française de 200,000 àmes ne pourrait nous fournir, en hommes rappelés au service, qu'un appoint insignifiant, très inférieur à l'effectif qu'il sera nécessaire de maintenir auprès d'elle pour la protéger; et, dans ce moment critique, la vraie place de nos trop rares colons ne sera-t-elle pas dans leurs foyers menacés, au milieu de ces populations frémissantes que l'on ne manquera pas d'exciter contre nous ? Vouloir que dans de pareilles conjonctures les familles françaises soient, elles seules, privées de la présence de leurs hommes valides, ce serait prendre à tàche de souffler le feu de l'insurrection.

Voici à ce sujet les dispositions de la loi sur le recrutement de l'armée qui vient d'ètre promulguée les 16 juillet 1889, art, 81. «... Les Français... << résidant en Algérie,... sont incorporés dans les corps stationnés en Algérie... « et, après une année de présence effective sous les drapeaux, envoyés dans « la disponibilité... En cas de mobilisation générale, les hommes valides qui << ont terminé leurs vingt années de service sont réincorporés avec la réserve « de l'armée territoriale, sans cependant pouvoir être appelés à servir hors « du territoire de l'Algérie ».

Le français peut-il être déterminé à se fixer en Algérie par la perspective des salaires plus rémunérateurs pour son travail, ou d'intérêts plus élevés pour ses capitaux?

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Non, si son apport consiste uniquement en travail, sans aucun mélange d'industrie ni de capital, et c'est le cas de la plupart des émigrants, il ne peut songer un seul instant à l'Algérie où il se trouverait en concurrence, sur le marché du travail, avec le Kabyle, le Khamnès, les Maltais, etc..., tous gens qui se contentent de salaires très inférieurs à ceux de France.

Mais il en est tout autrement si l'esprit d'entreprise lui est permis, si grâce à quelque industrie ou à quelques capitaux il peut devenir le maître d'un atelier agricole si modeste soit-il. Alors le bon marché de la main-d'œuvre, qui éloigne le simple manœuvre, est précisément ce qui doit l'attirer; car, joint au bon marché de la terre, il lui donne l'espérance d'une rémunération de ses efforts plus élevée qu'en France où la rente du sol et les frais généraux ne laissent à l'agriculteur qu'une si faible part du produit.

Malheureusement l'Algérie n'a pas encore, comme l'Amérique ou d'autres pays, sa légende dorée; on dit d'elle beaucoup de bien, et ce n'est pas sans raison, elle ne manque ni de ressources ni de charme; il suffit pour s'en convaincre de jeter les yeux sur cette riche et séduisante Exposition de l'esplanade des Invalides, où toutes les merveilles de la nature et du travail agricole sont étalées, semble-t-il. Hélas, il en manque une cependant qu'on ne nous a jamais montrée encore et dont l'absence est sans doute pour beaucoup dans la réserve et la persistante froideur des émigrants pour notre colonie. Cette merveille qu'on n'a jamais vue c'est un homme ayant fait fortune en Algérie.

CHARLES PARMENTIER.

NOTIONS FONDAMENTALES

V

L'ANALYSE DE LA PRODUCTION

I. LA PRODUCTION de l'homme ET DE LA TERRE. - Nous avons commencé l'étude de la production en analysant celle de ses deux agents principaux l'homme et la terre.

La production de l'homme apparaît la première, l'espèce humaine et ses conditions d'existence étant l'objet même de l'économie politique. Considerée dans le temps, l'humanité se compose d'une série de générations successives. Chaque génération produit celle qui lui succède. Cette production exige, comme toute autre, l'application d'un capital. Tout individu, arrivé à l'âge où il prend place dans le grand atelier de la production et pourvoit lui-même à ses besoins, a exigé, pour être élevé, entretenu et éduqué une dépense de capital, dont le montant constitue ses frais de production. Cette dépense est subordonnée à deux conditions: 1° à la quantité de capital dont la génération existante dispose; 2o à la puissance des mobiles qui l'excitent à appliquer une portion de ce capital à la production de l'homme plutôt qu'à une autre destination, ou, pour nous servir de l'expression économique, au montant du profit que cette branche particulière de la production peut lui procurer. Ce profit est de deux sortes: industriel et physico-moral. Lorsqu'il est simplement industriel, comme dans le cas de l'esclavage, la vente ou la location du « produit » rembourse les frais de la production avec adjonction d'un profit équivalent à celui des autres emplois du capital. Lorsque, dans un état plus avancé de civilisation, le capital investi dans la production de l'homme ne rapporte qu'un profit physico-moral, cette espèce de profit n'y attire de même les capitaux qu'autant que la somme de jouissances qu'il contient est équivalente a celle qui se trouve contenue dans le profit industriel. Lorsque le profit industriel ou physico-moral que procure la production de l'homme est inférieur à celui des autres emplois du capital, on la voit diminuer, alors même que les capitaux qui peuvent y être appliqués existent en abondance. Tel est, comme nous l'avons remarqué,

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Voir le Journal des Économistes du 15 juin 1889.

4 SÉRIE, T. XLVII. - 15 septembre 1889.

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