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circulant en France et de n'avoir rien fait pour pourvoir à cette éventualité.

L'opinion de M. Frère-Orban a certainement un poids considérable. M. Frère-Orban est le chef d'un des grands partis qui se disputent le pouvoir en Belgique, et il a été l'un des proinoteurs les plus actifs de la convention monétaire. C'est lui, et on doit l'en louer, qui a proposé en 1864 la convocation de la Commission internationale de laquelle est issue la Convention du 23 décembre 1865, successivement prorogée et renouvelée. Dans sa brochure, il relève les erreurs d'un ancien ministre des finances du parti catholique, M. Malou, qui attribuait à la loi le pouvoir de fixer la valeur de la monnaie. « C'est, dit-il avec raison, ce que pensaient Philippe le Bel et les rois faux monnayeurs au moyen âge ». En revanche, M. Frère Orban soutient une thèse qui pourrait bien induire le gouvernement belge à imiter, au détriment des porteurs de sa monnaie et par contre-coup au sien, les pratiques de Philippe le Bel. Cette thèse consiste à prétendre qu'en limitant la frappe de l'argent et en établissant ainsi une différence entre la valeur monétaire de l'argent monnayé et sa valeur métallique, les gouvernements de l'Union en général, et le gouvernement helge en particulier, n'ont assumé aucune responsabilité; qu'ils ne sont pas tenus, en conséquence, de rembourser la valeur des pièces de 5 fr. au taux où l'a élevée la limitation de la frappe; en sorte que dans le cas où la convention ne serait pas renouvelée, les porteurs de ces pièces seraient exposés à perdre la différence existant actuellement entre leur valeur monétaire et leur valeur métallique, soit environ 25 0/0, ce qui les placerait dans une situation exactement semblable à celle des infortunés porteurs de la monnaie de Philippe le Bel, lorsque ce monarque plus ingénieux que scrupuleux s'avisait de remplacer sa monnaie forte par de la monnaie faible. Le seul reproche que l'on puisse adresser au ministre des finances actuel, M. Beernaert, ce n'est pas d'avoir repoussé cette thèse, c'est de l'avoir acceptée en partie et de l'avoir fait agréer par les autres membres de l'Union, en réduisant, de leur consentement, à la moitié du montant des pièces belges circulant à l'étranger, l'obligation du remboursement. La conséquence naturelle de cette demi-faillite, ce serait, dans le cas du non renouvellement de la convention, de faire tomber la valeur des pièces de 5 fr. belges, à peu près au niveau de celle des pièces du Chili ou du Pérou, en infligeant aux porteurs la perte des 25 0/0 de valeur fiduciaire que la limitation de la frappe a ajoutée à leur valeur métallique. Sans doute, et c'est cette considération qui paraît avoir séduit les auteurs de la thèse du non remboursement, cette perte serait

subie d'abord par les porteurs étrangers des pièces de 5 fr. belges, mais à mesure qu'elles reflueraient sur le marché belge, où elles se trouveraient à l'état d'excédent, elles y feraient baisser la totalité du medium circulans argent. Or, comme en Belgique aussi bien qu'en France, le régime du double-étalon subsiste en droit sinon en fait, comme on peut y payer ses dettes et ses contributions indifféremment en or ou en argent, on ne manquerait pas de les payer avec la monnaie la moins chère; l'or disparaîtrait de la circulation, et la Belgique serait réduite à se servir d'un medium circulans à la fois incommode et déprécié. Cette dépréciation pourrait bien faire la joie des débiteurs, mais elle serait horriblement mal accueillie par les créanciers, parmi lesquels figurent en première ligne tous les détenteurs de fonds belges. Et chacun sait que la mauvaise humeur des créanciers d'un État quelconque se traduit invariablement par une diminution de la confiance qu'ils lui accordent, et que cette diminution de confiance se traduit à son tour par une augmentation du taux de l'intérêt de leurs prêts. Or, le gouvernement belge n'est pas plus qu'un autre affranchi de la nécessité d'emprunter, il est même assez probable qu'il sera obligé de recourir plus ou moins prochainement au crédit pour solder les dépenses extraordinaires de son budget dela guerre. La thèse du non remboursement pourrait donc bien lui coûter de ce côté une somme fort supérieure à celle qu'elle lui épargnerait d'un autre, sans parler du contre-coup désastreux que les perturbations et les pertes occasionnées par la dépréciation du medium circulans exerceraient sur ses finances.

Mais l'éventualité prévue par M. Frère-Orban et à laquelle il reproche à son successeur actuel au ministere des finances de ne pas avoir pourvu, savoir la rupture de la convention monétaire, se réalisera-t-elle ? Est-il à souhaiter qu'elle se réalise ?

II

Nous n'avons pas besoin de faire ressortir les inconvénients de la diversité des monnaies à une époque où, en dépit du retour offensif du protectionnisme, les progrès de l'industrie et la facilité croissante des communications contribuent incessamment à développer les relations internationales. Que la convention qui permet depuis bientôt un quart de siècle aux peuples de l'Union latine de se servir de la même monnaie, en économisant les frais du change, ait été un progrès, cela ne saurait guère être contesté. Aussi, en dehors de la petite école rétrograde du bi-métallisme, le retour à l'ancien régime

de morcellement monétaire n'est-il réclamé par personne. Seuls les bi-métallistes y poussent, parce qu'ils voient dans le maintien de la convention un obstacle au rétablissement de la frappe illimitée de l'argent. Chacun sait qu'à leurs yeux c'est la suspension de la frappe mise en vigueur en 1876 qui a causé tous les maux dont nous souffrons depuis 1873; c'est cette mesure de proscription de l'argent qui, en créant une disette de monnaie, a suscité la crise dans laquelle se débat le monde des affaires : la disette de la monnaie, affirment-ils, a engendré la baisse générale des prix ; la baisse générale des prix a engendré la surproduction, la surproduction a engendré la ruine des producteurs, la misère et le mécontentement des ouvriers; bref, et pour tout dire, elle nous a fait tomber de la bradypepsie économique dans la dyspepsie, de la dyspepsie dans l'apepsie et finalement dans la privation de la vie.

Sans vouloir entreprendre, à nouveau, la réfutation de la doctrine du bi-métallisme, si doctrine il y a, nous nous bornerons à rechercher, en premier lieu, si le monde des affaires souffre actuellement d'une disette de monnaie métallique, en second lieu quels pourraient bien être les effets du remède que les bi-métallistes proposent d'appliquer à ce mal prétendu, savoir le non renouvellement de la convention monétaire et la reprise de la frappe illimitée de l'argent.

Souffrons-nous véritablement d'une disette de monnaie métallique? S'il en était ainsi, nous aurions toutes les peines du monde à nous expliquer un phénomène qui s'est produit précisément depuis que cette disette a commencé ses ravages, nous voulons parler de l'affluence extraordinaire du numéraire dans les banques. Tandis que la proportion du numéraire nécessaire à la garantie de la circulation fiduciaire n'est pas évaluée, par les économistes et les financiers rigides à plus du tiers du montant de cette circulation, et que cette proportion se trouvait rarement dépassée avant la disette, elle s'est continuellement accrue depuis, au point d'en égaler, d'en excéder même les trois quarts 1. Comment done se fait-il que la monnaie remplisse les réservoirs des banques, où elle demeure inactive, où, du moins pour la plus forte part, elle ne sert absolument à rien,

Encaisse de la Banque de France, le 4 juillet 1889:

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si elle fait défaut à la circulation? Ce phénomène inusité, les bi-métallistes ne se donnent pas la peine de l'expliquer. Ils préfèrent se rabattre sur la baisse générale des prix. La preuve manifeste, disent-ils, que la monnaie est devenue de plus en plus rare et, par conséquent, de plus en plus chère, c'est que toutes les choses qui s'échangent contre de la monnaie ont baissé de prix. Mais cette preuve est-elle aussi concluante qu'ils le prétendent? D'abord est-il bien exact de dire que tous les articles d'échange aient baissé depuis vingt ans? Les salaires et les loyers ne sont-ils pas généralement plus élevés aujourd'hui qu'ils ne l'étaient en 1869? Ensuite, tous les articles qui ont subi une baisse l'ont-ils subie dans la même proportion? Nous avons sous les yeux une statistique comparée des prix de 45 articles en 1867-77 et en 1887-88, dressée par M. A. Sauerbeck, et nous y voyons que dans ce nombre, deux ont haussé, quelquesuns sont restés stationnaires, tandis que d'autres ont baissé fort inégalement de 8 0/0 à 44,48 et 50 0/0. Si cette baisse avait été causée par la hausse de la monnaie, n'aurait-elle pas frappé la totalité des articles d'échange et n'aurait-elle pas été la même pour tous ? Est-il nécessaire d'ajouter qu'elle trouve sa justification naturelle, pour les produits manufacturés, dans les progrès de l'industrie, pour les produits agricoles dans le développement des moyens de communication à bon marché qui ont mis de plus en plus les denrées alimentaires du nouveau monde à la portée des consommateurs de l'ancien? Admettons cependant que la baisse des prix ait été causée par la hausse de la monnaie, comme le prétendent les bi-métallistes, il leur restera à expliquer comment cette baissè a pu diminuer la consommation de tous les articles de nécessité ou de confort et comment la hausse que provoquerait l'adoption du bi-métallisme en ferait consommer davantage. Jusqu'à présent, nous avions cru, sur la foi de la vieille économie politique, que le bon marché augmentait la consommation et que la cherté la diminuait. La nouvelle économie politique des bi-métallistes aurait-elle changé tout cela?

En réalité, le non-renouvellement de la convention monétaire et le retour à la frappe illimitée de l'argent n'auraient point les vertus prolifiques que leur prêtent les bi-métallistes, par la raison péremptoire qu'il n'est au pouvoir d'aucun gouvernement et d'aucune législation d'augmenter ou de diminuer la somme de valeur monétaire qu'exige le service des échanges. Tout ce que peut faire le gouvernement le plus puissant, c'est d'accroître ou de réduire le nombre des unités qui composent cette somme. Quand un gouvernement s'avise par exemple d'émettre des assignats, il a beau les multiplier et ajouter les milliards de papier aux milliards de papier, il est hors

de son pouvoir d'en émettre pour une somme de valeur supérieure à celle de la monnaie métallique dont les assignats prennent la place. A mesure que les émissions se multiplient, la valeur du papier baisse, voilà tout. Mais la multiplication des unités monétaires et la dépréciation inévitable qui en résulte n'en causent pas moins une perturbation désastreuse, et c'est une perturbation de ce genre que ne manquerait pas de provoquer le retour à la frappe illimitée de l'argent, en substituant à l'unité monétaire actuelle dépréciée.

une unité

Supposons, en effet, que les gouvernements de l'Union latine convertis au bi-métallisme ne renouvellent point la convention monétaire et rétablissent la frappe illimitée de l'argent, verrons-nous, comme nous le promettent les bi-métallistes, l'abondance de la monnaie succéder à la disette? L'argent affluera-t-il dans la circulation des pays qui ont conservé le régime du double étalon, sans prendre la place de l'or? Les deux métaux circuleront-ils fraternellement, en quantités croissantes, en provoquant, d'une manière non moins croissante, la hausse des prix de toutes choses? L'expérience peut nous édifier sur l'efficacité de cette promesse. Pendant le demi-siècle qui s'est écoulé depuis la loi de l'an XI jusqu'à la découverte des mines d'or de la Californie et de l'Australie, l'argent a été le seul medium circulans que possédât la France. Quand on voulait se donner le luxe d'avoir de l'or dans sa poche, il fallait aller l'acheter chez un changeur, en payant une prime. Cependant le législateur avait décidé dans sa sagesse qu'un kilogramme d'or valait 15 1/2 kilogrammes d'argent, et par conséquent qu'une pièce d'or devait valoir toujours, en vertu de la loi, 4 pièces de 5 francs d'argent, ni plus ni moins. Mais quelles que soient l'autorité du législateur et la puissance de la loi, la nature est encore plus forte ! Le rapport de valeur entre les deux métaux que le législateur et la loi avaient déclaré invariable, la nature pleine d irrévérence le faisait varier. La production aurifère ayant diminué après la promulgation de la loi de l'an XI, la valeur de l'or monta relativement à celle de l'argent; le rapport naturel existant entre ces deux métaux s'éleva de 15 1/2 à 153/4 environ, avec d'incessantes fluctuations, et quoique le rapport légal fût demeuré fixe et immobile comme un soldat au port d'armes, il fallut absolument, quand on voulait échanger de l'argent contre de l'or, payer le supplément de 1/4 exigé par la nature à la barbe de la loi. Et comme chacun préférait, naturellement aussi, payer ses dettes avec de l'argent qui coùtait moins cher, l'or disparut entièrement de la circulation, à la grande gêne du public, réduit à se servir exclusivement d'une monnaie lourde et

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