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M. Albert Delatour en donne deux exemples: le régime des sucres en France, celui des alcools en Allemagne et en Suisse. Après avoir exposé les grands traits de notre législation actuelle des sucres, il montre combien l'écart entre le rendement légal et le rendement effectif détermine une prime élevée, d'au moins 25 010 du montant du droit principal, comment cette prime pousse à la surproduction, et comment enfin les fabricants français se trouvent amenés à vendre leurs excédents indemnes sur le marché anglais à un prix inférieur au prix de revient. Il fait remarquer combien cette législation est anti-économique, contraire aux intérêts des consommateurs français et à ceux du Trésor. Elle va même, suivant lui, à l'encontre des véritables intérêts de l'industrie sucrière, parce qu'en la favorisant ainsi momentanément et en la poussant à la surproduction, on lui prépare une crise terrible pour le jour, peut-être moins éloigné qu'on ne croit, où les pays étrangers s'entendront pour nous fermer leurs marchés ou nous mettre en demeure de supprimer les primes.

En ce qui concerne l'alcool, M. Delatour signale l'évolution qui se manifeste depuis quelques années dans la législation de la plupart des pays de l'Europe centrale. Dequis longtemps déjà, on protégeait lés distillateurs par des primes, mais il a bien fallu reconnaître qu'avec le développement excessif que les primes donnaient à la production, cette production serait un jour forcée de se restreindre, et on s'est alors empressé de prendre les devants pour éviter que la res triction ne portât sur certaines catégories de bouilleurs que les Gou vernements jugent particulièrement intéressantes. Suivant les pays et leur organisation démocratique ou aristocratique, la classe intéressante est celle des paysans, comme en Suisse, ou bien celle des grands propriétaires terriens, comme en Allemagne, et on les a favorisés par des avantages et des remises d'impôt.

La législation du sucre en France et celle de l'alcool en Allemagne sont, il est vrai, deux modes différents d'intervention par l'impôt dans la direction de l'industrie. Ce dernier mode est le plus arbitraire, il porte surtout une atteinte manifeste au principe supérieur de l'égalité devant l'impôt, mais c'est là le terme fatal auquel on se trouve amené dès que l'on s'engage dans la voie de l'intervention. Tous deux, d'ailleurs sont une cause de surproduction et ils entraînent une perturbation économique, comme toutes les fois qu'il y a organisation artificielle. Enfin, c'est encore, suivant M. Delatour, une forme de la protection, plus funeste peut-être que la protection douanière; car c'est la protection d'une branche d'industrie contre les autres branches de la même industrie nationale, c'est l'interven

tion arbitraire et partiale de l'État dans le domaine de la concur

rence.

M. Léon Say trouve que les précédents orateurs n'ont pas, à son avis, traité la question comme il la comprend. Voici comment il la pose étant donné un article imposable, vaut-il mieux taxer la matière première qui est la base de cet article. ou bien le produit fabriqué, et cela en dehors de toute considération se rattachant à la question douanière?

Prenant un exemple, une hypothèse : vaudrait-il mieux taxer le café en grains ou le café noir, tout fait? Faut-il taxer la terre ou le produit agricole? Ne faut-il pas essayer d'éviter les graves inconvénients de l'impôt sur le produit, qui obligent, par exemple pour l'alcool, à suivre sévèrement toutes les opérations de la fabrication et le produit lui-même dans tous ses déplacements?

M. René Stourm dit qu'il lui semble très difficile de distinguer, comme le voudrait M. Léon Say, l'influence spéciale des droits de douane et celle des droits intérieurs sur la situation de l'industrie des

sucres.

Puis il s'attache à réfuter la partie de l'argumentation de M. Paul Delombre qui a qualifié la loi de 1884 sur les sucres de loi de dégrèvement. M. Delombre a exposé, d'une manière saisissante, la pernicieuse influence des impôts protecteurs à la frontière. Mais tandis qu'il condamne si bien ceux-ci, il réserve son approbation pour les impôts protecteurs à l'intérieur. C'est alors qu'il attribue à la loi de 1884 l'épithète très imméritée de « loi de dégrèvement. >>

La loi de 1884, en effet, n'est pas une loi de dégrèvement, tout au contraire. Avant 1884, en vertu de la loi du 29 juillet 1880, le tarif sur le sucre était seulement de 40 fr. par 100 kilog. Cette loi du 29 juillet 1880, avait bien été, elle, une loi de dégrèvement, puisque le tarif s'était trouvé réduit, par ses dispositions, de 70 fr. à 40 fr. Aussi, les perceptions qui, avant 1880, atteignaient 200 millions, tombèrent-elles, aussitôt après, beaucoup au-dessous de ce chiffre. Cependant, on avait calculé qu'au bout de 4 ou 5 ans, en 1885, la progression de la consommation, surexcitée par l'abaissement du droit, aurait fait regagner aux perceptions leur ancien niveau de 200 millions; aussi, provisoirement, appliqua-t-on au déficit des sucres les excédents de recettes des anciens budgets en avait alors. La loi de 1884 vint renverser tout cet échafaudage de combinaisons. En vue de parer à une crise qui, malgré sa gravité

-

il y

très réelle, aurait dù, comme toute crise, n'être que passagère, la loi de 1883 organisa un système de perception nouveau, d'après lequel l'impôt porta dorénavant sur le poids des betteraves mises en œuvre. Quant au tarif, il fut élevé de 40 à 50 fr. Puis, quelques années après, en 1888, le tarif fut encore surélevé jusqu'à 60 fr. De sorte qu'aujourd'hui les droits sur les sucres, fixés à 40 fr. avant 1884, sont, depuis et en vertu de cette loi de 1884 et des lois qui en dérivent, portés à 60 fr. C'est 20 fr. de plus, ou 50 0/0 d'augmentation. L'idée de dégrèvement, d'après ce simple exposé, semble déjà bien invraisemblable.

Évidemment, si l'on veut dire que le budget a été dégrevé, on ne se trompe pas. Là, en effet, le dégrèvement n'a été que trop effectif: les tableaux de recettes l'indiquent éloquemment. Au lieu des 200 millions auxquels on devait peu à peu revenir, après la secousse de 1880, il n'a plus été recouvré que 138 millions, 131 millions même. Aujourd'hui, on est remonté sans doute à 175 millions environ, mais cela tient à ce que l'œuvre de la loi de 1884 a été, dans une large mesure, annulée par la division du tarif de 60 fr. en deux parties: l'une de 40 fr. frappant exclusivement les betteraves, l'autre de 20 fr. atteignant la totalité des produits terminés, conformément à lancien mode de perception. Les recettes du budget, malgré cette correction, n'en ont pas moins été très gravement soulagées et certes elles n'en avaient pas besoin.

Mais quand on parle de dégrèvement, c'est le contribuable seul que l'on a en vue celui-ci a-t-il été dégrevé? En aucune façon, il paye intégralement aujourd'hui un tarif de CO fr., au lieu d'un tarif antérieur,qui ne dépassait pas 40 fr. La baisse considérable qui s'est produite sur le prix de la denrée a seule profité au consommateur. Les cours des sucres, en effet, n'ont pas cessé de baisser jusqu'à ces derniers temps : c'est même le début de cette baisse qui avait provoqué la crise de 1884. Elle s'est accentuée depuis mais il y a là un phénomène international qui n'a rien de particulier à la France. A Londres, on a pu acheter une livre de sucre à 15 centimes. Encore aujourd'hui la livre n'y vaut pas plus de 20 centimes. En France, elle se paye couramment 60 centimes. Cet écart de 40 centimes entre les deux prix provient d'abord de l'impôt pour 30 centimes exactement; puis, pour les 10 centimes restant, du moindre poids de la livre anglaise (453 gr.) comparée à la livre française et des faveurs que les exportateurs font au marché anglais. Les consommateurs français supportent donc bien, malheureusement, l'intégralité de l'impôt actuel de 60 fr., au lieu de 40 fr. d'autrefois.

Si l'État reçoit moins, tandis que le public paye davantage, où va la différence? Chacun le sait.

Directement au fabricant, sous le nom d'excédents indemnes; la loi de 18 4 a laissé aux fabricants la jouissance de primes considérables. Le montant de ces primes, d'après un rapport officiel, a atteint 232 millions, depuis 1884 jusqu'à la fin de 1888, Pour 1889, leur chiffre s'élèvera au moins à 70 millions. Voilà le résultat intentionnel de la loi de 1884; procurer une prime aux fabricants de sucre, prime exorbitante, comme on le voit, représentant une part d'impôt public détournée à leur profit. Les fabricants ne contestent pas l'existence de cette prime : ils ne le pourraient pas, d'ailleurs, puisque les chiffres en sont inscrits sur les portatifs des employés des contributions indirectes. Ils s'excusent seulement en disant qu'ils ne la touchent pas tout entière et qu'ils en font profiter les agriculteurs.

M. Stourm n'entre pas dans le débat soulevé à ce sujet entre les agriculteurs et les fabricants. Il en profite seulement pour conclure. Ces procédés irréguliers d'impôt engendrent, dit-il, une confusion telle que l'État ne sait plus, à proprement parler, ce qu'il fait. Il ne sait pas où va l'argent qu'il lève sur le public: il ne saurait dire exactement, en effet, qui en profite. Il ne sait pas davantage quel est, ou quel sera le chiffre de son sacrifice : les promoteurs de la loi de 1884 avaient évalué ce petit sacrifice à un maximum de 36 millions, et voici qu'il dépasse 70 millions. Que sera-t-il en 1889-1890, personne ne peut prévoir de combien le rendement légal de 7.50 0/0 sera dépassé pendant cette campagne : on s'avance dans l'inconnu. L'État livre son impôt sans savoir à qui, ni pour combien. Mieux vaudrait mille fois, comme le disait si justement M. Paul Delombre à propos de l'impôt protecteur aux frontières, qu'une subvention fut insérite annuellement pour un chiffre fixe au budget des dépenses. Le législateur et le public sauraient alors au moins exactement ce qu'ils font.

L'impôt, en résumé, ne doit pas être détourné de son rôle exclusif, lequel consiste à pourvoir aux besoins du budget. L'impôt est le pourvoyeur du budget: c'est là sa seule mission légitime. Le droit que possède l'État de puiser dans les poches des contribuables est, en raison même de son caractère exorbitant, un droit strictement limité. M. Stourm l'a déjà dit à une précédente réunion, à propos de l'impôt moralisateur; il le répète à propos de l'impôt protecteur. Dès qu'on abandonne ces règles primordiales, on crée la confusion et l'injustice et, en voulant soi-même régler artificiellement la distribution de la richesse dans le sein du pays, on risque de préparer un

jour des crises beaucoup plus graves que celles auxquelles on a voulu passagèrement échapper.

M. Arnaunė trouve que le système de la taxation sur la matière première est fort tentant. Il cite un exemple emprunté à la Belgique. Lorsque l'impôt sur la bière portait sur la cuve elle-même et sa contenance, le brasseur surchargeait la cuve et produisait de mauvaise bière, tout en bénéficiant d'une production plus abondante.

M. Léon Say regrette de constater combien il est difficile de résoudre la question telle qu'il l'a précisée. De la discussion qui vient d'avoir lieu, il lui semble résulter qu'il est bien malaisé, dans un impôt portant sur la matière première de faire la part de la protection. La taxe à la matière première, doit toujours être combinée d'après les rendements légaux, et alors on aboutit à une prime à l'exportation.

M. Lavollée est d'avis que la loi de 1884 n'a été qu'un expédient, et un expédient provisoire, qui nécessairement n'aura qu'un temps.

La séance est levée à onze heures.

Le Rédacteur du Compte rendu : CHARLES LETORT.

OUVRAGES PRÉSENTÉS.

LOUIS WUARIN. Le contribuable, ou Comment défendre sa bourse1. Synopsis of the tariffs and trade of the British Empire, by sir RAWSON W. RAWSON 2.

Congrès de l'intervention des pouvoirs publics dans le prix des denrées , par A. RAFFALOVICH3.

Bulletin de l'Institut international de Statistique. T. IV. 1re livraison. 1889*.

Bollettino di legislazione e statistica doganale e commerciale. Anno VI, secondo semestre. 1889 ".

Statistica del commercio spéciale di importazione et di esportazione, dal 1° gennaio al 31 agosto 1889 6.

1 Paris, F. Alcan, 1889, in-18. - 2 London, 1888, 8o.- 3 Paris, Guillaumin, 1889, 8o.- 4. Rome, 1889. 8°. - 5 Roma, 1889, 4o. - 6 Roma, 1889, 8°.

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