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M. Millet écrivait son livre avant le pénible incident qui a amené entre le gouvernement serbe et la direction des chemins de fer construits par une Société française, les difficultés que l'on connaît. Celles-ci viennent heureusement d'être aplanies et il est à espérer que les sentiments d'amitié et de sympathie qui ont jusqu'ici animé la France vis-àvis du jeune État danubien n'auront pas à subir de nouveaux refroidissements. Il est désirable également que des troubles politiques intérieurs n'enrayent pas le développement de cette fertile contrée au moment on commence sa transformation économique. Si ces conditions favorables se réalisent, le livre de M. Millet portera ses fruits; il contribuera à étendre nos relations avec le peuple qu'il étudie, en nous édifiant sur ses ressources, sur ses coutumes, sur la nature de ses rapports commerciaux avec nos concurrents. De plus, son ouvrage est comme un cadre tout préparé pour des études analogues à entreprendre sur d'autres pays aussi ou même plus importants pour nos débouchés, et auxquels nous voudrions voir appliquer l'excellente méthode à la fois analytique et synthétique dont a fait usage M. Millet. Si les imitateurs que nous souhaitons à ce dernier pouvaient, aux qualités de clarté et de précision que déploie l'auteur, qualités indispensables dans un pareil sujet, joindre l'habileté de plume, et même l'humour et la couleur pittoresque qui percent dans maintes pages de la Serbie économique et qui font espérer de l'auteur une description complète de la contrée qu'il parait si bien connaître, le lecteur devrait s'estimer complètement satisfait, car il verrait se renouveler le plaisir que lui procure l'ouvrage de M. Millet s'instruire en se sentant constamment attaché.

:

EUGÈNE D'EICHTHAL.

CHRONIQUE

SOMMAIRE : La clôture de l'Exposition universelle. Le discours de M. Léon La chambre syndicale des marchands et marchandes de fruits et de La Compagnie sud-africaine. Les faillites en

Say.

légumes et les regrattiers.

Italie.

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La loi contre les socialistes en Allemagne. Le discours de M. Bebel.

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Les propagateurs du

La hausse du prix du pain et de la viande. socialisme les grands industriels de la Westphalie. La russification des provinces Baltiques. Les assurances ouvrières en Danemark. annonce fin de siècle.

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Une

L'Exposition Universelle a été close le 6 de ce mois. Ce qui a caractérisé surtout cette splendide exhibition des instruments de la production industrielle et agricole, sans oublier les instruments de destruction et les innombrables produits destinés à satisfaire, d'une manière de plus en plus ample, les multiples besoins de l'homme, c'est le développement extraordinaire des arts mécaniques. La tour Eiffel et la galerie des machines ont été les deux merveilles de l'Exposition. Elles ont attesté à tous les yeux la puissance sans précédent que la science aidée du capital nous a donnée sur le monde matériel. En moins d'un siècle, l'homme a renouvelé son outillage, en asservissant et en pliant à son usage quelques unes des forces les plus redoutables de la nature. C'est une révolution bien autrement radicale et, aussi, bien autrement féconde en résultats qu'aucune révolution politique, mais il ne suffit pas d'acquérir un supplément de puissance et de richesse; il faut apprendre à en faire un usage utile; il faut compléter et assurer le progrès matériel par un progrès moral, faire régner parmi les hommes la justice, la bienveillance et la paix, ce qui est peut-être plus difficile que de construire la tour Eiffel et la galerie des machines.

Nous aurons à revenir sur les bénéfices matériels que l'Exposition a procurés à la France et, en particulier à la ville de Paris, sans parler du dérivatif salutaire qu'elle a apporté aux préoccupations causées par l'état toujours précaire et menaçant de la politique extérieure et intérieure. Nous nous bornerons pour le moment à citer quelques chiffres, qui attestent à quel point le succès de l'Exposition de 1889 a dépassé celui de toutes ses devancières. Du 5 mai au 6 novembre, les entrées payantes se sont élevées à 25.398.609, auxquelles il faut ajouter environs 4 millions d'entrées gratuites. Le nombre des visi4 SÉRIE, T. XLVIII. -- 15 novembre 1889.

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teurs des départements est évalué à 5 millions, et celui des visiteurs étrangers à 1.500.000 ainsi répartis par nationalités :

Belges, 225.400; Anglais, 380.000; Allemands, 160.000; Suisses, 55.000; Espagnols 56.000; Italiens, 38.000; Russes, 7.000; Suédois et Norvégiens, 2.500; Grecs, Roumains et Turcs, 5.000; Autrichiens. 32.000; Portugais, 3.500; diverses nations de l'Afrique, 12.000; Amérique du Nord 90.000; Amérique du Sud, 25.000; Océanie (Java, etc.), 3.000.

Du 15 mai au 6 novembre, les recettes de la tour Eiffel ont atteint 6 millions 500.000 francs et celles du chemin Decauville (6 à 7 millions de voyageurs) 1.500.000 francs. C'est à ce dernier chiffre qu'on évalue les recettes d'un seul des grands restaurants de l'Exposition : le bouillon Duval. Au 28 octobre, les recettes de l'octroi de Paris dépassaient de 9.946.551 francs celles de la période correspondante de 1888. Voici enfin quelles ont été les recettes des théâtres pendant les trois dernières Expositions :

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Bref, l'Exposition universelle de 1889 a été un grand spectacle et une bonne affaire. On assure même qu'elle n'aura rien coûté aux contribuables; mais attendons les comptes! En tous cas, elle a été admirablement organisée et dirigée, et on doit un ample tribut de reconnaissance aux deux hommes qui ont mené à bien cette colossale entreprise MM. Alphand et Georges Berger.

On trouvera au Bulletin la partie économique de l'excellent discours que M. Léon Say a prononcé le 30 octobre au banquet des présidents des sociétés de secours mutuels et de retraites. M. Léon Say a fait entendre une protestation énergique contre le socialisme d'Etat. « Je n'envie pas a-t-il dit, le socialisme d'Etat et j'espère bien que nous ne nous laisserons pas séduire par l'exemple. Cela serait funeste à notre pays. » M. Léon Say a cherché ensuite à marquer la limite utile de l'intervention de l'Etat. Cette limite ne lui parait pas immuable.

Il est, en effet, impossible de tracer une frontière immuable entre les attributions de l'Etat et l'initiative privée, parce que suivant les temps, suivant les modes de gouvernement, on serait forcé de rapprocher ou d'éloigner plus ou moins la frontière idéale qu'on aurait pu tracer. La

France est une démocratie, une démocratie républicaine, et l'histoire nous apprend que, dans les grandes démocraties, les attributions de l'Etat peuvent et doivent s'étendre beaucoup au delà de ce qui convient à des pays où la démocratie ne règne pas. Mais toutes les fois qu'on demande un service à l'Etat, il faut être bien sûr que les particuliers ne pourraient pas se rendre ce service à eux-mêmes.

Cependant existe-t-il des services que les particuliers ne pourraient pas se rendre à eux-mêmes? On pouvait le soutenir sans doute à l'époque où l'industrie privée n'avait pas encore montré toute la puissance dont elle vient précisément d'exhiber les témoignages au Champ de Mars, où l'esprit d'association aidé de la diffusion des valeurs mobilières n'avait pas créé ces compagnies de chemins de fer, de navigation à vapeur, de mines, et ces institutions de crédit dont les ressources égalent, si elle ne les dépassent, celles de maint état. Mais, au moment où nous sommes, n'aurait-t-on pas quelque peine à trouver dans un pays industrieux et abondant en capitaux tel que la France, une entreprise qui excède les forces de l'industrie privée, un service que les particuliers ne puissent pas se rendre à eux-mêmes? La France est une démocratie, soit! Est-ce une raison pour que les attributions de l'Etat doivent s'y étendre plus que dans les pays où la démocratie ne règne pas? Ne pourrait-on pas soutenir au contraire que les attributions de l'Etat doivent s'y étendre moins qu'ailleurs, précisément parce que la démocratie y règne. La démocratie n'implique-t-elle pas chez les individus qui composent un peuple la capacité de se gouverner eux-mêmes, tandis que cette capacité indispensable n'existe qu'à un degré moindre chez les peuples soumis à un gouvernement autocratique ou aristocratique? La démocratie, c'est l'affranchissement de la tutelle politique exercée par un homme ou une classe. Or, si l'on peut se passer d'une tutelle politique, dans les affaires qui concernent l'Etat, à plus forte raison, ne peut-on pas se dispenser d'une tutelle économique dans le cercle plus restreint des intérêts particuliers?

Nous sommes convaincu pour notre part que les attributions de l'Etat doivent se restreindre et non s'étendre, même et surtout dans les démocraties, mais, cette réserve faite, nous ne pouvons que joindre nos applaudissements à ceux de l'auditoire de notre éminent collaborateur.

* *

Le protectionnisme foisonne. Ce n'est plus seulement contre la concurrence étrangère que se liguent les amateurs de monopoles,

c'est encore contre la concurrence intérieure, cette autre invention malfaisante des économistes. Dans la plupart des industries, nous avons vu se fonder depuis quelques années des chambres syndicales de patrons et d'ouvriers, qui se proposaient officiellement pour but d'établir la bonne entente entre leurs membres et de faire étudier en commun les questions techniques et autres intéressant la profession. C'était à coup sûr un but louable et un programme fécond. Mais l'esprit du monopole n'a pas manqué de se glisser dans ces institutions, grosses de bonnes intentions et de beaux projets, et de les transformer en de simples et vulgaires coalitions, ici contre les patrons, là contre les ouvriers et les consommateurs. On a beaucoup reproché au conventionnel Chapelier d'avoir proposé et fait voter la loi qui interdisait aux membres des anciennes corporations de se réunir pour délibérer sur leurs « prétendus intéréts commums », mais, en vérité, le conventionnel Chapelier n'était pas si coupable! Il savait l'expérience séculaire du régime corporatif le lui avait appris, qu'aux yeux des industriels ou des ouvriers incorporés ou syndiqués, l'intérêt commun consistait à fournir au consommateur la moindre quantité de marchandise ou de travail au prix le plus élevé possible, et il allait chercher, à tort sans doute, dans l'arsenal de la protection une arme contre le protectionnisme. Il ne semble pas que l'intérêt commun, ait changé, dans l'esprit des industriels et des ouvriers depuis l'époque ou légiférait le conventionnel Chapelier. Nous en avons la preuve dans la campagne que mènent les chambres syndicales d'ouvriers contre les «< sarrazins », et les chambres syndicales de patrons contre les industriels et les commerçants«< irréguliers », c'est-à-dire qui ne font pas partie de la a corporation ». Nous trouvons dans l'Evènement le récit d'un épisode de cette lutte engagée au nom de l'intérêt commun. Il s'agit de la guerre d'extermination que la chambre syndicale des marchands et marchandes de fruits et de légumes des Halles a entreprise contre les regrattiers. Dans une assemblée générale tenue à la fin du mois dernier, les membres de la chambre ont accusé leurs concurrents du regrat d'une série de méfaits, dont le principal consiste à porter préjudice aux marchands réguliers. Le rédacteur de l'Exènement a voulu être édifié sur la valeur des accusations, portées contre les regrattiers, et il s'est adressé à un inspecteur des Halles lequel s'est trouvé être, par hasard, un homme de bon sens et un esprit libéral :

Voyez-vous, monsieur, lui a dit cet inspecteur, il faut connaître à fond ces questions-là pour en parler, et malheureusement ceux qui en

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