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Quelles sont les causes de cette augmentation de la demande? M. Berlioux et après lui mgr de Lavigerie l'attribuent non sans quelque raison, au moins pour la Turquie, à la suppression de l'esclavage des blancs, qui ont cessé d'être capturés dans le bassin de la Méditerranée par les corsaires barbaresques ou importés de la Circassie. En Arabie, où la population ne dépasse pas 8.000.000 d'habitants dans une région fertile de 700.000 kil. carrés, c'est-à-dire plus étendue que la France, la demande s'est accrue sous l'influence du développement de la production agricole, causé par l'ouverture du canal de Suez. Cette nécessité d'une importation de bras étrangers dans les pays musulmans est-elle, comme le supposent M. Berlioux et l'illustre cardinal, imputable à la religion mahométane? Nous croyons pour notre part, que la religion et les institutions du Coran y sont pour fort peu de chose. Ce qui l'attesterait, au besoin, c'est que, dans plusieurs pays chrétiens et particulièrement en France, la population ne suffit pas aux besoins de la production. L'immigration libre des Belges, Allemands, Suisses, Italiens, etc., en France atteint annuellement, si elle ne le dépasse point, le chiffre de l'immigration. forcée des nègres en Arabie et dans les autres parties de la Turquie. Ajoutons que dans les pays musulmans comme en France, l'immigration sert principalement à combler les vides des emplois inférieurs de la domesticité, fort nombreux en Orient, de l'agriculture et de l'industrie. D'après tous les témoignages ils sont généralement bien traités, et quelques-uns même arrivent à des positions supérieures.

Le maître a-t-il des propriétés, dit M. Berlioux, il envoie des servi

en uniforme. Il m'aurait été également très facile d'entrer dans ces maisons, mais je préférai ne pas le faire, car si j'avais été reconnu, on aurait probablement fait quelque désordre, sous prétexte qu'un chrétien entrait dans une maison musulmane ».

Plus loin :

« Les esclaves sont introduits avec la complicité des autorités, qui reçoivent, je m'en suis assuré, un dollar par tête. Les marchands ont un nombre considérable d'esclaves, <«<et on n'en a jamais vu, jusqu'ici, une pareille << abondance sur le marché de Djeddah ». Les prix sont aussi bons, variant de 60 å 300 dollars, et davantage encore dans certains cas.

« Un certain nombre de ces esclaves demeurent à Djeddah après leur << vente; mais un plus grand nombre vont à la Mecque, d'où ils sont conduits, << avec les caravanes de pélerins, en Perse, à Bagdad et en Syrie ». (Lettre de mgr Lavigerie.)

teurs les cultiver pour lui; s'il n'en a pas, il loue des esclaves à différents titres, comme journaliers, comme employés, comme ouvriers. Il parait que l'esclave est dans la famille presque comme un membre de cette famille, avec le droit d'exiger sa vente s'il est par trop maltraité. Celui qui travaille dans les champs a deux jours par semaine à sa disposition pour se procurer quelques bénéfices par son travail particulier. Celui qui est loué gagne au minimum huit pesos; sur cette somme, il en donne cinq à son maître et en garde trois pour ses besoins personnels. De cette sorte il peut s'économiser un petit trésor et, sans sortir de sa condition, avoir des esclaves qui lui appartiennent en propre. La liberté leur vient quelquefois comme un héritage réglé par le testament de leur vieux maître. On ne peut en disconvenir, même sans accepter toutes ces descriptions optimistes, il y a une grande différence entre cet esclavage et celui que nous connaissions par l'Amérique, et sous le rapport matériel l'esclave du musulman a l'avantage sur l'esclave du chrétien.

.... Chez les Wahabites, l'importance de la population nègre, de même que son rôle et son influence, est réellement très considérable.Le témoignage de M. Palgrave qui le constate est d'autant plus précieux que ce voyageur, frappé surtout de la différence de position qui sépare l'esclave arabe de l'esclave américain, ignorant ou oubliant les circonstances dans lesquelles la chasse à l'homme est organisée en Afrique, trop peu attentif aux conséquences morales d'une pareille institution, montre parfois une indulgence singulière pour elle. Ces esclaves si bien traités, ont été, dit-il, soustraits « à une existence bonne pour les sangliers et les tigres des jungles ».

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Les noirs du Nedjed (Arabie) ne sont pas seulement remarquables par leur nombre, ils le sont aussi par le rôle très important qu'ils jouent. Esclaves ou affranchis, ils tiennent une grande place, ils ont une influence très marquée sur le gouvernement et une influence non moins grande sur les mœurs. Les affranchis que leur maître a dotés de la liberté par une décision gracieuse ou par son testament, forment une classe ayant absolument les mêmes droits que les Arabes, admise sur le pied d'égalité par la bourgeoisie et reçue dans les familles les plus nobles après quelques générations. Cette classe de citoyens s'appelle les verts. Le grand trésorier de Jeyzul, le roi des Wahabites, c'est-à-dire le ministre des finances, est un ancien esclave. Les gouverneurs des deux plus grandes places de la légion maritime, Houfouf et El-Katif, sont des nègres; et il faut remarquer que ces deux villes se trouvent dans le pays de El-Ahsa, qui est nouvellement conquis et qui déteste les Wahabites; en sorte que les postes les plus délicats, ceux qui demandent le plus de confiance de la part du gouvernement, dans une population ombrageuse et jalouse de son influence, comme les Wahabites, sont justement con

fiés à des noirs. Ces derniers n'ont même pas besoin de cesser d'être esclaves pour avoir de l'influence; dans le palais, sans compter les nègres de la garde du corps, les hôtes les plus nombreux que le prince admette sous son toit, sont les serviteurs noirs qui y sont installés avec leurs familles 1.

Cette douceur de l'esclavage asiatique, en comparaison de l'esclavage américain, ne suffit certainement pas pour en justifier le maintien. Il est clair que l'esclavage doit être aboli. Les dissidences ne peuvent porter que sur les moyens de l'abolir. Or, nous venons de voir qu'en Amérique la prohibition de la traite n'a aucunement contribué à ce résultat, qu'elle a aggravé les souffrances des esclaves sans cesser d'alimenter l'esclavage, au moins dans les pays où il n'était point recruté, comme aux États-Unis, par l'élève intérieure. Peut-on espérer qu'il en sera autrement pour la prohibition de la traite orientale? Sans doute, la marge des bénéfices qu'elle offre aux négriers n'égale pas celle que présentait la traite américaine, mais cette marge est plus que suffisante pour déterminer les marchands d'esclaves à affronter les risques des croisières. Une marchandise qui s'achète aux lieux de provenance pour quelques brasses de calicot et qui se vend, aux lieux d'importation, de 60 à 300 dollars, offrira, quoi qu'on fasse, un appât suffisant à la contrebande, et cet appât augmentera même à mesure que l'application des mesures prohibitives élèvera davantage les prix de la marchandise. Il y aura plus de déchet pendant le transport, on sera peut-être obligé de jeter des cargaisons à la mer pour se dérober aux poursuites des croiseurs, mais ces pertes ne seront-elles pas compensées et au delà par l'accroissement des bénéfices?

On peut donc affirmer que la prohibition de la traite n'aura pas la vertu de détruire l'esclavage oriental. Elle élèvera le chiffre de déchet des cargaisons d'esclaves importés en contrebande, voilà tout! Si l'esclavage a disparu du continent américain, ce n'est point parce qu'on a prohibé la traite, c'est parce que les nègres ont été affranchis, par la guerre aux Etats-Unis, moyennant rachat dans les colonies anglaises et françaises. Les puissances réprésentées à la conférence de Bruxelles sont-elles disposés à indemniser les propriétaires orientaux ou à conquérir l'Arabie avec la Turquie ?

La Traite orientale, p. 279 et 312.

III

Il y a heureusement un procédé moins coûteux que le rachat et plus efficace que la prohibition ou la guerre pour mettre fin à l'esclavage, c'est le procédé de la concurrence. De quoi s'agit-il? A quel besoin répond cette importation annuelle de 80 à 100.000 esclaves d'Afrique en Asie? A un besoin de travail. Ce besoin auquel il est satisfait en Europe et actuellement en Amérique au moyen de l'immigration libre, c'est, jusqu'à présent, l'immigration forcée des nègres esclaves qui y a pourvu en Arabie et en Turquie, mais le marché de travail n'y pourrait-il pas être approvisionné autrement? Au témoignage de M. Palgrave cité par M. Bertioux, il l'est déjà en partie. « Il y a deux sortes d'immigrations nègres en Arabie, l'immigration forcée que la traite organise et l'immigration volontaire. Celle-ci se compose aujourd'hui principalement d'Africains musulmans venus du pays des Somalis et des contrées voisines de la mer Rouge; quelquesuns restent à la suite du pélerinage de la Mecque; d'autres arrivent directement pour chercher du travail et des ressources ». Toutefois cette immigration libre est très insuffisante. Ce n'est pas que les nègres répugnent à émigrer; on les voit même s'engager en grand nombre dans les établissements européens, quoique le régime actuel des engagements ne diffère que nominalement de l'esclavage et soit parfois plus dur; mais la connaissance des marchés où leur travail est demandé et les ressources nécessaires pour s'y transporter leur font défaut. D'un autre côté, si les propriétaires arabes et tures achètent des esclaves, ce n'est pas qu'ils aient un goût particulier pour l'esclavage, c'est parce qu'ils ne peuvent se procurer en nombre suffisant et à un prix modéré des domestiques et des ouvriers libres; c'est, en d'autres termes, parce que les services de l'esclave leur reviennent moins cher. A un prix égal et même, dans une certaine mesure, supérieur, ils trouveraient avantage à employer des ouvriers ou des domestiques loués plutôt qu'achetés. En effet, dans des contrées telles que l'Arabie où les capitaux sont rares, le prix d'achat d'un esclave représente un gros intérêt, sans parler de l'amortissement; en outre, l'esclave est exposé à des accidents et des maladies qui le rendent temporairement impropre au travail, il peut être paresseux, vicieux et ne rendre que de mauvais services. Il n'est pas facile alors de s'en débarrasser sans perte; enfin, la religion et les

La Traite orientale, p. 295.

mœurs obligent les maîtres à nourrir et à bien traiter leurs vieux serviteurs. Ces charges et ces soins qu'implique l'esclavage renchérissent naturellement le travail acheté et le rendent, à bien des égards, moins avantageux que le travail loué.

Cela étant, le problème de la suppression de la traite et même de l'abolition de l'esclavage ne peut-il pas comporter une autre solution que celle de « la force »? Au lieu de recourir de nouveau au procédé coûteux et meurtrier de la prohibition, qui n'a eu d'autres résultats que d'aggraver les souffrances des esclaves et d'augmenter les bénéfices des négriers, ne pourrait-on pas essayer du procédé de la concurrence? Supposons qu'au lieu d'imposer aux contribuables des Etats représentés à la Conférence de Bruxelles, la dépense « forcée » (car rien n'est laissé à la liberté dans cette entreprise de libération) du nombre illimité de millions que coûtera l'entretien des croisières et peut-être des armées destinées à chasser les chasseurs de nègres 1, les adversaires de l'esclavage et les amis des nègres s'entendent pour fonder une compagnie d'approvisionnement et de transport du travail libre de la côte d'Afrique dans les régions du monde oriental où les bras ne suffisent pas à la demande, et que cette compagnie, pourvue des ressources nécessaires et dirigée par des notabilités anti-esclavagistes, établisse en Afrique des agences de recrutement, en Arabie et en Turquie des bureaux de placement et de location de travail, ne portera-t-elle pas au commerce des négriers la plus sùre, la plus mortelle des atteintes en lui enlevant sa clientèle? Du moment où les propriétaires arabes ou turcs pourront se procurer, en quantité suffisante et à un prix modéré, du travail loué, ne renonceront ils pas d'eux-mêmes, sans y être forcés, à acheter des esclaves? Or, à mesure que le « débouché » qui alimente le commerce des négriers, viendra à se rétrécir, les bénéfices de ce commerce diminueront, tandis que la prohibition aurait, au contraire pour effet de les accroître. Un moment arrivera où ils ne suffiront plus à

1 Ce qu'il faudrait, ce serait aider, moralement et matériellement, dans la mesure du possible, les États musulmans qui ont des traités avec les puissances européennes à s'opposer au passage et à la vente publique des esclaves procurés par la traite. On ne peut en empêcher la continuation qu'en opposant des barrières sur terre par l'entretien de petits corps armés suffisants pour mettre obstacle au passage des caravanes, comme le demandait Gordon pour l'Égypte, et comme je l'ai proposé moi-même en Belgique pour le haut Congo; et, sur mer, par des croisières pour arrêter les boutres chargés de la marchandise impie. (Lettre de mgr le cardinal Lavigerie à S. M. le roi Léopold II.)

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