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matières premières, notamment sur les lainages. Mais pouvait-on pratiquer cette brèche dans le système sans s'exposer à le voir s'effondrer tout entier? Lejour où les producteurs de matières premières cesseraient d'être protégés ne passeraient-ils pas dans le camp ennenemi, et le parti protectionniste ne courrait-il pas le risque de se trouver en minorité dans le Congrès? Il fallait donc découvrir quelque procédé qui permit d'élargir les débouchés des industries en souffrance sans toucher à la protection. Ce problème économique devint l'objet des méditations assidues des politiciens du parti répu blicain; M. Blaine l'avait posé le premier sous la présidence de M. Garfield, mais ce fut un sénateur jusqu'alors inconnu, M. Frye, qui eut le mérite de le résoudre. En 1885, M. Frye proposa la réunion d'un Congrès dans lequel serait discutée une série de mesures destinées à assurer la paix entre les États américains et à associer leurs intérêts économiques au moyen d'une union douanière et d'une commune monnaie d'argent. La proposition de M. Frye fut adoptée par le Sénat, le 17 juin 1886 et elle reçut, non sans quelques retards, des adhésions des divers États du Sud et du Centre Amérique '.

1 Voici, d'après une circulaire du State department de Washington, le programme des questions qui seront soumises aux délibérations du Congrès : 1o Mesures tendant à maintenir la paix et à encourager la prospérité des divers États américains;

2° Mesures en vue de la formation d'une union douanière américaine grâce à laquelle le commerce des nations américaines entre elles sera, autant que possible, encouragé;

3 Établissement de communications régulières et fréquentes entre les ports de chacun d'eux;

4o Établissement d'un système uniforme de droits de douane dans chacun des États américains indépendants pour régir le mode d'importation et d'exportation des marchandises et d'une méthode uniforme pour déterminer la classification et l'évaluation des marchandises dans les ports de chaque État, enfin d'un systèrae uniforme de factures;

5° Adoption d'un système uniforme de poids et mesures et de lois pour la protection des brevets et les marques de fabrique des citoyens d'un pays dans un autre, et pour l'extradition des criminels;

6o Adoption d'une commune monnaie d'argent émise par chaque gouver. nement et ayant cours légal dans toutes les transactions commerciales entre tous les citoyens de tous les États d'Amérique;

7° Adoption d'un plan définitif d'arbitrage pour toutes les questions, contestations ou querelles qui pourraient maintenant, ou dans la suite, s'élever entre eux, afin que toutes les difficultés entre ces nations puissent être résolues pacifiquement et les guerres écartées;

8o Enfin, examen de tous autres sujets relatifs à la prospérité des divers États représentés, sujets qui pourront être proposés par chacun des États appelés à participer au Congrès.

Après avoir subi plusieurs ajournements le Congrès vient de se réunir, le 4 octobre à Washington. Au sortir de la séance d'ouverture, les délégués ont été invités gracieusement à visiter les 42 États dont se compose actuellement l'Union, et c'est seulement au retour de cette exploration à toute vapeur, le 18 novembre prochain, que commenceront les délibérations du Congrès.

On pourra s'étonner au premier abord que l'Union douanière qui est l'article principal du programme de cette assemblée internationale soit mise en avant par des adversaires de la liberté des échanges. Mais l'Union qu'il s'agirait d'établir n'aurait rien de commun avec le libre-échange. Elle serait, au contraire, un instrument de mono. pole, car elle aurait pour objet essentiel d'exclure les produits européens des marchés américains pour réserver ces marchés à l'industrie des États-Unis. Ce but, le Sun de Baltimore a eu soin de le définir avec une clarté assez saisissante pour ne laisser aucun doute sur les intentions des promoteurs du Congrès. «Nous voulons, disaitil, le 29 mai dernier, monopoliser, si possible, le commerce de l'Amérique centrale et méridionale, non par le bon marché et la bonne qualité de nos produits, mais en renfermant ces pays dans notre tarif protecteur actuel. Nous voulons pouvoir entrer dans les ports des signataires de l'Union tandis que l'entrée en sera interdite à nos concurrents européens. » Ajoutons que ce monopole réaliserait amplement les désirs les plus ambitieux des industriels ennemis de la concurrence. La population des États de l'Amérique méridionale et centrale s'élevait en 1887 à 47.715.000 individus et elle s'accroit presque aussi rapidement que celle des États-Unis. Dans la même année, leur commerce extérieur atteignait le chiffre de 4.375 millions de franes, dont 2.665 à l'exportation et 1.710 à l'importation. Or il faut noter que les États-Unis ne participent que pour environ 11 0/0 à cet énorme mouvement d'affaires. Quels bénéfices n'en tireraient-ils pas s'ils parvenaient à l'absorber tout entier ?

Seulement, en admettant même que l'Union douanière ne rencontràt aucun obstacle et que les États associés consentissent à adopter le tarif actuel de l'Union américaine, il reste à savoir si ce tarif ultraprotectionniste aurait le pouvoir de fermer le marché des trois Amériques aux produits européens. Chose curieuse! Quoiqu'il ait été porté à un taux quasi-prohibitif, quoiqu'il atteigne sur une foule d'articles, 60 0/0, 80 0/0 et même 100 0/0, il n'a point préservé le marché national de l'invasion des produits manufacturés de l'Europe. Ces produits qu'il s'agit d'exclure absolument de la future. Union douanière entrent pour plus de la moitié dans l'importation des États-Unis ; les tissus à eux seuls y figurent pour 122 millions

de dollars, plus de 600 millions de francs dans l'exercice de 1885/86. Comment les manufacturiers du Massachusetts, de la Pensylvanie et des autres États industriels parviendraient-ils à se débarrasser de la concurrence européenne dans l'Amérique du Sud, puisqu'ils ne réussissent pas même à lui fermer leur propre marché ?

Cette concurrence trouve d'ailleurs, dans les principaux États du sud et du centre Amérique, deux auxiliaires que les États-Unis sont impuissants à remplacer, nous voulons parler des capitaux e des bras. D'après un relevé de l'immigration, que publie le Bulletin de l'Institut international de Statistique, la République Argentine, le Brésil et l'Uruguay n'auraient pas reçu en 1888, moins de 305.000 émigrants d'Europe, et le moment ne parait pas éloigné où le grand courant de l'émigration se dirigera vers le Sud plutôt que vers le Nord. L'Amérique du Sud n'exerce pas une attraction moins vive sur les capitaux européens. Une revue spéciale évaluait dernièrement à 16 milliards le capital anglais placé dans les fonds d'État, les chemins de fer, les banques, etc., de la République Argentine, du Brésil, du Chili et du Mexique, sans compter le capital prêté sous forme de marchandises livrées à crédit par les importateurs de toutes les nationalités. Ces centaines de millions de bras et ces milliards de capitaux que l'Europe expédie à l'Amérique du Sud pour la mise en valeur de ses richesses naturelles, les États-Unis sont-ils en mesure de les lui fournir?

Nous croyons donc que l'industrie européenne n'aurait pas grand chose à redouter d'une union douanière des trois Amériques, et même qu'elle trouverait des facilités nouvelles dans la suppression des douanes intérieures du continent américain. Mais une union de ce genre se heurterait, actuellement du moins, à de véritables impossibilités économiques et fiscales. Les Américains du Sud n'ont aucune raison de protéger des produits, qui, de l'aveu du Sun, ne sont ni de bonne qualité ni à bon marché, pour augmenter les profits des industriels de l'Amérique du Nord, et les gouvernements de leur côté, qui tirent principalement leur revenu des droits sur les importations de produits manufacturés, ne s'exposeraient pas aisément à amoindrir cette fructueuse recette. Il faudra que M. Blaine, M. Frye et le Sun en prennent leur parti: quelle que soit l'issue du Congrès de Washington, ils ne banniront point la concurrence européenne du marché américain. Il n'y a qu'un moyen de venir à bout de cette odieuse concurrence : c'est de produire mieux et à meilleur marché.

G. DE MOLINARI.

LES IMPOTS SUR LE REVENU SOUS L'ANCIEN L'ANCIEN RÉGIME

A PROPOS D'UN LIVRE RÉCENT

Histoire du dixième et du cinquantième; leur application dans la généralité de Guyenne, par M. HOUQUES-FOURCADE',

Bien des fois déjà j'ai dit que l'impôt sur le revenu, qui remonte beaucoup plus haut qu'on se l'imagine, n'était que la dime plus ou moins faussée ou plus ou moins dissimulée. Ce n'est pas M. HouquesFourcade qui me démentirait. Selon cet auteur, qui ne parle que de la France, Louis VII, dès 1145, hasardant ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait osé faire, leva pendant quatre ans, à l'occasion de son expédition en Terre sainte, la vingtième partie du revenu de tous ses sujets, nobles, prêtres ou manants ». Et que pouvait être ce premier vingtième, sinon une dime arbitraire et mal assise? Car comment l'aurait-elle été passablement? M. Houques-Fourcade, ajoute, d'après un contemporain, qu'il ne nomme pas, que le roi et saint Bernard, prédicateur de la croisade, « furent confondus dans l'universelle réprobation pour cela »; mais que le vingtième fut payé grâce à la sainteté du motif, même par les gens d'église. J'avoue que j'ai peine à croire, malgré le saint motif, non à cette prétention. royale, mais, à cette universelle soumission, pendant quatre années surtout, au milieu du XIe siècle. Il me faudrait, pour en être convaincu, d'autres autorités que celles citées par M. Houques-Fourcade: M. de Girardin et Bailly. Sur qu'elles indications? Par quels agents et sous quelles peines a été levé ce vingtième? Ni M. de Girardin, ni Bailly ne se sont même demandé, à l'exemple, il est vrai de tous les historiens et de tous les économistes, à ma connaissance du moins, qui traitent du dixième et des vingtièmes, s'ils l'étaient sur le produit brut ou le produit net, en nature ou en argent. Bien que les véritables taxes sur le revenu aient une lointaine origine, puisqu'on en trouve en Grèce, elles présentent, réellement en plein régime féodal, une absolue impossibilité.

Librairie Guillaumin, à Paris, et Peret et fils à Bordeaux.

M. Houques-Fourcade fait cependant suivre ce premier impôt sur le revenu d'une multitude d'impôts semblables en France, dus à Philippe-Auguste, à saint Louis, à Philippe-le-Long et à d'autres rois. Que ces nombreux princes aient encore fait de pareilles tentatives, c'est possible, et je le crois; mais ce n'ont certainement été non plus que de tristes et inutiles tentatives. En tout cas, les documents manquent jusqu'à présent pour en rien affirmer. Il faut attendre le dixième décrété par Louis XIV, au milieu des calamités des dernières années de son règne et à la veille de l'invasion de notre pays, pour se trouver en présence d'une telle conception fiscale dont on puisse se rendre compte et qu'on puisse utilement étudier. Elle est pourtant loin encore d'être suffisamment connue en ses diverses particularités d'exécution surtout. Une fàcheuse obscurité l'entoure toujours.

M. Houques-Fourcade a raison d'écrire : « De 1710 à 1789, les impôts du dixième, du cinquantième et des vingtièmes furent l'une des plus vives et des principales préoccupations du pouvoir central et des intendants. Aussi s'explique-t-on que toujours appliqués.... à en accroître le rendement, ils soient parvenus à en faire une véritable machine de guerre, dont les rouages .. méritent d'être soigneusement décrits. » Par malheur, ces rouages nous restent à peu près inconnus. Les éloges mêmes que M. Houques-Fourcade accorde, pour leur perception aux intendants, paraissent peu concorder avec les mesures si différentes et si variables auxquelles il reconnaît qu'ils ont recouru dans la suite de son travail.

Quoi qu'il ne s'en explique nulle part de façon explicite, il est facile de se convaincre que cet auteur tient pour excellent en soi l'impôt sur le revenu. « Ces taxes, dit-il, en parlant du dixième et des vingtièmes, constituent à cette époque, au moins théoriquement, un retour au principe de l'égalité dans la répartition des charges de l'État, principe constamment violé dans l'ancienne France, et l'un des plus grands progrès qui y aient été accomplis, ou, comme le dit un auteur-M. Clamageran, l'innovation la plus profonde réalisée en matière d'impôt sous la monarchie absolue. »>

Je ne veux pas examiner ici de nouveau les principes, les conséquences et les dangers des taxes sur le revenu; je m'en tiens à les envisager sous notre ancien régime. C'est très théoriquement, en effet, qu'elles peuvent alors sembler revenir au principe d'égalité ou constituer une profonde réforme fiscale. De tels éloges ne leur sauraient être vraiment donnés que par les personnes qui se règlent sur les mots et ne lisent que les préambules des édits. Je doute que M. Houques-Fourcade et M. Clamageran se fussent exprimés de la

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