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Eloge funèbre d'ALEXANDRE, par un Français (1) réfugié à Taganrog.

(ÉPISODE.)

Accompagné de toute la population d'une cité florissante, embellie par les bienfaits de son souverain, le cortége funèbre de l'empereur allait quitter la ville de Taganrog, lorsqu'un homme vêtu comme les Russes, mais qui conservait encore quelques traces d'un costume étranger, perce la foule, et s'écrie:

«

<< Mes amis, mes concitoyens, qu'il me soit permis de joindre une larme aux vôtres, et de célébrer dans toute l'effusion de mon ame, et avec la franchise d'un soldat, les vertus de celui que nous pleurons et que nous allons perdre pour toujours.

Je ne suis point né sur les rives du Borysthène, ni dans les vastes plaines qui environnent Moscou; je n'ai point vu le jour dans cette Crimée régénérée par Alexandre; j'ai pris naissance dans la France, le modèle et la gloire des autres nations. Mais il m'appartient comme à vous de louer votre empereur. Les historiens diront tout ce

(1) On vient de publier une liste de dix mille Français morts, prisonniers, en Russie, de 1810 à 1814; le même ouvrage renferme l'état nominatif des soldats ou officiers qui sont demeurés dans les Etats d'Alexandre. Nous sommes donc autorisés à penser que les étrangers y trouvent protection... que le gouvernement n'y est pas si loin de nos mœurs; et que, malgré les assertions de quelques écrivains passionnés, on peut vivre sur les bords de la Néva, et mêlue sur ceux de la mer d'Asow.

qu'il a fait par ses lois pendant vingt-cinq ans pour le bonheur de ses peuples; ils raconteront ces batailles de géans dans lesquelles le Nord s'est précipté tout entier sur ma patrie et comment l'hydre toujours renaissante de la révolution fut terrassée à Paris, l'usurpateur renversé, et le sceptre rendu à nos Bourbons; ils diront comment depuis la guerre il mit tous ses soins à conserver la paix et l'ordre entre les différentes puissances, plaçant le poids de son autorité dans les graves et importans débats qui partageaient les nations irritées; l'équitable postérité publiera sa modération, sa justice et sa générosité envers une grande ville, envers un peuple souvent trop enorgueilli de ses succès, qui avait vaincu tant de fois ses légions..... Qu'il me soit permis seulement de vous raconter, dans un style sans art, comment j'ai dû la vie et le bonheur à votre empereur, à votre père.

« Après des souffrances inouïes depuis la retraite de Moscou, j'avais atteint Vilna; échappé comme par miracle aux désastres du 10 décembre, et couvert de blessures, je fus envoyé par les soins généreux de CONSTANTIN, dans son palais de Strelna, près de Pétersbourg. Vètu, nourri, entretenu à ses frais, conservant toutes les habitudes de la vie militaire, j'y recouvrai bientôt mes forces et la santé. Mes compagnons de malheur avaient vu tomber leurs chaînes et ils se préparaient à retourner dans leurs foyers. Pour moi, cinq de mes frères (1) avaient péri sur les champs

(1) Dans la petite église de Nantouillet, près Paris, un père et une mère poussèrent d'affreux sanglots en entendant recommander aux prières des assistans leur sixième enfant, mort dans la c

de bataille. J'étais dégoûté de la vie et je ne pouvais me résoudre à revoir cette malheureuse France que j'avais servie depuis si long-temps, et dans laquelle je croyais que le bonheur ne devait jamais rentrer. Privé de toute relation avec mon pays, je croyais que ma mère, accablée d'années et de chagrins, avait aussi succombé. J'eus occasion d'être présenté à l'empereur, je lui demandai d'être envoyé avec quelques Français dans la Nouvelle-Russie, je lui dis que j'étais laboureur et que je voulais lui prouver ma reconnaissance pour ses bienfaits, en introduisant sur les bords. de la mer Noire les découvertes nouvelles si favorables à l'agriculture. Ma demande naïve plut à Alexandre, il eut la bonté de me faire conduire dans cette colonie. Par ses ordres, le gouverneur me procura des terres, un jardin, une cabane, des animaux et des outils aratoires. Depuis ce temps, oubliant presque mon pays, je consacrai mes jours et mon bras à ma nouvelle patrie. J'enseignai à mes voisins les procédés nouveaux qui forcent la terre à donner chaque année de nombreux produits, je fis construire des charrues plus légères; je triomphai de la routine et des préjugés agricoles. Des fruits, des fleurs, des moissons abondantes furent le résultat de mes secours et de mes travaux. La petite colonie française, à la tête de laquelle j'étais placé, rivalisant avec les nationaux, bénissait chaque jour son bienfaiteur. J'acquittais peu à peu la dette de la reconnais➡ sance, et je voyais s'écouler tranquillement le reste de ma vie, entre des travaux utiles, le souvenir de mes premières années, le récit de nos batailles et quelques lectures, quand

pagne de Russie : l'auteur fait allusion à ce fait historique. (Note de l'éditeur.)

par

les con

je reçus une lettre de France: elle était de ma pauvre mère que je pensais avoir perdue depuis bien des années. Les malheurs de la guerre avaient long-temps rompu munications, la date était fort ancienne. Mais quel baume elle fit couler sur mes blessures! comme elle réveilla puissamment dans mon cœur le désir de revoir les champs paternels! Elle me mandait dans son langage naïf tous les dé tails de l'entrée de l'armée des alliés à Paris, l'accueil fait à l'empereur Alexandre, et par quel miracle la capitale de la France avait été sauvée de l'incendie et du pillage, « Nous devons, disait-elle, cet inconcevable bonheur à la « magnanimité d'Alexandre qui, oubliant la destruction de << Moscou, le ravage de ses provinces et la perte de tant de <«< milliers de ses sujets, a pardonné généreusement aux <«< Français les flots de versés sang leur chef. J'ai logé pendant quelques semaines dans mon humble demeure, « un jeune officier russe, je craignais de voir mon repos « troublé, je craignais de justes représailles, lorsqu'au con→ <«< traire je trouvai dans mon hôte un jeune homme rempli << de bienveillance. Un jour je me hasardai à lui ouvrir mon <«< cœur, je lui déclarai que mon dernier enfant était prison« nier en Russie et que j'ignorais s'il vivait encore, et dans «< quelle partie de ce vaste empire il achevait sa triste caṛ«<rière. C'est à lui que je dois le bonheur, mon cher fils, « de t'écrire et de t'assurer que malgré les chagrins qui m'ac<«< cablent depuis dix ans, Dieu me conserve encore la vie, << heureuse si je puis embrasser mon bon Frédéric. Hâle-toi << de traverser les pays immenses qui nous séparent et de te rejoindre à ta pauvre mère.... qu'elle t'embrasse encore <«< avant de mourir, et de se réunir à ton père et à ses six « enfans.... » Par les soins de l'officier russe cette lettre

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m'est enfin parvenue: mais peu de temps après j'ai reçu une nouvelle lettre qui m'annonçait que j'étais seul sur la

terre.

« Dès lors j'ai résolu de rester ici et de mourir dans cette ville où les bienfaits d'Alexandre m'ont rendu une nouvelle patrie. Chaque jour je redirai à mes concitoyens ce que fit pour un soldat français, pour un prisonnier, le souverain de toutes les Russies. J'apprendrai aux enfans du voisinage à bénir son nom, dans ma langue devenue européenne. Je bâtirai une maison semblable à celle de mon père et j'inscrirai sur la façade quelques mots qui attesteront à jamais mon amour et ma reconnaissance pour un peuple hospitalier (1) »

(1) Cette oraison funèbre, improvisée par un étranger, vient se joindre naturellement au concert unanime de louanges qui s'est élevé d'un bout à l'autre des vastes royaumes soumis à la domination d'Alexandre. Un Français chantant les louanges d'un empereur russe, sur les bords de la mer d'Asow, est un fait destiné à retracer aux générations les plus éloignées les étranges vicissitudes de l'homme voyageur.

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