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la provision qu'il envoie, la convention intervenue après 1692 entre Louis XIV et Innocent XII, sont la reconnaissance implicite, par l'autorité religieuse, de la légitime intervention du pouvoir civil, dans l'administration des biens de l'Église.

Tandis que la révolution s'opérait ainsi sur le terrain des faits, les travaux des légistes réalisaient, dans le domaine des idées, une transformation semblable. Le droit romain qui renaissait était moins, pour les savants de l'époque, matière à des études spéculatives et désintéressées, qu'un arsenal où l'on puisait, en des textes équivoques adaptés à des situations toutes nouvelles, de spécieux arguments en faveur des causes qu'on voulait défendre. On y trouva ces deux doctrines qui furent toujours étrangères aux jurisconsultes romains: le Roi, propriétaire du royaume; le Roi, créateur des corps qui n'existent que par sa volonté, et qu'il appartient à sa volonté de dissoudre (1).

La première doctrine ne fut admise que fort tard. Elle triompha sous Louis XIV, et la confiscation des biens des protestants, après la révocation de l'édit de Nantes, en fut la triste conséquence.

Le succès de la seconde fut bien plus rapide. Il était favorisé par ce fait, déja signalé, que les biens de l'Eglise, autrefois patrimoines collectifs et affectés des fidèles, étaient tombés aux mains des prêtres ou des moines. Ceux-ci n'en avaient que l'administration. Comme le disait

(1) Les textes romains que l'on invoquait comme créant des associations ne faisaient qu'en autoriser la formation, ce qui est différent. Les mots : quibus permissum est corpus habere signifient: ceux à qui il a été permis de former corporation. En ce sens : Vauthier op. cit. p. 10 et suiv. Vareilles Sommières. Les personnes morales pp. 177 et suiv.

l'abbé Fleury, savant canoniste, les biens de l'Eglise étaient toujours restés « les vœux des fidèles, le prix des péchés,et le patrimoine des pauvres » (1). Si donc, en droit canonique, la propriété collective originaire n'apparaissait plus, les bénéficiaires étant par une déviation de la doctrine primitive substitués aux membres du corps, du moins l'affectation sociale persistait.

Mais en fait, il en était tout autrement. Les propriétaires apparents de ces biens étaient les moines, les membres des congrégations qui en avaient la jouissance exclusive, et les détournaient volontiers de leur destination ancienne. Le caractère abusif de cette propriété dont on n'apercevait plus la source était de nature à faire accueillir les doctrines nouvelles et à légitimer les empiètements du pouvoir. Le Roi n'intervient plus seulement en qualité d'administrateur du royaume, pour réfréner par des impôts les abus de la main-morte, comme il l'avait fait en 1275 (2). Il soumet à son autorisation préalable la formation des collèges de prètres, la création d'établissements religieux, les fondations qui leur sont adressées. Voilà le mouvement dont les édits de 1629 (3); 1666, (4), 1749 (5), sont les étapes successives.

(1) Fleury. Institutions du droit ecclésiastique, 2e partie chap. 23.

(2) L'ordonnance de 1275 C. L. t. I, p. 303) décide que les Eglises, qui ont acquis des biens depuis plus de 30 ans, échapperont, en ce qui touche ces acquisitions, à toutes recherches ultérieures. Les biens acquis depuis moins de 30 ans seront conservés si les Eglises paient au Roi une somme d'argent qui représente une, deux ou trois années de revenus C'était la politique fiscale qui succédait à la politique féodale. Plusieurs dispositions postérieures sont conçues dans le même esprit.

(3 Il mettait 4 conditions pour l'établissement en France d'un monastère : 1° consentement de l'évêque diocésain; 2o avis des personnes intéressées; 3° autorisation du Roi; 1o enregistrement des lettres patentes par le Roi. (4) Anciennes lois françaises, t. XVIII, p. 94.

(5) Edit de 1749 art 1. Voulons qu'il ne puisse être fait aucun nouvel éta

DONNEDIEU DE VABRES

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Puisque le Roi crée les corps, il a le droit de les détruire. Puisque c'est par sa volonté que ces patrimoines collectifs se constituent, il dépend de sa volonté de les dissoudre. Après la convocation des Etats généraux qui suivit la mort d'Henri II, les Nobles et les Communes furent d'accord pour demander que l'on remboursât les dettes publiques en vendant les biens de l'Eglise estimés à cent vingt millions de livres L'édit de Nantes vint rassurer les possesseurs de biens ecclésiastiques. Mais combien cette possession devint précaire sous Louis XIV qui se considérait comme le propriétaire du royaume, et en conséquence se réservait la concession des bénéfices ! La suppression en 1778 d'un grand nombre de couvents et monastères, les confiscations qui s'en suivirent, sont une dernière affirmation du pouvoir absolu de la royauté.

Que nous manque-t-il maintenant pour comprendre parfaitement l'œuvre révolutionnaire ? Rien, ou presque rien. Il nous suffira de substituer la Nation au Roi. Et cette substitution s'est opérée d'elle-même au cours du XVIIIème siècle, sous l'influence des philosophes. Elle est réalisée dans la pensée de Turgot, lorsqu'il écrit ce fameux pas

blissement de chapelles, collèges, séminaires, maisons ou communautés religieuses, ni sous prétexte d'hospice... si ce n'est en vertu de notre permission expresse.

Art, 2. Défendons de faire à l'avenir aucune disposition par acte de dernière volonté pour fonder un nouvel établissement de la qualité de ceux mentionnés en l'article précédent ou au profit de personnes qui seront chargées de former ledit établissement, le tout à peine de nullité.

Art. 4. Ceux qui voudront faire un nouvel établissement seront tenus de nous faire présenter le projet de l'acte pour en obtenir permission par nos lettres patentes.

Art. 14. Faisons défense à tous les gens de main-morte d'acquérir, recevoir ni posséder à l'avenir aucun fonds de terre, maisons, droits réels, rentes foncières ou non rachetables, même de rentes constituées sur des particuliers, si ce n'est après avoir obtenu nos lettres patentes.

sage de l'Encyclopédie qu'il faut citer en entier, parce qu'il est une préface à l'œuvre de la Convention:

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« L'utilité publique est la Loi suprême, et ne doit être « balancée ni par un respect superstitieux pour ce qu'on appelle l'intention des fondateurs, comme si des parti«culiers ignorants et bornés avaient eu le droit d'en«< chaîner à leur volonté capricieuse les générations qui « n'étaient point encore, ni par la crainte de blesser les « droits prétendus de certains corps, comme si les corps

particuliers avaient quelques droits vis-à-vis de l'Etat. «Les citoyens ont des droits et des droits sacrés pour le «< corps même de la Société. Ils existent indépendamment « d'elle. Ils en sont les éléments nécessaires, et ils n'y « entrent que pour se mettre avec tous leurs droits sous «la protection de ces mêmes lois auxquelles ils sacrifient « leur liberté. Mais les corps particuliers n'existent ni par «< eux-mêmes ni pour eux; ils ont été formés pour la « Société et ils doivent cesser d'être au moment qu'ils <cessent d'être utiles. »

C'est la théorie de Jean Jacques Rousseau, celle des hommes du XVIIIe siècle. Nous la verrons entrer en conflit, sous la Constituante, avec les théories plus anciennes sur lesquelles s'est édifié le patrimoine ecclésiastique théorie de la propriété collective, théorie de l'affectation sociale.

Nous la verrons triompher, sous la Convention, et recevoir du Concordat un nouvel échec. On se représente souvent les idées révolutionnaires comme écloses, un jour de miracle, du cerveau d'hommes de génie Quelle erreur, et quel contre-sens historique ! Il n'y a pas, dans le domaine des idées, non plus que dans celui de la nature, de géné

ration spontanée. Les hommes de la Révolution, si grands soient-ils, n'ont rien inventé. Ils ont recueilli le fruit de cette évolution gigantesque qui s'est poursuivie à travers notre histoire « de Clovis à Mirabeau ».

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