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pathiseront de coeur et qui abjureront bientôt tout esprit de vengeance.

Mais, pour cela faire, il faut de l'union dans la Convention, il faut que tous les députés oublient l'opinion qu'ils ont professée à telle ou telle époque et se rappellent seulement qu'ils sont Français: malheur à ceux qui ne sont pas glorieux de ce titre!

Il n'y a pas un soldat dans l'armée qui ne se sente l'âme élevée en pensant qu'il est Français et qu'il a contribué pour sa part à la gloire dont ce nom est couvert chez les autres nations de l'Europe.

Les nouvelles des 27 et 28 que j'ai lues à Strasbourg m'ont vivement affecté; on y a jeté encore dans l'Assemblée, comme pomme de discorde, la constitution de 1793. Eh bien, discutez froidement les articles que l'on trouve mauvais, et si, après un mûr examen, vous le trouvez aussi, le bonheur de la France vous fait un devoir de rectifier ce qui pourrait faire pendant des siècles le malheur de plusieurs millions de vos concitoyens.

Il me semble, moi, que si j'étais dans l'Assemblée, j'émettrais franchement mon opinion, que je la soutiendrais sans invectiver personne, jusqu'à ce qu'on m'ait prouvé que j'ai tort; en tenant cette conduite, on ne se fait pas d'ennemis et l'on acquiert l'estime de ses compatriotes.

Oui, si j'étais dans la Convention actuellement, je m'élèverais avec force contre les massacres derniers de Lyon, parce que peu m'importe que les victimes soient réputées terroristes ou royalistes (je les hais autant les uns que les autres); il n'en est pas moins constant que ce sont des assassinats, puisque ce n'est pas en vertu d'un jugement qu'ils sont mis à mort, et si la Convention

ne se prononce pas hautement contre ces atrocités, la France n'offrira plus que des égorgés et des égorgeurs.

Voilà de tristes vérités qui affligent le cœur de ton brave ami, qui cherche la vérité et qui veut le bien. Il pourra avoir quelquefois des opinions erronées, mais son cœur sera toujours pur, tout dévoué à sa patrie et à ses amis. Tu sais que tu es un des premiers que je voudrais voir réuni avec moi; que d'inquiétudes j'aurais de moins, je ne craindrais pour tes jours qu'un jour d'action. Eh bien, je t'avouerai que, dans le poste délicat que tu occupes, je crains sans cesse; je t'en conjure, par notre amitié, éloigne-toi de toutes les factions, ne crains point de revenir sur des opinions erronées que tu pourrais avoir émises; veux-tu que je te donne un exemple ? C'est Tallien que je te citerai; certes il a émis bien des opinions qu'il se reproche aujourd'hui peut-être, mais il a eu le bon esprit, du moins, de ne pas s'entêter à soutenir ses œuvres passées et des systèmes mauvais.

J'ai vu avec peine que tu te sois mis en butte à la haine de beaucoup de monde par la demande d'appel nominal dis-moi, si, dans un moment où les esprits sont exaspérés par les circonstances, ou par toute autre raison, on avait adopté la proposition qui avait été faite de mettre en arrestation tous les députés qui avaient signé cet appel nominal? Eh bien, mon ami Bourbotte aurait été sans aucun fruit pour la république persécuté, enfermé dans un château de Ham, des journalistes auraient imprimé que tu étais un scélérat. Tous ceux qui auraient lu le journal, et qui, comme moi, n'auraient pas été ton camarade d'enfance, ton ami; qui ne connaissent pas comme moi, ou ceux qui ont vécu avec toi, ta belle àme, ton cœur généreux et obligeant, ta

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bravoure; qui ignorent que tu t'es battu dans la Vendée comme un brave soldat; que tu as eu des chevaux tués sous toi; tous ceux-là, dis-je, le croiraient tes enuemis profiteraient de la circonstance, et s'ils ne parvenaient pas à te perdre, au moins il resterait toujours une cicatrice des calomnies qu'ils auraient débitées à leur aise sur toi.

Songe que l'âme de ton ami sera profondément affligée de tous les malheurs que tu pourrais éprouver; songes-y, afin que cette idée te porte à t'éloigner de cette mer orageuse où tu es jeté; ancre-toi toujours au port qui est la majorité de la Convention, qui, je crois, toute entière veut ce que nous voulons tous la république, et ce que nous aurons malgré les intrigues de quelques malveillants qui, il est vrai, dans plusieurs campagnes surtout, cherchent à royaliser et à fanatiser les esprits faibles; mais que peuvent-ils faire contre la presque universalité des Français, contre les armées entières et la Convention, surtout si elle établit le calme dans l'intérieur : nos ennemis ne tablent que sur nos troubles.

Je t'en écris bien long, mon cher Bourbotte, malgré ccla je ne puis te rendre toutes mes idées, te donner tous les conseils que me dicterait la vive amitié que je te porte Il faudrait que je t'écrive des in-folio. Donnemoi donc de tes nouvelles, il y a des siècles que je n'en ai reçues; écris-moi toujours à l'adresse que je t'ai donnée dans la lettre que je t'ai écrite il y a quelques jours, à mon départ de Strasbourg.

Adieu, mon ami, jouis d'une bonne santé, souvienstoi que ton ami te conjure, dans toutes les occasions et mouvements extraordinaires que la disette momentanée pourra occasionner, de t'ancrer au port qui est la

majorité de la Convention; souviens-toi, si tu te précipitais dans un parti, qu'en révolution, malgré un cœur honnête et probe, l'on devient facilement criminel. Sans doute si l'on te connaissait comme moi, l'on t'excuserait, en rejetant le tort sur une tête trop chaude et trop facile à exaspérer et tromper; mais ceux qui ne te connaitraient pas, ah! mon ami, ils voudraient ta perte.

Fais connaissance de Dubois de Crancé, je le connais assez pour répondre de son républicanisme, et, dans les occasions délicates, il pourra te donner de sages avis. Je t'ai souvent reproché d'être trop facile et trop complaisant ; si tu n'y prends pas garde, tôt ou tard cela pourrait t'occasionner des chagrins et, par contre-coup, tu en donnerais à ton ami, qui, certes, t'a donné encore aujourd'hui une nouvelle preuve d'amitié autant par la longueur que par le contenu de cette lettre.

Adieu encore une fois.

L. DAVOUT.

Cette longue lettre, si vibrante d'amitié, si remplie de sagesse et de patriotisme, nous offre, ce semble, le programme de la vie entière du maréchal; nous avons donc respecté jusqu'à ses incorrections de style, qui rendent la spontanéité de la pensée plus frappante encore. Uniquement occupé du désir de sauver son ami, les paroles s'échappent, ardentes, passionnées, sans souci de la forme, du cœur de Davout qui s'adresse au cœur de Bourbotte. A ces pages, qui ne furent jamais lues

par celui à qui elles étaient adressées, mais qui figurent dans le procès des inculpés du 1er prairial (Bourbotte, Ruhl, Soubrany), nous demanderons encore le démenti d'une accusation trop souvent répétée. On a reproché au prince d'Eckmühl d'avoir abjuré les opinions de Louis Davout. La vérité est que le maréchal, profondément libéral, aimant la liberté d'un amour tout désintéressé, a renié la république en la voyant oppressive, despotique, cruelle, anti-libérale enfin !

Nous avons vu le maréchal Davout lutter contre Napoléon en faveur de l'indépendance de la Pologne; nous l'avons vu encore, comme pair de France, à la fin de sa trop courte carrière, réclamer énergiquement contre les mesures qui lui semblaient attentatoires à la saine et vraie liberté.

Les pensées exprimées par Louis Davout, dans la très belle lettre adressée à son ami Bourbotte, à quelques nuances près, sont donc les mêmes que les pensées exprimées plus tard par le prince d'Eckmühl: même amour de la France, de l'ordre, de la justice ; et si le maréchal a cessé d'être républicain, la faute, si faute il y a, doit retomber de tout son poids sur la république.

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