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rare, que du défaut des documents dont ils n'avaient pas encore la possession complète.

D'autre part, agir ainsi, ce serait aussi s'écarter du but de cet ouvrage, qui veut montrer, dans ses grandes lignes, toute la physionomie morale de l'Empereur; sans relever dans chaque question le détail minutieux qui n'a d'intérêt que pour le spécialiste, l'auteur croit avoir cependant réuni tous les éléments qui permettent au lecteur de porter sur l'œuvre de Napoléon une appréciation d'ensemble qui fera connaître d'une façon très complète les pensées et les actes de l'Empereur dans les situations les plus diverses.

De là, cette nouvelle étude où nous suivrons Napoléon dans la pratique de son gouvernement; où nous le trouverons toujours égal à lui-même, laissant fléchir ses actes, précisément dans ces circonstances où nous avons remarqué qu'il avait laissé suivre à sa conscience une pente dangereuse et immorale; se relevant, au contraire, avec toute la lucidité de son bon sens et l'immensité de son génie, quand les événements l'exigeaient et quand il laissait la droiture instinctive de son caractère prendre le pas sur ses passions que les événements avaient singulièrement développées.

CHAPITRE PREMIER

POLITIQUE INTÉRIEURE

Napoléon se plaisait à dire que l'idéal du pouvoir c'est de gouverner avec gloire et de mériter l'amour de la nation qui vous a confié ses destinées (1); traduisant pratiquement cette pensée, il disait à sa fille adoptive Stéphanie: «Traitez bien vos peuples, car les souverains ne sont faits que pour leur bonheur. On ne vous aimera et estimera. qu'autant que vous aimerez et estimerez le pays où vous êtes. C'est la chose à laquelle les hommes sont le plus sensibles (2). »

Dieu n'a établi les princes que pour rendre « les peuples heureux (3) ». Aussi, << régner sur des peuples et des pays que la nature se plaît à embellir, à enrichir des plus abondantes productions; commander aux hommes industrieux, spirituels et braves qui les habitent, n'est-ce pas là la plus belle des destinées (4)? »

Sans doute, le pouvoir a ses charmes; mais il comporte aussi de nombreux devoirs. Le rôle des souverains n'est pas seulement d'exercer l'autorité dans ses manifestations extérieures; il a quelque chose de supérieur, de providentiel. Napoléon le fait bien ressortir dans ces conseils, qui sont en

même temps une leçon sévère pour Ferdinand, prince des Asturies, fils révolté du pauvre Charles IV: « Ce que je sais bien, lui dit-il, c'est qu'il est dangereux pour les rois d'accoutumer les peuples à répandre du sang et à se faire justice eux-mêmes. Je prie Dieu que Votre Altesse Royale n'en fasse pas un jour elle-même l'expérience. Les peuples se vengent volontiers des hommages qu'ils nous rendent. Misérables hommes que nous sommes, faiblesse et erreur, c'est notre devise !... Roi à son tour, Votre Altesse Royale saura combien les droits du trône sont sacrés; toute démarche auprès d'un souverain étranger, de la part d'un prince héréditaire, est criminelle (1). »

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Si, de ces sphères élevées où Napoléon considère le chef d'État comme revêtu d'une autorité supérieure et presque inviolable, ayant en même temps une véritable charge d'âmes, nous descendons avec lui dans le détail des règles qu'il impose aux gouvernants, nous voyons qu'il leur recommande de n'avoir ni défiances, ni préjugés, ni passions. Ils devront, dit-il, s'adresser à tous les hommes de bonne foi; et, dans les partis adverses, c'est la masse du parti dont ils chercheront à faire la conquête, afin de pouvoir dédaigner les chefs, dont les prétentions sont souvent excessives et l'appui toujours précaire.

Prenant dans sa carrière personnelle un exemple à l'appui de sa thèse, il disait à Sainte-Hélène, qu'il n'avait pas à se repentir de la politique intérieure qu'il avait suivie. S'il avait été trahi, c'était par ceux-là mêmes qu'il avait élevés; les nobles et

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les émigrés qui étaient rentrés sous son règne lui étaient, au contraire, presque tous restés fidèles : d'ailleurs, ajoutait-il, ce ne sont pas eux qui ont ramené la Restauration, mais c'est bien plutôt la Restauration qui a ressuscité les nobles et les émigrés. Puis, portant un jugement d'ensemble sur sa carrière politique, tout en reconnaissant qu'il n'avait pu être qu'un Washington couronné et que la dictature avait été pour lui une nécessité, il résumait ainsi sa carrière: « J'ai refermé le gouffre anarchique et débrouillé le chaos. J'ai dessouillé la Révolution, ennobli les peuples et raffermi les rois. J'ai excité toutes les émulations, récompensé tous les mérites et reculé les limites de la gloire ! »

Il faut relever dans cet éloge ce qu'il a d'excessif. Les moyens de gouvernement qu'a employés Napoléon ont-ils eu tous pour résultat d'ennoblir les peuples? Ne laisse-t-il pas volontairement dans l'ombre bien des effets de ce gouvernement, dont il s'attache à ne nous montrer que le côté brillant? C'est ce que le reste de cette étude va nous

montrer.

Napoléon reconnaissait sans difficulté les caractères de l'autorité civile; sa prééminence nécessaire sur le pouvoir militaire. Il faut en savoir gré au général qui avait ainsi le courage, assez méritoire au lendemain d'une révolution, de reconnaître la supériorité de l'esprit sur la force.

C'est dans la séance du Conseil d'État du 4 mai 1802 que rappelant le « Cedant arma togæ » des anciens, Napoléon s'exprimait en ces termes sur le sujet qui nous occupe: « Dans tous les

pays, dit-il, la force cède aux qualités civiles. Les baïonnettes se baissent devant le prêtre qui parle au nom du ciel et devant l'homme qui impose par sa science... Ce n'est pas comme général que je gouverne, mais parce que la nation croit que j'ai les qualités civiles propres au gouvernement. Je savais ce que je faisais lorsque, général d'armée, je prenais la qualité de membre de l'Institut. J'étais sûr d'être compris par le dernier tambour. Les soldats eux-mêmes ne sont que les enfants des citoyens. L'armée, c'est la nation... » Et il terminait son discours par cette sortie et par ces conclusions formelles: « Si l'on considérait le militaire, abstraction faite de tous ses rapports, on se convaincrait qu'il ne connaît point d'autres lois que la force, qu'il rapporte tout à lui, qu'il ne voit que lui. L'homme civil, au contraire, ne voit que le bien général. Le propre des militaires est de tout vouloir despotiquement; celui de l'homme civil est de tout soumettre à la discussion qui produit la lumière. Je n'hésite donc pas à penser, en fait de prééminence, qu'elle appartient incontestablement au civil. »

A la séance du 1er brumaire an XIII, Napoléon y revenait encore: « L'ordre civil, disait-il, c'est surtout dans les pays qui ont une puissance militatre considérable qu'il convient de l'organiser fortement, afin que, dans tous les temps, il arrête le torrent de la force. » Cela lui tenait beaucoup à cœur, car, sous le Consulat, il disait à l'un de ses confidents, le conseiller d'État Thibaudeau, non sans une certaine amertume de sentir qu'il n'était

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