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reaux de vitres brisés par les hirondelles des tours, attestaient seuls la précipitation d'un ameublement qu'on n'avait pas eu le temps d'achever.

LXII

Le prince, traité avec politesse et bonté par Harel, ne parut nullement saisi de tristesse ou de pressentiment en s'établissant dans son logement. Il montra plutôt une sérénité vive et presque joyeuse. Il causa avec le commandant dans toute sa liberté d'esprit. Il lui dit que dans son enfance, peu de temps avant la révolution, il était venu avec le prince de Condé, son grand-père, visiter le château de Vincennes ; qu'il ne se doutait pas alors qu'il y serait un jour au nombre de ces pauvres prisonniers qu'il plaignait tant; qu'il croyait même se rappeler cette chambre et la reconnaître pour une des pièces qu'il avait parcourues; puis regardant par la fenêtre les cimes des chênes et les routes à perte de vue de la forêt qui entoure la forteresse, il s'extasia sur ce beau site. Il parla de sa passion pour la chasse, et dit que si on voulait lui permettre de chasser librement pendant sa captivité dans ces bois, il donnerait sa parole de ne point s'évader. Du reste, il ne parut nullement préoccupé du résultat de son enlèvement, et répéta à Harel ce qu'il avait dit à Peterman : « Ce ne peut être que l'affaire de quelques jours « de détention, le temps seulement de reconnaître une « erreur et mon innocence! >>

LXIII

Pendant ces conversations de voyageur qui se repose plutôt que du prisonnier qui gémit, un jeune enfant nommé Turquin, qui servait dans l'hôtellerie de Vincennes, apporte le souper commandé par Aufort. Le prince s'approche de la table et allait s'asseoir, quand apercevant sur la nappe des couverts d'étain grossiers et ternes au lieu de l'argenterie, il parut saisi d'une répugnance involontaire, et sans faire une observation, il revint vers la fenêtre et se promena en long et en large dans la chambre sans regarder le souper. Harel aperçut ce geste et s'empressa d'envoyer chercher chez lui ses propres couverts. Le duc s'assit alors et parut reprendre son appétit. Son chien, qu'il avait tenu à ses pieds ou à côté de lui pendant toute la route, posa sa tête sur ses genoux. Il donna au pauvre animal une partie du souper qui était sur la table, et regardant Harel: « Je pré<«<sume, lui dit-il, qu'il n'y a pas d'indiscrétion à ce que je « donne ma part de mon repas à mon chien. »

Le repas terminé, le prince écrivit une lettre à la princesse Charlotte et la cacha dans son habit à tout événement.

Puis il se coucha et s'endormit d'un profond sommeil, comme un homme dont le réveil est assuré et se fie à un heureux lendemain.

LIVRE DOUZIÈME.

Napoléon à la Malmaison.

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Interrogatoire du duc d'Enghien.

Son jugement. Sa condamnation. Son exécution. - Arrivée de la princesse Charlotte à Paris. Jugement de la conduite de Napoléon.

I

Mais on ne dormait pas au château de la Malmaison, où le premier consul, pour se recueillir dans ses pensées, dans ses loisirs et dans les premières délices du printemps, s'était retiré depuis huit jours. Ces jours et ces nuits étaient remplis d'agitation, de colères, de conseils, de dépêches aux généraux et aux ministres révoquées par d'autres dépêches; de veillées, d'allées et de venues, de courriers et de confidents, de Paris à cette retraite et de cette retraite à Paris. Il était visible qu'on y couvait des résolutions tragiques, une précaution d'État, une terreur à l'Europe, un avertissement supérieur aux nombreux conspirateurs, une vengeance, peut-être un crime, bientôt un remords.

Ce fut dans cette demeure, où il semblait attendre un événement inconnu encore à tous, qu'il reçut par le télégraphe, le 15 mars au soir, la nouvelle de l'enlèvement accompli. Ses pensées, jusque-là toutes tendues par la co

lère, commencèrent à flotter. Il se sentit comme embarrassé de son succès et de sa proie. Il écrivit à l'instant à Réal : « Venez ce soir à dix heures; une voiture vous atten« dra sur le pont de Neuilly pour vous faciliter la course. »

Le lendemain, 16, à la suite des premières entrevues avec ses conseillers, se croyant certain alors de fournir les preuves d'une criminalité indubitable à l'opinion, il roule l'idée de faire juger le prince en plein soleil par une haute cour nationale, avec toutes les garanties de la défense et de la publicité. Il s'arrête ensuite à l'idée d'un grand tribunal militaire, composé des principaux généraux siégeant au sénat. Murat, beau-frère du premier consul et gouverneur de Paris, paraît avoir été chargé de quelques ouvertures préliminaires de ce plan. Murat, nature soldatesque, mais héroïque, gémissant, ainsi que sa jeune femme, d'une arrestation qui ne pouvait qu'ensanglanter et souiller le pouvoir naissant et jusque-là pur de son beau-frère, aurait penché du moins pour le mode d'exécution le plus magnanime. Nous disons exécution et non jugement; car tout jugement suppose dans les juges le droit de juger. Or, aucun Français n'avait le droit de juger un prince qui n'avait point commis un crime en France, qui résidait depuis l'âge de quatorze ans sur une terre étrangère, et dont l'enlèvement était une illégalité européenne, un crime contre le droit des gens et coutre le droit naturel.

II

Murat fit appeler le colonel Préval, jeune militaire déjà renommé par son talent d'exposition et de parole dans les conseils de guerre, et qui commandait le 2o régiment de

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cuirassiers en garnison à Saint-Germain, aux portes de Paris. Il lui annonça que le premier consul avait jeté les yeux sur lui pour être le rapporteur d'une affaire d'État, dans laquelle un grand criminel était impliqué. Le colonel Préval ayant demandé le nom de ce grand coupable, et Murat ayant prononcé confidentiellement le nom du duc d'Enghien, Préval déclina, avec un noble instinct des convenances, les fonctions qui lui étaient imposées dans un tel procès. « J'ai fait mes premières armes avant la révolution, dit-il, dans le régiment du jeune prince. Mon pèrc «et mes oncles servaient avant moi sous les ordres des « Condé; le rôle d'accusateur de leur fils et de leur petit<< fils flétrirait mon cœur et déshonorerait mon épée. Murat comprenait et sentait comme le jeune officier : il ne pouvait blâmer dans un autre une répugnance qu'il aurait respectée dans lui-même. Il communiqua ce refus au premier consul. On ne parla plus de grand tribunal militaire d'État. La crainte de remuer trop profondément l'opinion royaliste, soulevée par la lenteur et la solennité de longs débats retentissants dans la Vendée, le pressentiment de l'intérêt passionné qui s'attacherait bientôt à un jeune prince ravi par la violence à son asile, et à qui on ne rendait par force sa patrie que pour lui en faire un tombeau, influèrent sans doute aussi sur le mode de jugement. Promptitude, secret, silence, bâillon mis sur la défense, voile jeté sur la victime, coup frappé sans retentissement et ne retentissant ensuite que quand il serait trop tard pour demander grâce. On trouvait toutes ces conditions du crime politique dans un jugement par une commission militaire sans formalité, sans publicité, sans lenteur, nocturne, rapide, instantané, jugeant et frappant du même mot, sous les voûtes et dans les fossés d'une prison d'État.

Bonaparte s'arrêta à ce mode, conforme à ces vengeances ou à ces précautions d'État du conseil des Dix et des cachots sans échos de Venise. Le génie tragique de l'Italien

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