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des sceaux du dernier règne, de détruire la division territoriale qui seule a porté un coup mortel à l'ancien ordre de choses; il ferait cesser cette unité qui maintient l'harmonie entre le pouvoir judiciaire et l'administration; et c'est pour cela qu'il a été d'avance rejeté par l'esprit même de nos institutions, dont les bases s'appuyent sur la réunion dans une même circonscription de l'administration de la justice et de la puissance électorale.

La commission de la Chambre des députés rejeta le projet de réforme par des raisons d'un ordre moins élevé. « Le système de réduction des tribunaux si souvent promis s'évanouit, dit le rapporteur, devant les exigences dérivant des droits acquis. Un gouvernement nouveau ne peut, sans un long examen, dépouiller les populations d'un aussi précieux avantage, et en ce moment il serait importun et impolitique de briser une foule d'intérêts ou d'existences créés ou prêts à se produire. »

Ces considérations purement circonstancielles doivent fléchir devant les besoins et les intérêts publics. Quant à la nécessité de mettre en harmonie la circonscription judiciaire et la circonscription administrative, elle est incontestable, mais elle a perdu toute sa force du jour où le remplacement de l'arrondissement par le canton est devenu une nécessité administrative et a passé dans l'ordre des faits.

Le département est de sa nature non-seulement une circonscription administrative et judiciaire, mais un diocèse. Il existe en ce moment en France quatre-vingtdeux diocèses. Six départements n'ont pas d'évêché.

Deux d'entre eux, la Marne et les Bouches-du-Rhône en ont deux. Ce sont des anomalies de peu d'importance qu'il est facile de faire disparaître avec le concours du Saint-Siége.

Quant aux administrations des travaux publics ou des finances, chaque chef-lieu de département a aujourd'hui un ingénieur en chef, un directeur des contributions directes, un directeur des contributions indirectes, un directeur de l'enregistrement et des domaines.

Il serait difficile d'imaginer un tout plus complet et satisfaisant davantage aux exigences des diverses sections administratives.

Toutefois, il faut le reconnaître, les intérêts départementaux sont administrés d'une manière fort imparfaite.

La gestion de ces intérêts est partagée aujourd'hui entre les préfets et les conseils généraux. Mais ici, bien plus encore que dans l'organisation communale, l'influence des élus de la cité s'efface complétement devant celle de l'agent du pouvoir central. Qu'est-ce, en effet, d'après cette loi de 1838 qu'on présente cependant comme une loi de progrès, qu'est-ce qu'un conseil de département? De quel poids peut être dans la gestion des intérêts départementaux un conseil qui s'assemble dix à quinze jours par an, et qui bâcle en quelques séances la répartition des contributions, la confection du budget, toutes les affaires concernant les routes, les cours d'eau, les hospices, les écoles du département, et en outre l'examen de tous les projets de loi que le gouvernement lui adresse? Les sessions des conseils

généraux sont trop courtes, les travaux sont trop rapides pour que l'influence des hommes du pays se fasse sentir dans l'administration des départements.

Cette administration est concentrée exclusivement dans le préfet. Un bureau de préfecture est un petit ministère ou plutôt un compendium de tous les ministères; car le préfet ne correspond pas avec un seul ministre, mais avec tous sans exception et sans intermédiaire. L'objet de la correspondance n'est pas même limité à l'administration du département proprement dite; elle embrasse toutes les branches de l'administration générale, autant qu'elle s'exécute dans les limites du département. Le préfet est de plus et avant tout homme politique, c'est-à-dire, au milieu de nos discordes civiles, homme de parti, agent d'élections. Étranger au département, qu'il ne traverse souvent qu'en courant pour obtenir de l'avancement dans sa carrière administrative, il devient en politique un instrument d'intrigues ministérielles, et en administration une griffe à signatures. Il lui est impossible de remplir avec intelligence les attributions dont il est surchargé; chacune de ces attributions générales se ramifie en une foule innombrable de détails, auxquels ne saurait suffire un seul homme absorbé d'ailleurs par ses préoccupations politiques 1. Aussi n'est-ce pas le préfet qui administre : ce sont les commis de bureaux,

1 On peut voir une analyse de ces attributions dans le Recueil des lois administratives de RONDONNEAU, t. IV, p. 483-522; dans les Institutes du droit administratif de M. de Gérando, t. I, p. 137, 157, etc, et dans le Dictionnaire d'administration, vo Département, p. 624.

qui ne sont pas même commissionnés par le gouvernement comme les employés des autres administrations, et que les préfets choisissent, révoquent et paient à volonté sur leurs frais d'abonnement. Il y a plus : de même que le préfet, fût-il doué du plus vaste génie, ne peut pas expédier de son cabinet toutes les affaires de la préfecture, de même le chef de chaque bureau est obligé de confier une foule de détails à un souschef, qui lui-même se repose le plus souvent sur des commis subalternes; de sorte que de cascade en cascade l'administration tombe aux mains de commis aux gages de 1,200 fr.

Ces commis, appelés partout à administrer la France sous le nom et le patronage des ministres et des préfets, ont leur mérite sans doute; leur marche est exacte, régulière, quoique un peu machinale peut-être; mais ils ne voient pas d'assez près les intérêts qui leur sont confiés, ils les envisagent avec indifférence, et leur impartialité est souvent compromise par les influences qui les assiégent et contre lesquelles il leur est bien difficile de se défendre.

Quarante ans de durée de ce régime administratif nous ont donné la mesure de ce qu'on peut en attendre. Les symptômes de décadence qui se manifestent en France, et dont un membre de l'Assemblée législative vient de tracer le triste tableau1, se développent en raison directe de l'accroissement du chiffre des fonctionnaires et de celui du budget. Plus les paperasses s'amoncellent, plus les affaires languissent; adminis

1 De la décadence de la France, par M. RAUDOT, 1850.

trées avec négligence, sans esprit de suite, sous l'empire d'une aveugle routine, elles marchent lentement et mal.

D'ailleurs, aucune de ces affaires, si minime qu'elle soit, ne reçoit dans le département une solution définitive. Toutes, sans exception, doivent être examinées à Paris, et subir l'interminable filière des formalités bureaucratiques. L'histoire tant de fois citée de je ne sais plus quelle chétive réparation à faire à un pont ou à une toiture d'église, indéfiniment ajournée par dixsept renvois successifs, suffirait pour faire justice par le ridicule de notre système chinois d'administration locale.

Les abus de la bureaucratie préfectorale prennent des proportions colossales dans ces immenses labyrinthes qu'on appelle des ministères, et où le solliciteur égaré aurait besoin du fil d'Ariane. Les armées de commis répandues dans les bureaux passent leur vie à enregistrer les demandes et les avis, à correspondre, à contrôler. Dépourvus d'autorité, d'initiative, d'indépendance, de responsabilité, ce sont eux cependant qui décident toutes les affaires, tandis que les ministres, seuls responsables, sont obligés de consacrer, ceux mêmes qui sont le moins occupés, trois ou quatre heures par jour à signer des pièces qu'ils n'ont pas lues, et autant à donner audience à des solliciteurs dont ils ne retiennent même pas le nom.

La confusion du gouvernement et de l'administration dans les mains de neuf ministres ayant des vues diverses, et dont quelques-uns peuvent n'avoir qu'un mérite secondaire, ôte à l'administration jusqu'à ce

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