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vail de l'évolution, comme des êtres qui ne sauraient s'adapter aux conditions de notre vie sociale: ils ne sont, bien entendu, aucunement responsables de leurs actes, mais il faut se défendre contre eux implacablement, sans colère comme sans pitié.

III. Ainsi, quoique M. Lombroso ait trouvé beaucoup de contradicteurs, il a donné le branle à un mouvement très considérable. Peu de savants se sont laissé convaincre par la preuve matérielle qu'il s'était flatté d'apporter de l'irresponsabilité humaine; mais son livre a été pour tous ceux que leurs études exclusives avaient prévenus contre la notion du libre arbitre l'occasion de faire leur profession de foi, et d'exprimer leurs idées sur un système répressif rationnel, c'est-à-dire fondé sur le déterminisme positiviste ou matérialiste.

Notre propos n'est pas précisément de les combattre. Nous savons très bien que personne n'est parvenu à réfuter le déterminisme: concilier rationnellement la liberté humaine soit avec la permanence de la force soit avec la toute-puissance de Dieu, est probablement une entreprise aussi impossible que la quadrature du cercle; et tout ce que les spiritualistes peuvent faire, c'est de rechercher des arguments qui permettent à l'esprit humain de persister dans sa croyance à la liberté en dépit des déductions qui la montrent inconcevable, comme le sont beaucoup d'autres réalités. Nous nous contenterons de montrer quelles transformations le positivisme scientifique, traduit en pratique, ferait vraisemblablement subir au droit pénal, et, comme il est indubitable qu'elles répugneraient profondément aux idées de l'immense majorité des hommes, qui sont aussi une des forces de ce monde, nous ferons voir assez par là que nous n'avons point à les craindre.

IV. Si l'homme n'est rien autre chose qu'une certaine quantité de matière organisée, soumise nécessairement comme telle aux lois de la mécanique, s'il n'est qu'un animal extrêmement curieux et compliqué, mais enfin pur animal, la première conséquence de cette doctrine, c'est que l'homme n'a point de droits: il serait plaisant qu'un phénomène eût des droits. La partie n'a point de valeur propre : l'ensemble absorbe tout, et le seul intérêt véritable c'est l'intérêt de cet ensemble. Comme il serait ridicule de parler de l'intérêt de l'Univers, et qu'il faut cependant, pour contenter notre besoin d'activité, assigner un but à notre existence, l'intérêt de la société, dont on parle beaucoup et qu'il est très difficile de définir, se trouve là fort à propos pour devenir le seul intérêt légitime. L'individu n'est qu'un rouage de cette grande machine qui s'appelle la société, et dont le bon fonctionnement est la seule chose nécessaire du nouvel évangile. Que tout y marche bien, que le mouvement s'y transmette avec régularité et sans déperdition, qu'il n'y ait point d'arrêt, point de grincement, voilà la grande, voilà l'unique affaire du législateur. Ce que nous nommons personne n'est en réalité qu'un instrument, qu'un organe: d'où il suit que le traitement qu'on doit faire à l'individu dépend uniquement de son plus ou moins d'adaptation au travail dont on le prétend chargé dans l'interêt de la société. Si ce rouage est bon, il faut le conserver; s'il est défectueux, s'il fait mal son office, il faut sans scrupule le rejeter. Peut-être serait-il possible avec quelques coups de lime ou de marteau de lui donner la forme convenable? La société y verra quelquefois son intérêt bien entendu, mais souvent elle considèrera ce travail comme trop dispendieux: certains raccommodages sont un luxe insensé, et alors la saine économie conseille

de rejeter dans le fourneau une ébauche imparfaite. Combien cela n'est-il pas facile lorsqu'il s'agit de l'homme inadapté! Il suffit de dissoudre cet assemblage de molécules qui le composent, et qui fourniront bien, à la fin, de nouvelles combinaisons réuissies.

Le programme du déterminisme moderne est donc infiniment simple: la société est tout, l'homme ne vaut rien par lui-même, sa valeur est toute relative à l'intérêt de la société. Tous les éléments humains nuisibles à la société doivent en être soigneusement éliminés. On commence aujourd'hui par les criminels: rien n'empêchera, si l'on parvient à imposer cette méthode à leur égard, qu'on ne prétende ensuite l'appliquer à d'autres classes d'hommes qu'on proclamera nuisibles, à tous ceux qui consomment sans produire, qui absorbent une partie du travail d'autrui au détriment du tout. Heureux ceux qui jouissent de l'intégrité de leur corps, qui ne sont ni idiots, ni épileptiques, ni sourds-muets, ni aveugles, ni scrophuleux: je ne crois pas que ces malheureux puissent se promettre une grande sollicitude des champions de l'école nouvelle, qui ne saurait voir en eux que la société appauvrie et la race humaine viciée. Mais avant d'en venir à ces conséquences éloignées, il faut d'abord que celles que l'on tire de la conception positiviste du monde sur le traitement des criminels soient passées dans la législation. Ce sont les seules que l'on formule aujourd'hui: nous ne voulons pas imaginer les autres, qu'il est d'ailleurs aisé de pressentir.

V. Bornons-nous done au déterminisme en droit pénal, et voyons les exigences qu'il doit avoir pour être fidèle à ce dogme, qu'il n'y a dans le monde aucun autre intérêt que celui de la société.

La plus grande sécurité de la société devient aussitót la première de toutes les lois, et, par conséquent, tous les moyens propres à assurer cette sécurité la plus grande possible, sont licites. D'où, en procédure, l'abandon de deux principes considérables.

Le premier est celui que le doute profite à l'accusé, et que, pour le condamner, le juge doit être convaincu de sa culpabilité. On ne saurait le maintenir avec cette rigueur. Car, la condamnation et l'acquittement ayant dans ce nouveau système le caractère de mesures d'utilité générale, et le calcul des probabilités s'imposant à la raison toutes les fois que, dans la discussion sur l'utilité d'un acte, la certitude ne peut être obtenue, il est évident que la culpabilité simplement probable de l'accusé motivera suffisamment sa condamnation, surtout si l'on ne peut porter sur l'ensemble de sa conduite un jugement favorable. En effet, dans le cas où cet accusé serait réellement coupable du crime qu'on lui reproche, l'absoudre serait mettre en péril la société; et le condamner, dans le cas où il en serait innocent, n'infligerait à cette même société, dont il s'agit uniquement, aucune perte appréciable. Pour que la répression soit efficace, il faut bannir les scrupules qui la paralysent aujourd'hui et y admettre théoriquement quelques erreurs, amplement compensées par les bons effets d'une intervention plus énergique.

Le fameux non bis in idem, à chaque cause un seul jugement, ne mériterait pas davantage d'être maintenu. Si, après la libération de l'accusé, des charges nouvelles démontrent sa culpabilité, ce serait une véritable folie que de ne pas réparer, par respect pour cet antique axiome, une illusion manifeste et si dangereuse dans ses conséquences.

VI. Quant au droit pénal proprement dit, les bouleversements n'y seraient pas moindres. Certains actes perdraient sans doute, parce qu'on y verrait de bonnes mesures préventives du crime, le caractère délictueux qu'ils ont aujourd'hui : l'avortement et l'infanticide deviendraient, j'imagine, pleinement licites. Ces actes, en effet, ne privent guère de la vie que des enfants illégitimes; or c'est surtout parmi les enfants illégitimes que se recrutent les malfaiteurs de profession, et, selon toute vraisemblance, ceux qui sont ainsi supprimés n'auraient pas reçu une bonne éducation. Tout compte fait, il se pourrait que la société se trouvat bien d'une méthode d'avortements et d'infanticides largement pratiquée dans certains milieux, et ces délits seraient effacés des codes futurs qui subsistueraient au respect de la personne humaine, dont ils sont la consécration, le simple interêt social.

Mais c'est surtout la théorie générale du droit pénal que le déterminisme affecterait profondément. Il ne serait plus question ni de responsabilité ni de discernement. Les fous, que nous nous donnons tant de mal à distinguer des criminels, n'en devraient plus être séparés il n'y a plus que des êtres nuisibles dont la société doit se défendre. Si, parmi ces étres nuisibles, il est possible d'en adapter quelques-uns par un traitement convenable, il plaira peut-être à l'Etat de tenter l'aventure, sans qu'il y soit d'ailleurs obligé par aucune considération: si cette cure demande des efforts qui, appliqués à d'autres objets, donneraient, aut gré des savants, un résultat social meilleur, ce serait une sotte prodigalité de travailler encore à l'amendement des coupables. M. le Dr G. Le Bon, dans son étude sur la Question des Criminels (Revue Philosophique 1881, p. 319) paraît bien en juger ainsi :

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