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rable dans l'abus injuste que la société pourrait faire quelquefois de son pouvoir que dans l'oubli fâcheux où elle le laisserait souvent. Nous ne voulons pas d'un Comité de salut public en permanence, parce qu'à nos yeux la grande mission de l'Etat est d'organiser et de garantir la liberté individuelle.

XII. Assurément ce principe, ou, si l'on veut, ce sentiment, au nom duquel nous rejetons les conséquences du déterminisme matérialiste, et qui nous fait voir assez bien quels sont les procédés que l'Etat doit s'interdire absolument, sous peine de méconnaître le premier de ses devoirs, ne nous donne pas de grandes lumières sur ce qu'il a le droit incontestable d'entreprendre. Entre les interventions dont l'illégimité nous apparaît clairement et celles que tout le monde approuve, s'étend toute une région vague, qui demeurera peut-être à jamais le domaine du doute et des controverses. Je ne sais si, rationnellement, notre droit moderne n'exagère pas le respect de l'être humain en considérant comme une personne tout ce qui est né d'une femme. Si c'est la liberté morale qui fait le prix véritable de la vie, là où cette liberté n'existe pas, il semble que nous n'ayons plus rien à ménager. Or, il faut bien reconnaitre qu'il y a des malheureux à face humaine, purs jouets de forces dont ils ne sont aucunement les maîtres, et en qui règne le déterminisme aveugle de la nature matérielle. Nous exerçons envers eux, monstres, fous incurables, agonisants privés de toute pensée, une tolérance ou une pitié peut-être maladroite, en nous efforçant de prolonger la vie dans ces corps où ne subsiste aucun gouvernement personnel, et qui sont uniquement le théatre de phénomènes physiologiques douloureux, sinon dangereux. La morale

nous prescrit-elle de tenir pour sacré tout être organisé, par cela seul qu'il a la forme humaine? Et ne serait-ce pas un bienfait d'abréger ces existences, que la raison n'ennoblit pas ni n'ennoblira plus jamais? Grave problème, que nous posons sans oser le résoudre, et qu'une voix secrète nous reproche presque de poser seulement! Nous ne nous permettrions pas de condamner ceux qui le trancheraient affirmativement; mais, quoi que notre raison pût nous dire en faveur de cette opinion, nous n'aurions vraisemblablement pas l'audace de la suivre dans la pratique, quand même la loi nous y autoriserait. Est-ce préjugé d'éducation, crainte de quelque erreur de fait; ou plutôt, n'est-ce point notre conscience qui nous avertit qu'une pitié si radicale et dont les œuvres seraient si simples et si faciles, ressemblerait étrangement à l'égoïsme raffiné qui se détourne de tout spectacle pénible, de peur d'y devoir réfléchir et d'en prendre les enseignements cachés?

XIII. Ces considérations suffisent, ce me semble, pour établir qu'il serait chimérique de vouloir ramener notre conduite à des règles purement logiques : parmi les motifs qui la dirigent, il se trouve des scrupules souvent inexplicables, et qui sont peut-être la part que nous faisons instinctivement à l'inconnu, au mystère de la vie. Cet élément confus de détermination, presque imperceptible dans la vie publique tant que la foi religieuse y présidait, s'y fera sentir nécessairement aussi longtemps que l'anarchie règnera dans les croyances. Car la seule conseillère que notre Etat laïque puisse aujourd'hui se permettre de consulter, la science, peut bien simplifier le problème et reculer l'énigme, mais elle n'en donnera jamais la solution.

Or, toute conduite logique supposant cette solution, à laquelle on ne peut se flatter d'atteindre que par la foi, et l'Etat ne pouvant recourir, selon nos idées modernes, à cette source de connaissance anticipée, il reste que nous ne devons point prétendre que tout dans la législation soit simple, harmonique et cohérent.

C'est surtout dans le droit pénal que ces scrupules ont de la force: l'abolition de la peine de mort dans quelques pays n'a pas en réalité d'autre cause, et il est probable que tous les arguments par lesquels on voudrait persuader aux différents peuples d'opérer dans leur droit actuel une révolution radicale, se briseraient contre cet obstacle, si la raison ne parvenait pas à les réfuter pleinement. L'idée d'une répression plus énergique, à l'égard des délinquants de profession, fait partout son chemin, sans le secours du déterminisme; des questions d'application et de pratique ne cesseront pas de surgir; mais nous avons tout lieu de croire que la nouvelle école nous propose en vain de changer de principes.

Quoi qu'on puisse dire, un délit ne fait pas toujours une si grande différence entre son auteur et le commun des hommes. Nous sentons tous que ce partage en prédestinés du crime et en honnêtes gens est une grossière illusion '), et qu'il y a bien peu d'honnêtes gens qui ne soient capables de commettre certains délits.

Remarquons quelle incertitude règne, aujourd'hui plus que jamais, dans la morale; il n'existe en ce domaine que très peu de maximes dont convienne

1) Voyez Henri Joly, Le Crime, étude sociale, Paris 1888, ouvrage couronné par l'Institut.

toute l'humanité civilisée; le pouvoir de l'appréciation individuelle y est immense. Dans ceux de nos actes qui sont réfléchis, nous nous déterminons par le sentiment que nous nous faisons de la valeur des choses. Or, l'estime des biens de la vie est variable à l'infini. Nous voyons tous les jours des hommes auxquels nous ne pouvons refuser notre parfaite considération, se conduire d'une tout autre manière que nous. Chacun donne à son existence le but et la raison qu'il lui plait et se conduit selon cette idée avec plus ou moins de conséquence. Quels contrastes infinis parmi ceux que les déterministes appellent les « honnétes gens », et qu'en effet nous tenons pour tels! C'est que nous sommes obligés de reconnaître aux autres le droit de suivre, jusqu'à un certain point, leur propre sentiment sur la valeur relative des choses de la vie, dont en effet nous n'avons point d'échelle fixe. Et maintenant, si ces divergences dans la conduite ne nous empêchent pas de considérer comme d'honnêtes gens ceux en qui nous les remarquons, pouvons-nous raisonnablement élever de si hautes et si fortes barrières entre nous et tous les délinquants? S'il est vrai que nous ne portons pas en nous-mêmes une mesure toute faite des choses; si c'est par l'expérience que nous nous la formons, n'est-il pas naturel que les quelques règles qu'observent d'un commun accord 1) les honnêtes gens, demeurent ignorées, pratiquement du moins, de ceux que de malheureuses circonstances ont tenus éloignés de

1) Ce commun accord n'existe pas toujours; il y a des actes dont le caractère moral ou immoral n'apparait point clairement. Certains faits, ordinairement criminels, sont, au sentiment de quelques-uns, l'accomplissement d'un devoir ou l'exercice d'un droit : ainsi l'assassinat de Marat par Charlotte Corday, et celui du mousse par les naufragés de la Mignonette.

leur contact? La liberté morale est une simple puissance, qui travaille sur des matériaux qu'elle ne se donne pas, mais que lui fournit le monde extérieur. Il peut y avoir, dans l'être le mieux doué naturellement, une ignorance morale comme une ignorance scientifique partielle. Or, tandis que l'Etat a la possibilité d'organiser l'enseignement scientifique, l'enseignement moral consiste essentiellement dans les exemples de la vie privée, et beaucoup de jeunes délinquants n'en ont eu sous les yeux que de détestables. A ceux-là, la peine doit donner les connaissances de morale pratique qui leur ont manqué, et c'est le devoir de l'Etat de leur faire comprendre ce qu'ils n'ont pas compris jusqu'alors. Nous disons que c'est là un devoir, parce que la liberté donne à tout individu qui en est doué des droits dont la société ne saurait se permettre de faire abstraction sous prétexte d'économie et de sécurité. L'étude des questions pénitentiaires n'est donc pas un simple objet de curiosité et de philanthropie facultative, comme l'admet M. Le Bon dans le passage que j'ai cité; nous ne pouvons nous empêcher d'y voir l'une des plus strictes obligations de l'Etat.

Enfin, ceux mêmes qui, en commettant une infraction, avaient la pleine conscience du mal qu'ils faisaient, ne sont pas pour cela indignes de tout ménagement, à moins qu'il ne s'agisse de ces grands crimes qui font horreur à la nature humaine. Le législateur ne doit pas oublier que ses lois ne sont pas mises en œuvre par des hommes impeccables: n'en doutons pas, si les jurés montrent souvent une indulgence déplacée, la cause n'en est pas uniquement dans l'art perfide de l'avocat, mais aussi dans le sentiment, très louable en lui-même, qu'ils n'ont pas le droit de se montrer inflexibles pour une faute qu'après tout ils

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