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Pas de jour où chez moi quelque sot ne se glisse,
Et par ses vains propos ne me mette au supplice;
Ou bien quelque tracas, quelque ordre officiel,
Ne m'enlève du temps, et des bauteurs du ciel,
Où planait ma pensée attentive et hardie,

Ne me force à descendre aux détails de la vie.
Libre du triste joug de mes trop longs ennuis,
Pour m'en dédommager enfin, je vous écris.

II

Vous n'avez pas vingt ans et convoitez la gloire,
Dites, est-ce bien vrai ? J'ose à peine le croire.
Vous allez voyager sur le flot bondissant

De la mer en courroux, qui passe en rugissant.
Vous ne voyez partout que couleurs empourprées,
Fortune, dignités et tendresses dorées,

Succès retentissants et rayons immortels;

Que votre rêve est doux, o bien heureux mortels!

Oui, ce rêve est charmant. Mais, qu'est-ce donc un rêve? Un beau jour entrevu qui jamais ne se lève,

Un soleil radieux qui brille à l'horizon,

Et parvient à troubler notre jeune raison...
Ou bien ce sont encore des nymphes vagabondes,
Dansant autour de nous de ravissantes rondes,

Etalant sous nos yeux leurs colliers de rubis,
Et guidant à leur grẻ nos folles du logis...
Un rêve! et malgré tout vous aimez son image!
C'est que vous ignorez les périls d'un voyage,
Qui nous promet la gloire au départ... et toujours
Nous force à regretter l'enfance et ses beaux jours...
Les rêves glorieux dont votre esprit s'enivre,
A vingt ans, je le sais, font palpiter et vivre ;
On se plaît à poursuivre un triomphe incertain,
A se laisser tromper par quelque écho lointain ;-
On ne doute de rien, on babille, on compose,
On dit de bien grands mots sur une moindre chose;
On a l'esprit caustique et les goûts inconstants;
C'est ainsi que l'on est lorsque l'on a vingt ans...
Et vous êtes ainsi, matelots inhabiles

Qui voulez naviguer sur des flots indociles.

Jules doit en effet livrer à l'éditeur,

Les pauvres petits vers dont il se dit l'auteur;
Il a même l'orgueil de penser que la gloire
Réserve à son talent une longue mémoire.

Arthur se croit l'égal de David et d'Auber,

Pour quelques airs nouveaux joués dans un concert,

Et répète partout qu'au théâtre lyrique

Il livrera bientôt une œuvre dramatique.

Eugène dit aussi qu'il compose d'un trait,
D'un seul coup de pinceau, paysage ou portrait.
Je ris, mes bons amis, lorsque je vous écoute ;
Du domaine idéal vous parcourez la route,
Espérant que plus tard, rêve pyramidal,
On votera pour vous quelque beau piedestal!
Chacun fait ici-bas des châteaux en Espagne,
On en fait à la ville ainsi qu'à la campagne,

A dit un écrivain. Et les vôtres, vraiment,

-

Prouvent que vous tenez à ce délassement.

Croyez-moi, laissez-là vos rêves de conquête;

Si vous le désirez, Jules, soyez poète,
Jetez sur le papier des sonnets amoureux,
Pensez à vos amis, faites des vers pour eux.
Mais ne publiez pas le tout petit volume,
Recueil d'alexandrins sortis de votre plume.

Vous, Arthur, prenez part à de joyeux concerts, Unissez, par moments, la musique aux beaux vers ; Faites-nous écouter souvent vos vocalises,

Vos trilles, vos points d'orgue et vos mille surprises;
Soyez de nos salons le conteur préféré,

L'esprit le plus facile et le plus admiré ;
Soyez le chantre aimé de nos nuits étoilées,
Un joyeux rossignol aux cadences perlées,

Jouissez du talent dont Dieu vous a doté,
Sans pour cela prétendre à l'immortalité !

Eugène, vous pouvez traduire la nature,
Par de petits tableaux d'excellente peinture,
Et poète et penseur, dans un style profond,
Marier savamment la forme avec le fond;
Mais cessez de rêver pour votre bagatelle,
Pour vos simples croquis, une gloire immortelle.

III.

Je suis sûr, mes amis, qu'à mes comparaisons,
Vous brûlez d'opposer de mauvaises raisons;
Vous direz qu'en cela je suis un mauvais guide,

Et

que tous mes conseils ne sont rien qu'un mot vide; Vous me reprocherez d'accuser vos travers, Vos rêves imprudents par de fort mauvais vers. Oui, je vous vois d'ici, du sourire ou du geste Vous souciant très peu d'avoir l'esprit modeste, Me traiter de méchant, de rhéteur ennuyeux; Si je vous approuvais vous me trouveriez mieux... Allons, convenez-en, il faudrait pour vous plaire, Pour éviter peat-être un moment de colère, Trouver, mes bons amis, tous vos rêves charmants, Oui, mais la vérité me répondrait : tu mens :

Des mensonges dorés subissant l'influence,
Ces jeunes écoliers, pleins d'inexpérience,

Se trompent de chemin. Ils ne remarquent pas
Les écueils que Satan a placés sur leurs pas.

IV.

Vous le voyez, amis, il faut changer de route,
La věritė vaut bien la peine qu'on l'écoute,
Elle dont chaque mot, dont le moindre conseil
Eclaire notre esprit comme un brillant soleil.
Cessez de désirer une gloire factice,

Vous auriez des regrets et ce serait justice,

Revenez parmi nous le ciel en est témoin,

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Pour trouver le bonheur las! vous allez trop loin.

Vos pères, vos amis, vos compagnons d'enfance,

Tous ceux que vous aimez, souffrent de votre absence.
Venez, et vous verrez comme les cerisiers

De leur neige qui tombe argentent nos sentiers ;
Vous passerez ici vos heures fugitives

Au sein d'un groupe heureux, d'harmonieux convives;

Regardez-les assis à l'ombre d'un buisson,

Ils contemplent la plaine où flotte la moisson,
Les horizons fuyants que le soleil inonde,

Sur les monts élevés le tonnerre qui gronde,

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