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était prédestiné à écrire sur les rapports juridiques des nations; il appartient à deux peuples différents, et si je puis me servir de ce mot il est international comme Bluntschli, que l'Allemagne a eu le bon esprit de prendre à la Suisse. Tous deux arrachés du sol natal, et transplantés dans une patrie nouvelle, peuvent se considérer comme citoyens de la république universelle des peuples, que tous deux entrevoient dans l'avenir. Oserai-je me joindre à ces deux illustres maîtres, et dire que si, sur leur désir, je viens recommander leur travail au public de langue française, ce n'est pas pour leur rendre un hommage dont ils n'ont aucunement besoin, c'est pour témoigner en ma personne que sur le terrain de la justice et de l'humanité, Français, Allemand, Américain, nous nous donnons la main. Pour le droit et pour la vérité il n'y a pas de frontières, et quand, ces deux amis et moi, nous échangeons nos idées et nos espérances, ce qui nous arrive quelquefois, nous ne pensons jamais à nous demander si nous parlons la même langue, et si nous sommes du même pays.

rêve

Faire de tous les hommes une même famille, chasser de la terre la guerre qui l'a si longtemps ensanglantée, c'est un pour les sages du jour. C'est par le passé qu'ils jugent de l'avenir. Il y a là une erreur qu'il est bon de signaler. Dans les sciences physiques ce raisonnement est à sa place; l'expérience nous a fait connaître la constance des lois naturelles; hier nous répond de demain; mais il s'en faut de beaucoup que la marche des sociétés soit réglée par des lois inflexibles et toujours les mêmes. Tout au contraire, dans la vie de l'humanité, comme dans celle des individus, il y a un progrès, ou si l'on veut, un changement continuel. Certaines idées qui ont dominé les peuples vieillissent et meurent ;

certaines théories qui ont été le scandale et l'effroi des pères font la grandeur et l'orgueil des enfants. Qu'est devenu ce besoin d'uniformité religieuse qui a couvert l'Europe d'échafauds et de bûchers? Quel homme de sens aujourd'hui n'est heureux de reconnaître que la liberté religieuse est aussi profitable à l'Église qu'à l'État? Loin donc qu'en politique le passé soit la mesure de l'avenir, on peut avancer, sans crainte de paradoxe, que parmi les formes infinies que doit traverser l'humanité, la seule chose que puisse affirmer un homme d'état, c'est que jamais la société ne repassera par les mêmes étapes. Les idées mortes ne renaissent pas plus que les jours écoulés.

Si maintenant nous étudions l'histoire pour déterminer la courbe que suit l'humanité, il est impossible qu'à première vue on ne soit pas frappé d'un fait éclatant. Grâce aux progrès de la science, de l'industrie et du commerce, les distances s'effacent, la terre diminue, les hommes se touchent. Prenez une carte de France, à la veille de 1789, suivez y les lignes de douanes intérieures, d'aides et de gabelles qui découpent le pays en échiquier, étudiez ce qu'étaient les routes et les moyens de communication, vous verrez bientôt qu'il y a quatre-vingts ans il était plus difficile à un Breton d'aller en Provence et d'y vendre ses marchandises, qu'il ne l'est aujourd'hui à un Français de passer à New-York ou de vendre ses soieries à Berlin et ses draps à Constantinople. Coutumes, administration, impôts, poids, mesures, tout différait de province à province. A deux lieues de son village on n'était plus qu'un étranger. Aujourd'hui, au contraire, il y a un effort général pour introduire dans le monde entier la même monnaie, les mêmes poids, les mêmes mesures, les mêmes lois postales et télégraphiques, les mêmes usages maritimes et

commerciaux; tout marche à l'unité. Quand les hommes et les intérêts se rapprochent sans cesse, comment ne pas croire au prochain rapprochement des esprits et des cœurs!

Je sais tout ce qu'on a écrit sur la fatalité de la guerre; j'ai lu plus d'une fois la page où de Maistre, avec une joie sinistre, déclare que la guerre est l'état habituel du genre humain, que la paix n'est qu'un répit pour chaque nation, et qu'il y a toujours sur le globe un point où l'on s'égorge, afin que le sang humain coule sans interruption. Mais n'en déplaise à cette condamnation impie, il nous est permis d'espérer un meilleur avenir. Les fautes des pères n'obligent pas les enfants, tout au contraire, en les éclairant, elles les éloignent de l'abime. L'histoire nous a vendu cher ses leçons, mais nous commençons à en profiter. Il ne faut pas une lonque étude pour voir que peu à peu les causes d'inimitié s'affaiblissent, et que le moment approche où entre les peuples civilisés la guerre ne sera plus que l'exception.

La séparation de l'Amérique et de l'Angleterre a porté le coup de mort au système commercial qui, pendant deux siècles a mis aux prises l'Angleterre, la France, la Hollande et l'Espagne. D'un autre côté la liberté de l'industrie a produit des miracles; le travail est devenu le maître du monde, et l'expérience nous a appris que, le commerce vivant d'échanges, la richesse de nos voisins était la condition de notre propre richesse. Ainsi sont tombées des jalousies et des haines séculaires; le temps des guerres de commerce est passé.

Restent les guerres politiques. Mais en ce point il s'est fait aussi un grand changement dans les idées. Les révolutions qui ont mis le pouvoir aux mains des peuples ont désarmé les rois. Partout où règne la liberté constitutionnelle, on ne

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craint plus que l'ambition, le caprice ou la folie d'un homme recommence l'œuvre sanglante d'un Louis XIV ou d'un Napoléon. On commence à voir qu'une guerre entre les peuples d'Europe est une guerre civile, la ruine commune du vainqueur et du vaincu. Que cette idée s'enracine dans l'opinion, la paix générale est assurée.

C'est ainsi que, peu à peu, par le progrès des idées et des intérêts, la terre devient la patrie commune de tous les hommes. Le rêve de Kant est devenu une vérité. Chacun se sent citoyen du monde, et en réclame les droits.

Régler sur le pied de la plus complète égalité cette société nouvelle qui embrasse toutes les autres, tel est l'objet du droit international. Ce droit, dit-on, est chimérique, car il n'y a pas de législateur pour promulguer la loi, ni de tribunal pour l'appliquer. C'est là, répondrai-je, une objection superficielle, et sans valeur. Dès qu'il y a des rapports entre des êtres libres, il y a un droit. Ubi societas, ibi jus. Quant à la loi, elle existera bientôt si l'opinion la promulgue et l'applique. Le vrai législateur du droit international, c'est le genre humain tout entier.

Ce que l'opinion a déjà obtenu est considérable.

C'est l'égalité reconnue entre nations, non point cette égalité matérielle que rêvait l'abbé de Saint-Pierre, quand pour établir la paix universelle il refaisait la carte de l'Europe, mais cette égalité juridique qui fait considérer chaque nation comme un organisme indépendant, comme une personne vivante, et ayant droit, par conséquent, à ce que nul étranger ne l'inquiète, ni dans sa liberté, ni dans sa propriété.

C'est la paix proclamée comme l'état normal du monde, comme la règle des rapports sociaux. C'est la terre ouverte à tous les hommes, les passeports abolis, la propriété et l'in

dustrie accessibles à tous. L'étranger n'est plus un ennemi, comme dans l'antiquité, un serf comme dans le moyen âge, un aubain comme au dernier siècle, c'est un hôte à qui l'on reconnaît tous les droits civils, et qu'on accueille en ami.

C'est la guerre circonscrite entre les belligérants, ou mieux encore, entre les deux armées. « Entre deux ou plusieurs nations belligérantes, les particuliers dont ces nations se composent ne sont ennemis que par accident; ils ne le sont point comme hommes; ils ne le sont pas même comme citoyens; ils le sont uniquement comme soldats. » Ces paroles que Portalis prononçait en l'an VIII en installant le Conseil des Prises, sont aujourd'hui reçues dans leur plus large acception, comme une règle de droit international. Il n'y a pas un siècle que Bonaparte, descendant les Alpes, montrait à ses soldats affamés l'Italie comme une proie à partager, et qu'il envoyait triomphalement en France les dépouilles des églises et des musées; aujourd'hui qui donc oserait proclamer que la guerre doit nourrir la guerre? Qui ne serait regardé comme un barbare, si, au nom de la victoire, il pillait des temples et des palais?

Ce n'est pas seulement la guerre continentale qui s'est adoucie. Au nom du genre humain, les publicistes et les jurisconsultes ont revendiqué la mer, comme le commun patrimoine des nations, et ils en ont renouvelé la police. Nonseulement ils ont fait prévaloir le principe que le pavillon couvre la marchandise, et que la marchandise neutre n'est pas saisissable même sous pavillon ennemi, mais encore ils ont à peu près obtenu l'abolition de la course. Le congrès tenu à Paris, en 1856, a eu la gloire de faire entrer ces principes dans la loi des nations. Si les États-Unis seuls résistent encore à l'abolition de la course, c'est qu'ils veulent obtenir

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