Page images
PDF
EPUB

12

France; mais si l'on étudie avec soin toutes ces lois, on voit très-clairement d'une part, qu'elles ne régissent pas tous nos actes dans nos rapports avec nos semblables; d'autre part, qu'elles ne satisfont pas toujours la raison.

Elles ne régissent pas tous nos actes.

Combien, en effet, dans le cours de la vie quotidienne, y échappent complétement, soit que les lois soient impuissantes à entrer dans certains détails, soit qu'elles renoncent à punir des faits restés répréhensibles au point de vue de la morale, mais que le législateur veut ne pas constater, parce que le châtiment lui paraît plus dangereux que le mal même !

Elles ne satisfont pas toujours la raison.

Oh! entendons-nous : quand je dis que telle loi émanée du pouvoir social ne satisfait pas la raison, j'entends la raison absolue, qui opère, comme dans l'ordre mathématique, sur des faits abstraits. Par exemple, un article du Code civil (502) nous apprend que quand un tribunal a interdit un homme parce qu'il se trouve dans un état habituel d'imbécillité, de démence ou de fureur, l'effet de cette interdiction est de permettre, à lui ou à ses représentants, de demander la nullité de tous les contrats qu'il a faits depuis le jugement d'interdiction ainsi il pourra réclamer la nullité d'une vente d'immeuble par lui conclue, fût il prouvé qu'au moment où il a fait cet acte, il jouissait de la plénitude de ses facultés intellectuelles. N'est-ce pas une loi déraisonnable au point de vue de la conscience que celle qui rend irresponsable une personne dont la liberté et l'intelligence sont prouvées avoir existé au moment de la confection de l'acte?

S'il y a insuffisance des lois humaines, si de plus elles ne sont pas irréprochables, on se pose la question suivante : Y a-t-il des lois différentes qui gouvernent toutes nos actions au point de vue du juste, et ces lois sont-elles plus parfaites?

Oui, ces lois existent, et elles constituent dans leur ensemble le droit naturel.

On distingue, en effet, deux sortes de droits :

1o Le droit positif, qui est l'ensemble des règles édictées par le pouvoir législatif de chaque nation;

2o Le droit naturel, comprenant les règles que la conscience individuelle révèle ou peut révéler à tout homme.

Les différences entre le droit naturel et le droit positif sont aussi nombreuses qu'importantes. On ne se rend bien compte de la marche des sociétés que si on les étudie avec soin: néanmoins nous ne pouvons signaler ici que les principales.

1re différence dans les sources et les moyens d'étude.

Quand vous voulez connaître une loi positive, non-seulement sa

lettre, mais son esprit, sa portée, il faut d'abord en prendre le texte dans le Bulletin des lois, les Codes et autres recueils semblables. On consultera ensuite: 1° les travaux législatifs, c'est-à-dire les exposés de motifs qui accompagnent la présentation d'un projet de loi, les rapports et discussions des assemblées législatives; 2o les commentaires variés et les explications historiques, théoriques ou pratiques qu'ont données de ces textes les savants spéciaux, jurisconsultes, légistes, professeurs, avocats, magistrats; 3° enfin les applications qu'en ont faites les tribunaux dans leurs sentences, jugements ou arrêts, recueillis dans des ouvrages appelés répertoires de jurisprudence ou recueils d'arrêts.

Quand, au contraire, vous voulez connaître la loi naturelle, consultez votre conscience.

Notre raison, en effet, qui prend alors le nom de conscience, est la faculté qui nous permet de trouver, de dégager, de reconnaître ces lois individuelles. Mais nombreuses aussi sont les études des hommes. spéciaux qui ont entrepris de recueillir, de formuler et de coordonner ces règles intimes. Livres religieux, travaux des moralistes, œuvres des philosophes, démonstrations des publicistes: il faut tout mettre à profit, la science du droit naturel se forme avec le temps, comme celle du droit positif.

2o différence dans les sanctions.

La sanction des lois positives violées est la contrainte dont les agents de la force exécutive, le gendarme, l'armée, le geôlier, etc., sont les exécuteurs. Sous des formes diverses nullité des actes, prison, amendes, dommages-intérêts, saisies des biens, travaux forcés, privation de droits... elle atteint immédiatement le transgresseur de la règle sociale.

L'inexécution de la loi naturelle a pour sanction le remords, la crainte des jugements de Dieu, l'opinion publique, qui, beaucoup plus souvent que ne le pensent les misanthropes, frappe d'un juste mépris les auteurs de mauvaises actions.

3 différence dans l'étendue.

Il n'y a pas une action de l'homme qui ne soit gouvernée par la loi naturelle. Quoi que l'homme fasse, il y a une direction de sa volonté libre vers le bien, le juste, l'ordre suprême en un mot, qu'il doit suivre. Qu'il s'agisse d'un acte où il se met en rapport avec Dieu, avec ses semblables, avec les choses extérieures, cette direction existe. La raison affirme cette existence. Mais où est cette direction? C'est une autre question. Nous l'avons dit en parlant de la première différence entre la loi naturelle et la loi positive, l'homme cherche la loi morale, la règle de ses actions, le devoir enfin, par la conscience. La conscience est son instrument: elle s'appuie, si l'on veut, sur la tradition, sur

des révélations religieuses, sur l'observation, sur l'expérience enfin. Peu importe que la conscience d'un homme vivant, que la science, qui est le recueil des lois acquises, formulées et conservées, donnent ou non la règle d'un acte humain quelconque, et disent ou non ce qu'il doit être pour être conforme au juste, à l'ordre cette loi, cette règle, cette direction, ce principe, n'en existent pas moins.

Il en est ici comme dans les autres sciences : c'est à un jour donné qu'un homme a dégagé, démontré et formulé telle ou telle loi géométrique, mécanique, physiologique : la loi existait avant lui, latente et voilée.

L'homme de bien, dans ses rapports avec autrui, n'agit donc jamais sans se demander, implicitement ou explicitement, avec réflexion ou spontanément, si son action est juste. Il y a en lui une invincible conviction c'est qu'il existe une direction ordonnée de son action. Quelle est-elle ? Il la cherche, et interroge sa conscience.

Au contraire, il n'interrogera pas toujours la loi positive. Il sait qu'elle est loin de déterminer la direction de toutes nos actions sous peine d'une sanction extérieure. Il y a des détails de la conduite dans lesquels le législateur ne peut entrer; il y a des règles qu'il croit devoir sanctionner à une époque ou dans un pays et qu'il n'imposera plus dans un autre temps et dans une autre société. Prenons un exemple chez nous : Une femme a été séduite, elle a un enfant. Elle ne peut plus aujourd'hui, en France, comme elle le pouvait autrefois, comme elle en a encore le droit chez beaucoup de peuples, ni prouver contre le séducteur le fait de sa paternité, ni réclamer la réparation qui lui est due elle y a un droit naturel, elle n'y a pas un droit positif. L'enfant lui-même, que l'équité proclame créancier de cè père qui lui doit aliments, entretien et éducation, ne pourra obtenir le paiement en s'adressant au pouvoir judiciaire, parce que le législateur le laisse sans action, en le laissant, nous le verrons, sans moyen de prouver son droit.

Il est inutile d'insister pour démontrer que, dans le champ indéfini de l'activité humaine, le législateur ne gouverne qu'un nombre relativement très-faible des actes possibles.

4 différence de perfection.

On ne tient pas assez compte de cette nouvelle différence: elle est pourtant fondée sur les faits et elle a les conséquences les plus. graves.

Les solutions connues de la loi naturelle sont parfaites: aux mêmes questions, la conscience fait partout et toujours des réponses qui ne changent pas. Comment un homme peut-il prouver un droit qu'il a? Par tous les moyens licites propres à entraîner la conviction du juge. A quel âge un homme peut-il se marier? Lorsqu'il est pubère. Quand

l'homme est-il obligé par les contrats qu'il fait? Dès que son intelligence et sa liberté suffisamment développées lui ont permis d'en apprécier et d'en vouloir les conséquences. Le mari peut-il prouver que l'enfant dont sa femme accouche n'est pas le sien? Il le peut toujours.

La loi positive, au contraire, est variable, relative, contingente; aux mêmes questions, elle répond: l'homme qui a pu se procurer une preuve par écrit d'un droit dont l'objet a une valeur excédant 150 fr. ne pourra pas le prouver par témoins; à 18 ans révolus, l'homme peut se marier, qu'il soit ou non pubère; à 21 ans, il est capable de contracter, sauf de rares exceptions; le mari ne peut prouver qu'il n'est pas le père de l'enfant dont sa femme accouche (1341, 144, 488, 312-313). Ces règles du Code civil sont éminemment variables, et l'histoire montre qu'elles ont changé. Elles existent chez nous; les Romains ne les connaissaient pas; bien des peuples en ont d'autres.

Comment s'expliquer ces différences entre le droit naturel connu et le droit positif? C'est que la loi purement rationnelle est souvent inapplicable et qu'il faut, par conséquent, en trouver une d'une pratique possible.

Montrons-le dans deux des exemples cités plus haut.

En nous plaçant au point de vue restreint du mariage physiologique en quelque sorte, la raison nous dit que le mariage est possible quand l'homme est pubère; alors seulement il doit avoir, et il a le droit de se marier. Voilà le droit naturel, même dans tous les temps et chez tous les peuples.

Le législateur peut-il formuler purement et simplement cette loi naturelle et la transformer en loi positive, en permettant à tout homme ou à toute femme qui se seront mariés pubères de réclamer comme leur étant dus tous les effets juridiques qu'il accorde au mariage valable?

Non. Le législateur, dans toutes les sociétés civilisées, fixera l'âge de puberté. En France il dira: «L'homme avant dix-huit ans, la femme avant quinze ans révolus, ne peuvent contracter mariage (144, C.). » Dans d'autres temps ou sous d'autres climats, tantôt il avancera l'âge, tantôt il le reculera. Tout mariage célébré par un homme ou une femme avant l'âge légal est nul: voilà la sanction.

Pourquoi cette différence? La règle disant que tout homme pubère peut se marier est plus simple, plus vraie, plus juste cela est l'évidence même. Lorsque le législateur permet le mariage à l'homme parvenu à l'âge de 18 ans révolus, c'est qu'il estime qu'à cet âge l'homme est pubère. Mais, en fait, si tel homme n'est pas encore pubère à dixhuit ans, permettre le mariage et le célébrer, c'est être en dehors de l'ordre; et défendre le mariage à tel autre qui serait pubère avant cet âge, c'est encore contraire à l'ordre le législateur prive cet homme d'un droit que la raison dit lui appartenir.

Pourquoi donc ? demandons-nous encore.

Parce que si théoriquement, dans le domaine des abstractions, la loi naturelle est vraie, pratiquement elle est d'une application qu'un esprit sensé reconnaîtra impossible.

Voici un créancier qui conteste la validité du mariage célébré par son débiteur. Il y a intérêt, si l'acte est nul, car il ne se verra pas opposer l'hypothèque légale de la prétendue femme, c'est-à-dire que quand il s'agira de distribuer le prix provenant de la vente des immeubles de son débiteur, il pourra écarter la femme, invoquant son hypothèque pour recevoir ce qui lui est dû par préférence à lui. Or, il fonde sa demande en nullité de mariage, sans laquelle il n'y a pas de nullité de l'hypothèque légale, sur l'impuberté de l'un ou de l'autre époux.

Comment, si sa demande est reçue, comme le voudrait la loi naturelle, prouvera-t-il l'absence de puberté chez l'homme ou la femme ? Un seul mode de preuve est possible: l'examen du corps. Or, cet examen, quand même il ne révolterait pas la pudeur, ne donnerait jamais qu'une preuve sans certitude.

Étant donc données les conditions dans lesquelles l'homme vit, sa science bornée, sa moralité, force est de renoncer à une preuve directe de la puberté ou de l'impuberté. Cependant, en pratique, il faut une règle qui permette au magistrat de dire avec certitude s'il y a mariage : le législateur la formule, serrant aussi près que possible la loi naturelle, mais ne la réalisant pas parfaitement. Il présume que, sous un climat donné, le développement physique de la puberté a lieu à tel âge généralement, et il tire de là sa loi.

Veut-on un autre exemple?

Quand l'homme peut-il s'obliger valablement par une convention? La loi naturelle nous dit que l'homme est seulement responsable de ses actes, c'est-à-dire obligé par eux, quand son intelligence et sa liberté sont suffisamment développées pour voir, apprécier et vouloir leurs conséquences.

Ferons-nous une loi positive de cette règle naturelle, dont la justice est si évidente? Non, c'est encore impossible.

L'observation nous montre en effet que l'âge auquel l'homme atteint le développement normal de ses facultés, qui le rend responsable de ses actes, varie d'individu à individu; disons mieux, varie chez la même personne suivant la nature de la convention qu'elle fait. Tel, à dixhuit ans, sera capable de discerner les conséquences d'un emprunt avec hypothèque, tel autre n'en sera pas capable à vingt-cinq ans ; une personne à vingt ans comprendra la portée d'un acte simple, comme une vente d'un cheval, et à trente ans la même personne comprendra à peine les conséquences d'un acte plus compliqué, comme une transaction sur des comptes de liquidation ou une société en commandite;

« PreviousContinue »