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CHAPITRE II.

De la liberté considérée comme une condition de l'exercice de tous les droits, et de l'accomplissement de tous les devoirs.

EN observant les effets que produisent, sur les diverses classes de la population, l'esclavage politique et l'esclavage domestique, j'ai constaté plusieurs vérités importantes que je dois rappeler ici, parce qu'elles me serviront de point de départ pour me livrer à des observations nouvelles.

Sous l'un et l'autre de ces deux régimes, les facultés physiques des esclaves se dégradent ou ne se développent que d'une manière imparfaite; les facultés physiques des maîtres ne s'exercent généralement que pour assurer la durée de la servitude, faire de nouveaux esclaves.

ou pour

Chez les maîtres, les passions violentes et cruelles se développent en même temps que l'amour des plaisirs sensuels; chez les esclaves, ce sont les passions viles; chez les uns et chez les autres, les affections bienveillantes restent engourdies, ou ne s'étendent que sur un petit nombre de personnes.

Les hommes asservis exercent leurs facultés intellectuelles dans l'art de tromper leurs maîtres

et de se soustraire à leur violence; ceux-ci exercent surtout les leurs dans l'art d'affermir leur domination, ou de l'étendre sur un plus grand nombre de personnes.

Les premiers, chargés de l'exécution de tous les travaux nécessaires à l'existence de l'homme, vivent dans une profonde misère, et n'ont aucun moyen d'en sortir; les seconds vivent dans l'oisiveté, consomment ou dissipent presque tout ce que les premiers ont produit.

L'industrie ne pouvant se développer, ni les richesses s'accroître, le nombre de la population reste stationnaire; souvent elle décroît dans la même proportion que les moyens d'existence.

Les esclaves n'ayant pas de plus cruels ennemis que leurs maîtres, sont les alliés naturels de tous ceux qui leur font espérer leur affranchissement ou le relâchement des liens de la servitude: ils sont done toujours disposés à devenir les instrumens des ambitieux de l'intérieur ou des ennemis étrangers,

Enfin, le voisinage d'un peuple qui se divise en maîtres et en esclaves suffit pour corrompre les peuples chez lesquels tous les hommes sont libres, et pour compromettre leur indépendance et leur liberté.

De ces faits et de la tendance du genre humain vers son développement et son bien-être, j'ai tiré la conséquence que la servitude est un état contre

nature; qu'elle est en opposition directe avec les lois qui portent les nations vers leur développement et leur prospérité, et qu'un homme, et à plus forte raison un peuple, ne peuvent jamais être placés légitimement au rang des propriétés.

Si l'infraction de ces lois est toujours suivie de peines graves pour ceux qui s'en rendent coupables, et pour ceux qui la souffrent, et si c'est un devoir pour les hommes de se conformer aux lois de leur nature, il s'ensuit que chacun est tenu de respecter et de faire respecter la liberté de tous, et que tous sont tenus de faire respecter la liberté de chacun.

L'existence d'un devoir suppose un droit correspondant si les lois auxquelles les hommes sont soumis par leur nature me font un devoir de respecter la liberté de mes semblables, chacun a le droit de me contraindre à respecter la sienne, et le droit qui appartient à chacun appartient à tous.

Un homme ne peut pas, disons-nous, en traiter un autre comme sa propriété, sans violer les lois de sa propre nature; mais il ne peut pas non plus, sans violer les mêmes lois, et sans se rendre complice des vices et des crimes qu'enfante la servitude, permettre qu'on le fasse esclave, c'est-à-dire qu'on le mette au rang des choses.

Se reconnaître esclave, ce n'est pas seulement abdiquer ses droits, c'est renoncer de plus à l'ac

complissement de ses devoirs; c'est reconnaître qu'on n'est tenu à rien, ni envers soi-même, ni envers les autres; c'est proclamer une contradiction: car si, par sa nature, l'homme n'est tenu à rien, ni envers lui-même, ni envers autrui, comment pourrait-il être tenu à quelque chose envers un maître?

On ne serait pas plus avancé si, refusant de reconnaître les devoirs auxquels l'homme est soumis par sa nature, on prétendait que l'esclave est lié envers son maître par une convention expresse ou tacite ; car, en supposant l'existence d'un tel engagement, sur quoi fonderait-on le devoir général de l'exécuter, s'il n'existait aucun devoir supérieur à toute sorte de conventions?

› Repousser la servitude, soit qu'elle pèse sur soimême, soit qu'elle pèse sur autrui, ce n'est donc pas seulement exercer un droit, c'est remplir le premier et le plus sacré des devoirs. L'abdication de la liberté, fût-elle un acte entièrement volon taire, ne saurait être obligatoire pour personne;

il

у aurait contradiction à s'imposer le devoir de ne reconnaître aucun devoir. Les lois auxquelles l'homme est soumis par sa nature ne sauraient rendre obligatoire l'engagement d'enfreindre ces mêmes lois.

Nous ne pouvons donc pas admettre que, suivant les lois de sa nature, un homme a des devoirs

à remplir envers lui-même, envers ses parens, envers sa femme, envers ses enfans, enfin envers l'humanité, sans admettre en même temps que les mêmes lois l'appellent à être libre; que, dans aucun cas, il ne peut légitimement être réduit en esclavage, c'est-à-dire être traité comme une propriété, et que sa liberté ne peut être restreinte qu'autant que cela est indispensable pour assurer la liberté d'autrui.

L'idée de devoir est, en effet, inséparable de l'idée de liberté, puisqu'il est impossible de concevoir, d'une part, l'existence d'un devoir à remplir, et, d'un autre côté, le droit d'en empêcher l'accom→ plissement ou d'en commander la violation? Or, si l'on n'admet pas ce droit dans l'individu qu'on appelle un maître, îl n'y a plus d'obligation envers lui dans celui qu'on nomme un esclave; c'està-dire que l'esclavage se réduit à rien.

Si l'on prétendait que, par leur nature, les hommes ne sont soumis à aucune loi, et que, par conséquent, il n'existe entre eux aucun devoir réciproque, il serait encore impossible d'admettre qu'un homme puisse être la propriété d'un autre homme. On ne saurait nier l'existence de tous les devoirs, sans nier par cela même l'existence de tous les droits, car les premiers supposent nécessairement les seconds: or, quand on nie les droits, il n'y a plus moyen de soutenir l'existence de la

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