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vent les diverses classes de la population dans leur accroissement. Les fortunes nées de la fraude ou de la violence sont les seules que la morale et la justice puissent condamner (1).

On a vu, par ce qui précède, comment ont été formées les propriétés individuelles qui consistent en fonds de terre ou en bâtimens; mais on n'a pu voir quels sont les travaux, les fatigues, les dangers auxquels il faut se livrer, pour mettre en état de culture des contrées désertes et sauvages. Les voyageurs qui ont le mieux observé les mœurs des peuples les moins éloignés de la barbarie, n'ont pas su ou n'ont pas voulu nous apprendre par quels moyens et à quel prix ces peuples parvenaient à cultiver la terre. Nous pourrons nous en former une idée, en observant comment plusieurs peuples d'Europe sont parvenus à fonder

(1) En 1793, au moment où quelques hommes attaquaient la société jusque dans ses fondemens, un philosophe, M. Ræderer, posa cette question dans un cours public :

« Le droit de propriété est-il inhérent à la nature de l'homme, antérieur à la société, inaliénable de la part de l'individu, et inviolable pour le corps social?

» Je n'hésite pas, ajouta-t-il, à répondre : Oui, sur toutes ces questions, en rappelant toutefois la distinction que j'ai déjà faite entre le droit et l'exercice du droit. » Et il prouva son affirmation. (Voyez le Journal d'économie publique, de morale et de politique, rédigé par M. Roederer, t. 3, p.118, 212 et 257.)

des colonies dans des contrées où la civilisation n'avait jamais pénétré. On verra, par cette exposition, que, si l'homme crée la valeur des terres qu'il s'approprie, ce n'est qu'en se livrant à des soins, à des fatigues, et souvent même à des dangers très-grands.

CHAPITRE XI.

Des obstacles que présente l'appropriation individuelle des fonds de terre.

VERS la fin du quinzième siècle, un monde nouveau s'ouvrit tout à coup aux yeux des peuples d'Europe, par une suite naturelle des progrès de la navigation.. Ces peuples ne reconnaissaient des droits qu'aux chrétiens; ils considéraient les hommes qui se trouvaient en dehors du christianisme, comme des ennemis de leur culte, dévoués à la destruction ou à la servitude. Ceux d'entre eux qui étaient les plus habiles dans les arts de la navigation et de la guerre, se précipitèrent donc sur les nations les plus opulentes qui n'étaient pas chrétiennes, pour les asservir, et les dépouiller de leurs richesses. Les autres s'emparèrent du territoire de quelques peuplades qui commençaient à peine à sortir de l'état sauvage, et qui vivaient, en grande partie, des animaux qu'ils prenaient dans les forêts.

Je n'ai pas à m'occuper ici des richesses ou des propriétés acquises à cette époque par l'asservissement et la spoliation de peuples qui, par leur industrie, étaient déjà parvenus à un certain de

gré de prospérité; ce fut un immense déplacement de richesses, et non une formation nouvelle de propriétés. Les terres occupées par des peuplades de sauvages étaient sans doute aussi leurs propriétés, puisque ce n'est que par elles que les hommes auxquels elles fournissaient des moyens d'existence s'étaient formés et pouvaient continuer de vivre ; mais ces propriétés qui formaient leur territoire national, n'avaient reçu de l'industrie humaine aucun accroissement de valeur. Elles peuvent donc nous donner le moyen d'apprécier le genre de services que la terre rend à l'homme, dans les contrées où l'industrie humaine ne lui a point donné d'utilité, et les obstacles qu'il faut vaincre pour la mettre en culture.

Lorsque l'Amérique eut été découverte, les navigateurs de toutes les nations se dirigèrent vers cette partie du monde, et y trouvèrent des territoires d'une immense étendue, qui leur parurent entièrement inoccupés. La terre était à leurs yeux une chose aussi commune que l'eau de la mer; chacun pouvait, à ses risques et sans nuire à autrui, aller en cultiver autant que ses besoins en demandaient. Personne cependant ne se hâta d'aller fairẻ sa fortune en établissant de vastes domaines dans des pays où la civilisation n'avait jamais pénétré. Il semble que tout le monde prévoyait que des contrées désertes ne pouvaient être mises en état

de culture par des efforts individuels, et sans le secours d'immenses richesses.

En 1663, le gouvernement français, séduit par l'étendue et la fertilité de ces terres, prit la résolution d'établir dans la Guiane une puissante colonie. Il fit préparer des vaisseaux; il les remplit de provisions, de semences de toute espèce, d'instrumens d'agriculture, et de tentes pour abriter les travailleurs. Douze mille hommes vigoureux, habitués à la fatigue et à la sobriété, furent embarqués, et, après une navigation heureuse, arrivèrent au lieu de leur destination.

Placés en présence d'un territoire immense que personne ne leur disputait, pourvus de vivres et d'instrumens d'agriculture, ils n'avaient qu'à se partager la terre pour se former de vastes domaines. Cependant qu'arriva-t-il? En peu de temps, la pluie, la fatigue, et surtout l'insalubrité de l'air, eurent fait périr dix mille hommes dans les horreurs du désespoir. Les deux mille qui restaient, découragés par les travaux excessifs auxquels il fallait se livrer pour donner à la terre quelque valeur, s'estimèrent heureux d'être ramenés en France. Ils pensèrent qu'il était plus avantageux pour eux de faire le métier de manoeuvre au sein d'une nation civilisée, que de s'approprier une grande étendue de terre dans une contrée sauvage.

On sacrifia, dans cette expédition, en vivres, en

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