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semences, en instrumens d'agriculture, une somme de vingt-six millions de livres tournois, qui représente une valeur de plus de cinquante millions de francs au temps où nous vivons; dix mille hommes y perdirent la vie, et, après ces énormes sacrifices, il ne resta pas, en fonds de terre, une valeur suffisante pour tenter des hommes qui n'avaient que leurs bras pour toute fortune (1).

Les Anglais avaient déjà fait, à cette époque, des expériences analogues. Ayant découvert, en 1584, cette partie de l'Amérique qui compose aujourd'hui l'état de Virginie, ils voulurent y former un établissement. Plusieurs personnes puissantes par leur crédit et par leurs richesses, y envoyèrent, sous la direction de Ralegh, sept petits navires et cent quatre-vingts hommes, pour cultiver la terre dont ils allaient prendre possession. Après un séjour de neuf mois, tous allaient être emportés par la famine, lorsqu'un navire arriva d'Angleterre, et leur porta des vivres. Ils furent ramenés dans leur pays natal: parmi eux, il ne se trouva pas un homme qui fût séduit par l'espérance de devenir propriétaire d'un riche domaine.

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Quelques années plus tard, le même projet fút repris. On expédia trois navires avec une colonie

(1) Raynal, Histoire philosophique et politique des établissemens des Européens dans les Indes.

plus forte que la première. Les colons furent pourvus d'armes, de vivres, de semences, d'instrumens d'agriculture, enfin de tous les objets nécessaires à leur établissement. Lorsqu'ils virent les travaux auxquels ils avaient à se livrer pour arracher à la terre des produits propres à leur servir d'alimens, ils craignirent de manquer de vivres, et ils supplièrent leur commandant de retourner en Angleterre pour leur en apporter. Il partit; mais avant son retour, la famine, les maladies et les sauvages les avaient tous détruits.

Vingt années s'écoulèrent sans qu'il se rencontrât personne qui voulût former une tentative nouvelle. En 1607, une troisième expédition fut envoyée sur la même terre; et comme les précédentes, elle se pourvut de tout ce qu'elle jugea nécessaire à l'établissement d'une colonie. Arrivés sur le continent américain, les colons se mirent à l'ouvrage; mais, avant que la terre eût rien produit, les vivres commencèrent à devenir rares. Les exhalaisons d'une terre nouvellement cultivée, la chaleur et l'humidité du climat, et le défaut de subsistances, amenèrent des maladies. Avant le commencement de septembre, la moitié de la colonie avait péri; l'autre moitié n'avait plus ni force ni courage.

Le chef des colons, nommé Smith, parvint cependant à leur rendre l'espérance; mais ayant

été pris par les sauvages, la colonie fut presque entièrement ruinée pendant son absence. A son retour, elle ne consistait plus qu'en trente - huit personnes qui voulaient retourner en Angleterre. Cependant, par ses prières, ses caresses, ses menaces, il parvint à les retenir jusqu'à l'arrivée d'un vaisseau qui leur apporta des provisions, et leur amena un renfort de nouveaux colons.

:

L'espérance revint avec les forces on se remit au travail. Les colons ayant fait la paix avec les sauvages, les déterminèrent à leur vendre une partie de leurs subsistances; car les sauvages se livraient à la culture avant l'arrivée des Européens. La désunion se mit de nouveau entre les indigènes et les colons: ceux-ci cessèrent de recevoir des secours des premiers, et la famine ne tarda pas à se manifester. Les colons tuèrent d'abord les animaux qu'ils avaient amenés dans le dessein de les multiplier: cette ressource épuisée, ils se nourrirent de racines nauséabondes. Enfin, ils furent réduits à manger les cadavres des Indiens qu'ils parvenaient à tuer, ceux même de leurs compatriotes que la famine ou les maladies avaient emportés. La colonie, qui était de cinq cents personnes, fut en peu de temps réduite à soixante, qui n'avaient plus que quelques jours à vivre, lorsque de nouveaux secours arrivèrent d'Europe. Les navigateurs qui les leur apportaient, et qui croyaient trouver une colonie floris

et

sante, en voyant le teint livide, les corps décharnés de ce petit nombre d'individus, les prirent pour des spectres ou des cadavres ambulans. Cependant, depuis la prise de possession, deux années s'étaient écoulées.

Enfin, les colons parvinrent à tirer du sol les alimens qui leur étaient rigoureusement nécessaires pour vivre; mais ce ne fut qu'en 1612, c'est-à-dire cinq années après leur établissement. Jusque-là, ce fut la mère-patrie qui leur fournit des moyens d'existence. Pour mettre la terre en état de culture ils ne commencèrent point par se la partager; chacun d'eux ne cultiva point un champ en particulier. Ils mirent leurs forces et leur intelligence en commun, et les produits de la terre furent enfermés dans un grenier public. S'ils s'étaient divisé la terre, et si chacun avait voulu ne travailler que pour lui, jamais ils ne seraient parvenus à

rendre le sol fertile.

La compagnie qui fonda cet établissement, dépensa, dans un espace de seize années, une somme de cent cinquante mille livres sterling, et y envoya neuf mille perscanes. Au bout de ce temps, en 1624, la colonie n'était composée que de deux mille individus ; et, après avoir prélevé sa subsistance, elle n'exportait que pour vingt mille livres sterling. de ses produits. Ainsi, pour obtenir les alimens nécessaires à deux mille personnes, et la valeur de

vingt mille livres sterling d'exportation, il avait fallu sacrifier un capital énorme, et la vie de sept mille hommes.

Si maintenant l'on veut connaître la valeur primitive de la terre dont les premiers colons s'emparèrent, il faut mettre d'un côté le capital employé à la culture, les intérêts de ce capital, et le prix · de la main-d'oeuvre des travailleurs; il faut mettre de l'autre côté la valeur des subsistances consommées et celle des exportations, ou pour mieux dire, un capital dont les intérêts seraient égaux aux valeurs exportées; il faut voir ensuite de combien la seconde somme excède la première. Si ce calcul était fait avec soin, on trouverait que la valeur de la terre était excessivement petite (1),

Les persécutions religieuses dont l'Angleterre fut le théâtre, poussèrent dans la partie septentrionale de l'Amérique, un grand nombre d'hommes énergiques et industrieux, qui possédaient tous quelques richesses, et dont quelques-uns avaient même de grandes fortunes. La force qu'il trouvèrent dans l'enthousiasme religieux, et les nombreuses ressources qu'ils emportèrent de leur pays natal, furent pour eux des moyens puissans de vaincre les obstacles que leur présentait la nature.

(1) Voyez les livres Ix et x de l'Histoire d'Amérique de Ro

bertson.

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