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propriété, ni par conséquent la légitime possession d'un homme par un autre.

Les devoirs et les droits d'une personne, soit envers elle-même, soit envers les autres, sont inhérens à sa nature, et ne résultent pas de conces sions faites par quelqu'un de ses semblables. Si un père a des devoirs à remplir envers son fils, un fils envers son père, un mari envers sa femme, ou une femme envers son mari, ces devoirs dérivent de certaines relations ou d'un certain ordre de faits; ils ne sont pas, comme on l'a déjà vu, et comme on le verra mieux encore par la suite, les produits de la puissance d'un gouvernement; les lois qui les engendrent ont une existence aussi indépendante des volontés de l'autorité publique, que les lois du monde physique.

Les mêmes lois qui s'opposent à ce qu'un être humain soit mis au rang des choses et traité comme une propriété, s'opposent, à plus forte raison, à ce qu'un peuple soit considéré comme la propriété d'un individu, d'une famille ou d'une caste. L'observation des effets de l'esclavage politique nous a convaincus, en effet, que, suivant les lois de sa nature, une nation a des devoirs à remplir envers elle-même, envers les divers membres dont elle se compose, et envers les autres nations, et qu'elle a par conséquent des droits à exercer. Ces droits et ces devoirs réciproques d'une nation envers chacun

par

de ses membres ou envers d'autres peuples, ne sont pas moins indépendans des volontés humaines, que ceux qui existent entre les membres d'une famille. Ils ne peuvent pas plus être détruits la force ou par une abdication volontaire que ceux d'une seule personne; on peut dire pour une nation ce que nous avons dit pour un individu, que l'engagement de ne pas remplir ses devoirs ne saurait engendrer aucun devoir. Tout obstacle mis à la liberté d'une nation est donc illégitime; c'est un devoir pour chacun de contribuer à le faire disparaître.

J'ai fait observer ailleurs que, quelle que soit la marche qu'on se propose de suivre dans l'abolition de l'esclavage domestique, il est un principe qu'il faut d'abord admettre sans restriction, parce qu'entre l'erreur et la vérité il n'y a pas d'intermédiaire. « Il ne faut point, ai-je dit, partir du fait mensonger qu'un être humain est une chose, ou un quart de chose, ou un huitième de chose; il faut reconnaître franchement ce qui est, c'est-àdire qu'il est une personne ayant, suivant les lois de sa nature, des devoirs à remplir envers luimême, envers son père, sa mère, sa femme, ses enfans et l'humanité tout entière. » Or, ce que j'ai dit ailleurs de la personne qu'on appelle un esclave, en le comparant à une autre personne qu'on appelle un maître, je dois le dire de ces collections de per

sonnes auxquelles on donne le nom de peuples ou de nations, en les comparant aux individus ou aux familles qui prétendent les posséder comme on possède des terres ou des troupeaux. Quelle que soit la marche qu'on se propose de suivre pour tirer un peuple d'un état dans lequel il est considéré comme une propriété, il est une vérité qu'il faut d'abord reconnaître : c'est qu'une nation, comme un individu, est soumise à des lois qu'elle ne peut pas impunément laisser enfreindre, et qu'elle a par conséquent des devoirs à remplir et des droits à exercer. Cette vérité reconnue, il ne s'agit plus que de découvrir quels sont ces droits et ces devoirs; et s'ils sont une fois établis et respectés, l'esclavage politique est aboli.

La liberté civile et la liberté politique sont donc des conditions essentielles de l'exercice de tous les devoirs, et par conséquent de tous les droits; la servitude domestique et la servitude politique en sont, au contraire, la négation et la ruine. On a vu la démonstration indirecte de ces deux vérités dans l'exposition que j'ai faite des effets des divers genres d'esclavage; on en verra la démonstration directe, en observant les rapports naturels qui existent, soit entre les personnes et les choses, soit entre les divers individus dont le genre humain se compose. Si nous observons exactement en quoi consistent les droits et les devoirs de toute personne et de

toute agrégation de personnes, nous saurons ce qui constitue la liberté civile et politique; en observant les divers élémens qui constituent la liberté, nous arriverons également à la découverte des devoirs et des droits qui sont inhérens à notre na

ture.

L'observation des divers effets de l'esclavage politique et de l'esclavage civil nous a fait voir comment les peuples restent stationnaires ou se dégradent; en observant les élémens divers qui constituent la liberté, et les conséquences qu'elle produit, nous verrons, au contraire, comment les nations se développent et prospèrent. Il faudra cependant ne jamais perdre de vue que les hommes ne sont pas soumis à la seule influence de l'esclavage ou de la liberté : j'ai fait voir ailleurs qu'ils sont placés sous l'influence d'une multitude de causes. Il est des positions et des circonstances où une nation ne saurait prospérer même quand elle jouirait de toute la liberté imaginable; il en est d'autres où un peuple jouit d'une certaine prospérité, quoiqu'il ne soit pas libre. Dans ce dernier cas, ce n'est pas à cause de la servitude à laquelle il est soumis, qu'il jouit de quelque bien-être, c'est malgré elle; dans le premier, c'est malgré la liberté, et non à cause d'elle, qu'il est misérable(1).

(1) Voyez le livre IVe du Traité de législation.

CHAPITRE III.

De ce qui constitue la liberté

A MOINS de nous mettre en contradiction avec nous-mêmes, nous ne pouvons pas admettre qu'il existe des droits et des devoirs inhérens à notre nature, sans considérer en même temps comme illégitimes tous les élémens qui constituent l'esclavage civil et politique. Nous devons donc, avant d'aller plus loin, nous faire des idées bien nettes de l'état auquel nous donnons le nom de liberté; car, pour nous, la liberté est la condition essentielle de l'exercice de tout droit, et de l'accomplissement de tout devoir.

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Les philosophes et les jurisconsultes ont défini la liberté de diverses manières : dans cet ouvrage, ce mot désigne simplement l'état d'une personne qui ne rencontre, dans ses semblables, aucun obstacle, soit au développement régulier de son être, soit à l'exercice innocent de ses facultés. Si cette définition présentait quelque obscurité, il suffirait, pour la faire disparaître, de se rappeler ce que j'ai dit ailleurs sur le perfectionnement des diverses facultés de l'homme.

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