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La liberté ne peut donc se définir d'une manière exacte et complète que par des négations: pour dire clairement ce qu'elle est, il faut savoir quels sont les élémens dont la présence suffit pour rendre une personne ou une nation esclave, et supposér ensuite que ces élémens ont successivement disparu. Cette manière de la définir peut ne paraître d'abord qu'une vérité triviale; cependant, si la définition était complète, il pourrait se trouver, parmi ceux qui l'auraient condamnée comme une vérité trop vulgaire, des gens qui ne l'admettraient pas sans restriction. On voudrait bien ne pas mettre des êtres humains au rang des propriétés, parce qu'on ne peut pas considérer la nature et les effets de l'esclavage, sans être convaincu qu'il fait descendre l'homme au-dessous de la brute; mais on voudrait bien aussi ne pas en proscrire tous les élémens, parce qu'on a peur de la liberté, et qu'on est encore dominé par les idées et les habitudes de la servitude (1).

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Il y a deux choses à considérer dans l'esclavage : la fin et les moyens. La fin est de donner à un homme qu'on appelle un maître, la faculté de

(1) L'esclavage proprement dit n'est que l'assujétissement d'un être humain aux volontés ou aux caprices d'un individu de même espèce, qui le considère comme sa propriété. La dépendance dans laquelle un homme se trouve des choses au milieu desquelles la nature l'a placé, n'est pas l'esclavage.

vivre gratuitement sur les produits des travaux, d'un ou de plusieurs autres qu'on nomme des esclaves, et de faire servir leurs personnes à la satisfaction de ses plaisirs. Les moyens, qui sont nombreux et variés, consistent à agir sur les hommes asservis, de manière qu'ils soient obligés de produire ce que leurs possesseurs désirent, et qu'ils ne puissent ni se défendre, ni se sauver par la fuite.

L'abolition de l'esclavage exige donc deux choses: la première, qu'il soit reconnu, en principe, qu'un être humain n'est jamais la propriété d'un autre, et que chacun est le maître des produits de son travail; la seconde, que les moyens à l'aide desquels un ou plusieurs hommes peuvent s'emparer, dans leur intérêt, des produits des travaux d'un ou de plusieurs autres, ou de leurs personnes, soient complétement abolis.

Le principe de l'esclavage, disons-nous, est qu'un homme peut en posséder légitimement un autre, s'emparer du produit de ses travaux, et faire servir sa personne à ses plaisirs ou à ses caprices : le principe de la liberté est, au contraire, qu'un homme ne peut jamais être légitimement possédé

M. Dunoyer a donné aux mots esclavage et liberté un sens autre que celui qu'ils ont dans cet ouvrage. Voyez l'écrit qu'il a publié sous ce titre : De la morale et de l'industrie considérées dans leurs rapports avec la liberté.

par un autre, et que les produits de ses travaux n'appartiennent qu'à lui, tant qu'il ne les a pas librement aliénés.

Dans l'état d'esclavage, l'homme qui s'appelle un maître, et qui n'a pas assez de force pour dépouiller ceux qu'il nomme ses esclaves, ou pour disposer d'eux selon ses plaisirs, trouve un appui chez les personnes investies de l'autorité publique: dans l'état de liberté, l'homme qui n'a point par lui-même assez de puissance pour se mettre à l'abri des violences ou des extorsions, est protégé par les forces réunies de la société.

Sous le régime de la servitude, les hommes qui se disent des maîtres, se constituent les directeurs des travaux de ceux qui sont appelés des esclaves : sous le régime de la liberté, chacun choisit les occupations qui lui conviennent; chacun travaille ou se repose sans consulter d'autres règles que ses besoins et ses intérêts.

Sous le régime de la servitude, les rapports entre les membres d'une famille, entre la femme et le mari, les parens et les enfans, sont réglés, pour les esclaves, par les volontés ou les caprices des maîtres sous le régime de la liberté, les mêmes rapports sont réglés, pour toutes les classes de la population, par les lois inhérentes à la nature de l'homme, par ce qui convient à la prospérité et au bonheur de tous.

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Dans l'état de servitude, les maîtres façonnent à leur gré l'intelligence et les mœurs des esclaves; ils leur donnent, dès l'enfance, les idées et les habitudes les plus propres à perpétuer l'esclavage: dans l'état de liberté, chacun développe son intelligence et celle de ses enfans comme il convient à leur bienêtre commun; chacun enseigne cu apprend ce que son intérêt et celui de ses semblables lui commandent d'apprendre ou d'enseigner.

Partout où l'esclavage existe, les maîtres, pour garantir leur sûreté et la durée de leur domination, interdisent aux hommes asservis tout exercice propre à développer leur adresse et leurs forces physiques; ils interdisent au plus grand nombre l'usage et la possession des armes, ne les permettant qu'à ceux dont le dévouement leur est assuré, et qu'ils emploient à contenir les autres sous le régime de la liberté, tout homme exerce et développe ses forces selon que son intérêt et celui de ses concitoyens l'exigent; chacun possède les armes qu'il croit nécessaires à sa sûreté ou à son amusement, s'il est assez riche pour se les procurer.

Dans les pays où l'esclavage existe, les maîtres assignent à chaque esclave un espace d'où.il lui est interdit de sortir, à moins d'une permission spéciale qui indique le lieu où il doit se rendre; l'esclave qui sort de l'espace dans lequel il est circonscrit, ou qui s'écarte de la route qui lui est tracée, est

ramené à son maître par la force publique : partout où la liberté existe, chacun se transporte dans les lieux où ses intérêts l'appellent, sans avoir besoin d'en demander la permission; nul n'est arrêté, si ce n'est sur l'accusation d'un crime, ou pour l'acquittement d'une obligation légalement contractée (1).

Les possesseurs d'esclaves empêchent, autant qu'ils le peuvent, qu'il ne se forme aucune sorte d'association entre les hommes asservis ; ils supposent, non sans raison, que s'ils pouvaient s'entendre entre eux, tous leurs efforts tendraient vers la destruction de l'esclavage: des hommes libres s'associent toutes les fois que leur intérêt l'exige, sans en demander la permission à personne : ils délibèrent sur leurs intérêts communs aussi sou-. vent qu'ils le jugent convenable, et tant qu'ils ne portent pas atteinte aux bonnes mœurs ou aux droits d'autrui, nul ne les trouble dans leurs réunions.

Des maîtres ne permettent pas à leurs esclaves de développer à leur gré l'intelligence de leurs

(1) Les esclaves des colonies n'ont pas besoin d'un laissezpasser ou passeport, tant qu'ils ne veulent que se transporter d'une partie de la plantation à laquelle ils sont attachés, dans une autre partie. Les sujets des despotes orientaux peuvent aussi parcourir les états de leurs maîtres, sans être munis d'un laissezpasser. Les rois du continent européen ne laissent pas à leurs sujets une liberté aussi étendue.

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